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Elise Féron, Abandonner la violence (critique parue dans la RFSP)

Elise Féron, Abandonner la violence (critique parue dans la RFSP)

Elise Féron, Abandonner la violence ? Comment l’Irlande du Nord sort du conflit, Paris, Payot, 2010

Elise Féron, professeure de science politique à la Brussels School of International Studies et spécialiste reconnue du conflit en Irlande du Nord, propose un ouvrage très complet sur le difficile abandon de la violence dans cette zone de l’Europe particulièrement soumise aux affres des tensions identitaires. L’ouvrage pourrait s’articuler autour de trois idées forces qui sont synthétisées dans une utile conclusion. Selon l’auteur, le conflit nord-irlandais reposerait sur des dynamiques cumulatives qui freinent sa résolution définitive : une pillarisation du conflit qui aboutit à son investissement dans le champ social, une pétrification du conflit perceptible à travers des pratiques culturelles qui l’alimentent et le pérennisent et une transformation du conflit devenu moins politique que social et criminel. La confiance nécessaire au rétablissement de la paix n’en est que plus difficile.
Le grand mérite de l’ouvrage est de nous offrir une plongée souvent abrupte dans l’univers des communautés loyalistes et républicaines qui s’affrontent depuis de longues décennies. Loin de s’en tenir à un descriptif par le haut des efforts institutionnels déployés à partir de 1998 pour faire taire les armes, l’auteur affiche une ambition claire : inscrire la résolution possible du conflit dans les pratiques des acteurs combattants et des communautés qui les soutiennent, s’intéresser aux imaginaires déployés, aux organisations paramilitaires qui subsistent, aux acteurs politiques ou confessionnels qui alimentent les peurs, aux transcriptions culturelles (parades, murals) de l’affrontement communautaire…. C’est dans le « petit monde » des quartiers populaires – les plus touchés par un conflit aux dimensions autant sociales que nationalistes - de Belfast ou de Derry qu’Elise Féron nous accompagne. Le constat est terrible : celui d’un « décalage entre les modalités de la paix signée, mise en œuvre au niveau politique, et la bonne volonté réelle des habitants de la province, pourtant supposée jouer un rôle majeur dans la mise en ouvre du processus de paix » (p. 10).
Ce décalage s’observe d’abord à travers un phénomène de pillarisation du conflit qui s’ancre dans les mentalités de tous les acteurs de la vie sociale depuis les écoles (fortement communautarisées), les familles, le plus souvent mono-confessionnelles, les artistes ou les chercheurs « influencés par la pesanteur du milieu dont ils sont issus » (p.36) et les comportements du quotidiens dictés par l’adhésion communautaire. La cannibalisation de l’espace public par des Eglises aux réseaux tentaculaires achève de diviser le champ social. Paradoxalement, souligne Féron, les accords de paix n’ont guère freiné ce phénomène, radicalisant un électorat désenchanté suite au compromis politique et à l’absence de changements visibles en matière économique ou sécuritaire dans les quartiers les plus populaires qui sont aussi les plus touchés par la violence sectaire.
La pétrification du conflit s’observe d’abord au niveau des représentations collectives. Les « troubles » ou la « guerre », selon le camp auquel on adhère, continuent d’être les principaux lieux de mémoire communautaires dans lesquels sont puisés les raccourcis idéologiques, les schémas cognitifs et valeurs qui rassurent et donnent du sens aux acteurs sociaux. La pétrification s’observe aussi dans les pratiques, avec des violences qui perdurent quand bien même la paix est couchée sur le papier. Féron montre avec rigueur l’actualité des violences aux « interfaces », ces zones tampons entre quartiers communautaires où se comptabilise l’essentiel des incidents. La présence encore active des organisations paramilitaires usant d’un monitoring exacerbé sur les populations – peut-être trop rapidement présentées dans l’ouvrage – associée à l’émergence d’une culture de l’ « ennemi intérieur » et à l’activisme d’élus locaux – véritables spoilers - peu prêts à perdre la rente électorale locale que permet la stricte division communautaire, achèvent de freiner les tentatives de sortie rapide de la violence. Que dire des pratiques culturelles qui, à l’image des parades orangistes, des murals (ces fresques militantes souvent guerrières) et autres rituels (le marquage au sol des frontières confessionnelles), surinvestissent émotionnellement et politiquement le territoire ou plutôt les territoires de l’Ulster.
Dans une troisième partie, l’auteur insiste sur le déplacement du conflit et ses transformations. Les enjeux évoluent passant d’un registre institutionnel (la question du statut juridique de la province) à un registre plus symbolique ou annexe (les parades, le rôle de la police bi-confessionnelle, la violence sociale…) Des cibles nouvelles apparaissent alors que les paramilitaires se reconvertissent. Ainsi constate-t-on une dérive xénophobe de la part des formations loyalistes ainsi qu’une tendance au moralisme communautaire présent dans les deux formations (traque des comportements amoraux, lutte contre les drogues…). Enfin la reconversion touche également le domaine criminel dans lequel de nombreux « para » - surtout loyalistes, quand les républicains profitaient de plus amples réseaux associatifs et politiques pour faire carrière - ont pu s’investir. Enfin dans un chapitre VII moins convaincant, tranchant avec l’acuité des analyses précédentes, Elise Féron s’intéresse aux transformations des représentations des enjeux du conflit. La construction européenne, l’affadissement de la cause nationaliste ( ?), la fragilisation du modèle de l’État nation, la politique de contrition du gouvernement de Tony Blair ou la délégitimation de la violence terroriste après le 11 septembre, ont pu favoriser, explique trop rapidement l’auteur, les conditions de la paix. Mais c’est peut-être surtout – et là l’analyse est très fine - l’expérience partagée de la douleur de la guerre via l’emprisonnement commun ou un même sentiment d’abandon qui a rapproché les camps ennemis d’hier tous deux victimes de la ségrégation et de la relégation sociale.
Elise Féron conclue son analyse comme elle l’avait commencée en insistant sur les dynamiques micro-sociologiques pour saisir les chances de la paix plutôt que sur l’influence des avancées institutionnelles. La confiance ne se décrète pas mais se construit en s’appuyant à la fois sur des mesures collectives (mise en place de commissions de réconciliation ou d’enquête), sur des initiatives locales via un dense réseau d’associations, sur des acteurs centraux, véritables passeurs entre les communautés, que sont les travailleurs sociaux et sur la mise en place de « bonnes pratiques » nécessaires au maintien des discussions (amélioration des communications, lutte contre les rumeurs…). Alors l’Irlande du nord pourra peut être « abandonner la violence »…

Xavier Crettiez
Pr science politique – UVSQ/ CESDIP

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