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Ressentiment et apocalypse (P. Burin, Seuil)

Ressentiment et apocalypse (P. Burin, Seuil)

Dans ce petit essai stimulant, Burrin tente de comprendre la puissance de séduction de l’antisémitisme, en Allemagne, dans les années 30 et 40. Son propos s’articule en trois chapitres denses : interpréter la spécificité allemande en matière d’antisémitisme ; cerner les raisons de la radicalité idéologique et de l’acceptabilité sociale de l’antisémitisme nazi ; comprendre l’incompréhensible c’est-à-dire le passage d’une logique d’exclusion communautaire à une logique d’extermination totale.
Après avoir montré l’ancrage historique de l’antisémitisme évoluant d’une fantasmagorie judéophobe dès le 12ème siècle (les juifs mangeurs d’enfants chrétiens) jusqu’à s’adapter aux impératifs de la modernité avec les Lumières (les juifs traditionnels comme suppôts de l’obscurantisme), Burrin tente de cerner les spécificités de l’antisémitisme contemporain. Celui-ci associe différentes figures du juif qui, toutes, « construisent l’image des juifs comme l’opposé absolu, le négatif entier de l’identité que (les antisémites) défendaient ou promouvaient » (p. 28). Ainsi à l’antijudaïsme traditionnel s’ajoute un antisémitisme nationaliste, dénonçant une diaspora sans attache et volontiers internationaliste ; un antisémitisme raciste flirtant sur le darwinisme de l’époque et établissant une frontière infranchissable entre Sémites et Indo-européens ; un antisémitisme politique pointant les juifs, présents dans certaines professions, comme les grands profiteurs de la modernité économique ; et enfin un antisémitisme réactionnaire tonnant contre la menace du « juif bolchevik » ou d’une mythique « guerre juive » en préparation. Mais cet antisémitisme de combat se retrouve tristement partagé dans l’ensemble des pays d’Europe où la communauté juive est installée de longue date. Pourquoi dès lors eut-il ce si singulier destin en Allemagne ? Burrin apporte trois réponses : la fragilité de l’entité nationale allemande, ce qu’il appelle « la question allemande » (p. 33), va encourager l’émergence d’un nationalisme ethno-raciste partiellement défini contre « l’insolente réussite juive ». Comme le dit l’auteur, « tout ce qui pouvait donner de l’actualité à la question allemande comportait le risque d’un renforcement de la définition ethnique de la nation, lequel ne pouvait qu’aggraver la perception d’une altérité juive » (p. 36). Deuxième facteur explicatif : l’élément religieux. Dans une Allemagne encore peu sécularisée et volontiers à l’écoute d’un discours interprétant la guerre comme une épreuve divine contre l’Ouest décadent, capitaliste et libéral, les juifs sont perçus comme doublement discordant en raison de leur attache religieuse et de leur réputation commerçante. Enfin, sans que Burrin ne s’en explique avec précision, le poids de la culture autoritaire allemande, forte de ses valeurs militaires et aristocratiques, accentue « la différence ou plutôt la malfaisance juive » (p. 39).
La question reste entière de la radicalité de l’antisémitisme nazi et de sa progressive acceptation par une part non négligeable de la population allemande. C’est l’objet du second chapitre. L’auteur accorde une place central à Mein Kampf dont il réclame qu’on « prenne au sérieux » les élucubrations haineuses. Hitler rénove en effet en profondeur l’antisémitisme contemporain en offrant aux juifs le visage rigoureusement inverse de celui des Aryens. Pour cela Hitler, versant dans un historicisme biologique qui fonde la nouveauté de son antisémitisme, adopte une interprétation apocalyptique de l’histoire, évoluant vers un combat ultime et planétaire entre deux races antagonistes. A cette vision d’apocalypse se dessine un rejet du juif sur des bases biologiques, passant par sa totale déshumanisation. Une fois admis cette nouveauté de l’antisémitisme, Burrin s’efforce d’en comprendre l’acceptabilité sociale. Pourquoi et comment peut-on croire à l’incroyable ? La démonstration se fait ici plus fragile. Certes Philippe Burrin avance l’idée d’une popularité du nazisme en raison de lois antisémites qui « devaient donner au peuple allemand un nouveau sentiment d’estime de soi » (p. 56) ; certes, la socialisation va s’opérer par le biais des institutions du régime (vite passées en revue). Mais ces deux thèmes sont trop rapidement évoqués et s’ils permettent de comprendre l’image négative des juifs, ils restent trop généraux pour saisir l’adhésion à la doctrine nazie. Burrin avance alors une autre idée : cette adhésion s’effectue en fait plus sur trois valeurs fortes du régime, qui vont constituer les juifs en pôle de rejet. Ces trois valeurs sont la santé (pureté raciale et performance des corps aryens dont les juifs constituent, avec d’autres, l’antithèse), la puissance (celle du Reich et de la nation, constamment menacée par les juifs apatrides et leur puissance monétaire supposée), la culture (celle de l’esprit millénaire germanique, dont la culture moderne « dégénérée et juive » représente l’exact opposé). Mais comment ces valeurs et leurs antithèses vont s’intérioriser dans l’esprit collectif ? L’auteur reste à ce sujet dans un flou sociologique dommageable.
Enfin, Burrin termine son exposé par une question terrible : « comment on est passé d’une politique d’exclusion et de départ forcé des juifs du Reich à une politique d’extermination de tous les juifs d’Europe ? ». Là encore, l’historien centre son explication sur les propos d’Hitler et sa vision apocalyptique de la guerre, au risque de plaquer un peu hâtivement le « ressentiment » individuel perceptible dans les écrits du Führer sur un collectif atomisé. Le traumatisme de 1918 est rappelé avec intelligence au lecteur. Pour Hitler, cette victoire « juive » ne devra en aucun cas se renouveler. Se développe dans l’idéologie hitlérienne l’image du héros allemand humilié après guerre par les juifs « ricaneurs ». « De cette image du rire juif qui allait s’étrangler – s’étouffer - s’exprimait un énorme ressentiment collectif » qui au delà d’Hitler, habitait, selon Burrin, l’ensemble du mouvement nazi (p. 79). On est là au cœur de l’hypothèse de l’auteur. Pour comprendre ce « désapprentissage de la civilisation ou pour le dire autrement, l’apprentissage du désintérêt » (p. 89) chez le peuple allemand, il importe de replacer au centre de l’analyse la capacité des nazis à diffuser cette culture du ressentiment, née de l’issu de la première guerre et accentuée par un discours de haine apocalyptique. Ressentiment et apocalypse apparaissent bien comme la matrice psycho-idéologique de l’antisémitisme nazi.

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