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Michela Marzano (dir), Dictionnaire de la violence, Paris, PUF, 2011

Michela Marzano (dir), Dictionnaire de la violence, Paris, PUF, 2011

Michela Marzano (dir), Dictionnaire de la violence, Paris, PUF, 2011
Par Xavier Crettiez, Professeur de science politique à l’UVSQ – CNRS cesdip

Enorme somme de plus de 1530 pages, le tout récent dictionnaire de la violence, dirigé par la philosophe Michela Marzano, constitue une référence parmi la centaine de dictionnaires existants édités par les PUF. Alors que nombre des encyclopédies proposées par la prestigieuse maison d’édition synthétisent des savoirs disciplinaires, l’ambition est ici de proposer un regard thématique exhaustif, à l’image du dictionnaire du racisme et de l’antiracisme attendu depuis quelques années. Dans un court avant-propos, l’architecte de ce projet explique avoir voulu distinguer les entrées sur les auteurs ayant traités de la violence dans leur œuvre (Machiavel ou Hobbes par exemple) de celles sur les thèmes directement en lien avec la violence avant de proposer des entrées sur des thèmes connexes (compétence ou culpabilité par exemple) et d’autres sur des artistes ayant accordés à la violence un regard singulier (les peintres Goya ou Francis Bacon). Avec un total de 324 entrées souvent denses, réunissant plus de 200 contributeurs venus de toutes les disciplines des sciences humaines et sociales (philosophes, sociologues, politistes, juristes, historiens…), ce travail titanesque impressionne. A la lecture aléatoire des articles proposés, au gré des envies et capacités du lecteur à se fondre dans ce tumulte de sensations et d’émotions, on prend la mesure de la réussite de cette entreprise. Chaque article constitue une analyse précise et rigoureuse, sertie d’une bibliographie assez complète, suffisamment riche pour satisfaire la curiosité du lecteur exigeant, pas assez pour l’épuiser. On est loin ici des entrées sommaires qui habitent parfois les dictionnaires des sciences sociales. Entre dix et vingt mille signes, soit sur près de 4 à 8 pages de papier bible, ce sont tous les thèmes ayant traits à la violence qui sont passés au crible : les pratiques (la guerre, le terrorisme, la délinquance), les moyens (armes, bombe atomique, goulag), les acteurs (mafia, pouvoir, justice, gladiateurs), les processus (passage à l’acte, réconciliation, automutilation), les émotions (colère, peur, excès, passion), les représentations (image, musique, jeux vidéo), les systèmes (apartheid, camp, totalitarisme, prison), les lectures (antisémitisme, colonialisme, darwinisme, expressionisme), les interprètes (Foucault, Nietzsche, Weber) ou les types de violence (viol, kidnapping, torture, pédophilie). On pourra s’interroger sur certaines absences étonnantes (processus de radicalisation, politiques de sécurité, violence symbolique, mercenariat ou piraterie) alors que quelques entrées semblent parfois très éloignées des préoccupations du lecteur soucieux d’en savoir plus sur un thème au cœur de l’actualité et plus généralement des lectures du politique (clochard, eau, entreprise citoyenne, kitsch, showbiz). Mais c’est peut être là aussi que réside la réussite de ce travail collectif : proposer des visions iconoclastes que chacun choisira de suivre ou d’abandonner. On s’adonnera au même exercice critique consistant à démasquer les oubliés ou souligner les encombrants, inévitablement facile et dérisoire, concernant les entrées sur les auteurs célèbres pour leur regard analytique sur la violence. Si Clausewitz, Fanon, Girard, Sade ou Sorel ont justement leur place parmi plus d’une vingtaine de philosophes et sociologues, pourquoi n’avoir pas embarqué un Norbert Elias, pourtant rappelé fort opportunément dans l’introduction de Michela Marzano ? L’absence d’entrée spécifique sur Marx, Sun Tze, Konrad Lorenz ou même Pierre Bourdieu (alors que Galtung et sa notion de violence structurelle est présent) interroge également. De la même façon, la présence de Walter Benjamin ou de Mélanie Klein surprend dans le lot des artistes préoccupés par la question de la violence alors que deux cinéastes aussi « violentologues » que Kubrick ou Scorcèse en sont absents. Enfin, alors que certaines entrées rarement étudiées ou honorées d’une plume scientifique s’invitent heureusement dans ce dictionnaire (snuff movies, gore, iconoclasme, boxe et arts martiaux), d’autres plus classiques paraissent relever de la portion congrue à l’image du trop court Massacre où on regrettera toute référence au travail séminal de Jacques Sémelin ou de Police dont l’approche très historique ne rend guère justice aux nombreux travaux qui ont renouvelé l’étude de cette institution ces dernières années. Mais il s’agit là d’une remarque de politiste, esclave de ses propres préoccupations intellectuelles, que ne partagerait surement pas un historien ou un juriste. Dirigé par une philosophe, l’ouvrage s’en ressent et adopte un regard à dominante philosophique (et souvent psychologique) qui décevra peut être les sociologues du politique peu curieux des autres arènes de réflexion mais qui enthousiasmera surement tous les autres par son choix délibéré de la diversité des approches et du braconnage disciplinaire.

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