https://xaviercrettiez.typepad.fr > lectures commentées

« Retour à lectures commentées

qu'est-ce que le fascisme ? (E Gentile, Flammarion)

qu'est-ce que le fascisme ? (E Gentile, Flammarion)

L’ouvrage d’Emilio Gentile se découpe en deux parties.
La première, très historique et épistémologique, balaie les principales interprétations du phénomène fasciste (Mosse, de Felice, E. Weber, Nolte, Tasca…) ainsi que les différentes expériences historiques, autres que celle de l’Italie, qui ont vu éclore une expérience fasciste (Croatie, Roumanie, Portugal…). L’auteur conclut cette première partie par une tentative de définition « de l’essence totalitaire du fascisme » autour de ses trois dimensions constitutives : l’organisation (mouvement de masse ou prévalent des jeunes organisés en parti milice et fondant son identité sur le sens de la camaraderie et une volonté de destruction de la démocratie parlementaire), la culture (mythique aux origines nietzschéenne, idéologique par son refus des idéologies et son pragmatisme forcené, totalitaire par sa volonté de fusion des masses à la nation), les institutions (appareil policier, parti unique, symbiose entre le parti et l’Etat, corporatisme économique, esprit impérialiste) (p . 120-122).
La deuxième partie, se présente plus sous la forme d’un essai, on devrait dire d’une pluralité d’essais tant parfois l’impression est grande d’une juxtaposition d’articles interprétatifs du fascisme. Au cœur de son analyse, le chapitre 4 du livre s’attache à réfuter l’idée généralement développée dans les écrits de Stella ou Bobbio, d’une absence d’idéologie propre au fascisme. « Le fascisme eut comme principe de son idéologie la critique des idéologies » (p. 128) assène Gentile qui précise plus loin « le fascisme fut surtout une idéologie de l’Etat (…) A ce titre il fut l’anti-thèse de l’idéologie communiste qui est l’idéologie de la société ». Culte de l’Etat et de la nation, exaltation de la force et de sentiments bruts, refus de la démocratie comme de l’humanisme, du collectivisme, du matérialisme ou du capitalisme, le fascisme fut tout cela et plus encore avec sa réelle volonté d’accoucher d’un « homme nouveau ». Adoptant une définition très large de l’idéologie (des mythes et valeurs aux doctrines constituées) Gentile assure que c’est cette force idéologique du fascisme qui fut à l’origine de son succès auprès de nombreux intellectuels comme Drieu La Rochelle, Brasillach ou Céline (on s’interrogera sûrement sur la réalité de cette assertion pour ces deux derniers auteurs, plus fascinés, comme l’a montré Alice Kaplan pour Brasillach, par l’esthétisme ou le nihilisme du fascisme que par la portée de ses valeurs intellectuels). La dimension idéologique du fascisme pousse de nombreux analystes à le concevoir comme un phénomène révolutionnaire, comme un radicalisme de droite promouvant une « révolution de droite » (Mosse, Parsons). Le fascisme fut-il une révolution ? Gentile tarde à se prononcer mais dresse un intéressant tableau des interprétations proposées à l’issu duquel il s’accorde à reconnaître la volonté de transformation sociale et historique du fascisme (chap 5). Cette reconnaissance, Gentile l’affine quatre chapitres plus loin (pourquoi cette construction chaotique du plan ?) en faisant le lien entre fascisme et religion et en décrivant avec habileté ce désir d’« homme nouveau » cher au Duce. « Le fascisme est une conception religieuse de la vie » dira Mussolini alors que Salvatore Gatto, intellectuel fascisant, décrit le fascisme comme « une religion politique et civile » (p. 330). De fait, en concurrence avec l’Eglise catholique, le fascisme tentera de marier avec difficulté sa nouvelle religion fondée sur la glorification de la nation, la mystique du sang et des martyrs et le culte des héros avec le fond catholique de l’Italie des années d’après guerre. C’est finalement d’une utilisation très instrumentaliste des rituels du catholicisme que naîtra la mise en scène de la religion fasciste qui, prudente, ne s’attaquera jamais de plein fouet à l’Eglise de Rome. Cette religion a un message révolutionnaire : la genèse d’un homme nouveau dont Gentile interroge l’ossature. Celle-ci navigue entre deux idéaux types : celui du « bourgeois vertueux », rédempteur du déclin national et barrage à la vague rouge et celui du légionnaire antique, renouant avec le passé glorieux de l’empire. Dans des pages passionnantes, Gentile cherche à percer les origines du mythe de l’homme nouveau et donne la parole aux intellectuels fascistes, virulents à l’encontre de la Renaissance et de son individualisme, moment de transition, selon eux, vers le déclin de l’italianité (p. 366 et s.). Mais c’est surtout le traumatisme de la grande guerre, l’expérience de la douleur en commun qui fait naître des tranchées et de leur apocalypse cet homme nouveau, ce citoyen soldat dont François Furet avait déjà souligné la genèse au sein des « sociétés brutalisées » allemande ou russe. Comme tout mouvement totalitaire, l’idéologie fasciste est portée par un chef, un Duce dont Gentile trace avec finesse le culte (chap 6 et 7). Mais l’auteur prend soin de distinguer le mythe mussolinien de la « fabrique du Duce » (p. 186). Avec des accents proches de ceux de l’historien anglais du nazisme Ian Kershaw, Gentile trace le parcours charismatique de Mussolini dans les cercles socialistes avant de décrire son registre de séduction, identique, auprès des milieux nationalistes. Si l’on peut regretter une absence de détail dans cette « fabrique du charisme », une explication sociologique précise à la réussite de cette illusion collective, l’auteur montre cependant à grands traits le processus qui préside à l’acceptation du principe du chef : omniprésence dans les régions, discours d’ordre, exploitation des conflits internes au parti fasciste, pragmatisme séduisant aux yeux des élites… Le « demi dieu » va devenir une « raison de vivre », nous explique Gentile, en utilisant les témoignages fascinants de l’entourage du leader. Au centre de l’appareil d’un parti qui, contrairement à l’Allemagne nazi ou l’URSS n’a jamais totalement absorbé l’Etat, le principe du chef fonctionne comme un mythe et permet à Gentile de définir le « césarisme totalitaire fasciste » : « une dictature charismatique de type césarien, intégrée dans une structure organisationnelle construite conformément à un mythe totalitaire, consciemment adopté et opérant concrètement comme code de conduite et point de référence pour l’action et l’organisation de l’Etat et des masses » (p. 264).
A l’issu de cette lecture longue mais passionnante, le lecteur sort convaincu de la réalité idéologique du fascisme. Il en sort d’autant plus convaincu que ce voyage dans les méandres des valeurs fascistes ne se fait pas en délaissant le bagage de l’histoire. C’est une vision historicisée de l’idéologie et non la quête d’une doctrine/mystique primale et originaire à laquelle nous a convié l’auteur qui conclut sur sa préoccupation épistémologique : « une histoire du fascisme-idéologie faisant abstraction de l’histoire du fascisme-parti et du fascisme-régime serait une histoire tronquée, parce qu’elle exclurait de la définition même de l’idéologie fasciste tout ce qui fut élaboration idéologique de l’expérience vécue du fascisme » (p. 421). Pourtant le doute demeure sur le caractère totalitaire de l’expérience fasciste et c’est là le principal écueil de l’analyse. Gentile veut convaincre de la « modernité totalitaire » du fascisme italien et donne ainsi, dés la page 114, une longue définition du totalitarisme en même temps qu’il souligne avec justesse l’auto-dénomination totalitaire du fascisme naissant. Mais un élément central est peu présent tout au long de sa lecture, un élément dont Arendt faisait un des traits constitutifs du totalitarisme, celui-là même qui permet de distinguer, non pas seulement en degré mais en nature, les expériences nazies ou communistes de leur pendant fasciste : l’omniprésence d’une violence totale et aveugle aux agissements des violentés dont l’institution concentrationnaire restitue la logique. Cette violence, étrangement absente de la lecture de Gentile, apparaît en filigrane tout au long du livre de Philippe Burin.

Lien permanent