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Sebastian Laurent, Politiques de l'ombre, Paris, Fayard, 2010

Sebastian Laurent, Politiques de l'ombre, Paris, Fayard, 2010

Le gros livre de Sébastien Laurent sur l’histoire du renseignement en France, fruit d’une habilitation à diriger des recherches en histoire contemporaine, constitue un travail novateur, tant les écrits universitaires sur les polices secrètes sont rares et intéressant pour qui, peu disposé à la lecture d’une socio-histoire du monde policier, serait par contre ouvert à une vraie réflexion sur la philosophie et la sociologie de l’État. Politiques de l’ombre peut en effet se lire comme une habile illustration de la singularité du libéralisme français, mariant sans état d’âme une culture de l’État et un respect assez relatif des libertés publiques avec une affirmation libérale, aux antipodes du modèle anglo-saxon. La force de l’État secret sous la troisième République, singulièrement à partir de 1886 et de la reconnaissance juridique de l’espionnage, témoigne de ce libéralisme d’origine étatique qui confie à deux ministères (l’armée et l’intérieur) libres de toute censure parlementaire, le travail de surveillance nationale. Le constat de Laurent est clair et son ambition n’en est que plus séduisante : le renseignement n’est pas un objet politique, distant qu’il est de toute discussion publique (au moins jusqu’à l’affaire Dreyfus) ; il doit donc devenir un vrai objet de science politique. A ce titre, c’est aussi à une sociologie de l’État que l’auteur convie son lecteur en empruntant aux intuitions tocquevilliennes l’idée d’une continuité entre l’ancien régime et la révolution en ce qui concerne le travail de police et en débordant bien souvent sur l’étude des entourages, des cabinets, des structures opaques de l’État impérial ou républicain, du lien fort entre le progrès technique (transport, statistiques et communication) et le développement de corps de fonctionnaires spécialisés dans la surveillance et la répression.
En ancrant son étude sous la période monarchique, Laurent se donne les moyens d’une démonstration longue – et lente – de cet État secret en gestation sous l’ancien régime mais qui naitra véritablement dans les troubles de la période révolutionnaire où l’exigence de surveillance d’État devient un impératif administratif. Si les militaires en poste à l’étranger continuent, avant et après la révolution, leur rôle d’informateurs éclairés des agissements tactiques et stratégiques des pays frontaliers, la République innove en fondant une police politique destinée à surveiller les immigrés, en pleine période d’anglophobie. Vidocq et bien sûr Fouché marqueront de leur empreinte cette police dénommée en 1852, la « sureté générale », financée par des fonds secrets ad hoc dès 1818. Pourtant le renseignement demeure, tout au long du 19éme siècle, essentiellement une affaire militaire. Disposant d’attachés présents partout en Europe, le ministère de la guerre développe un savoir faire et un réseau humain, rapidement centralisés dans les mains d’une administration, le dépôt de guerre, de plus en plus rationnalisée et intrusive dans les diverses sphères de l’État. La guerre de 1870 et son délire anti-prussien (Alain Corbin en montrera un épisode sinistre dans son village des cannibales) vont accentuer cette emprise du militaire sur l’État secret.
La troisième République est pour Laurent le moment où s’invente la police de renseignement moderne, désormais mieux formée par des centres d’éducation spécialisés, techniquement plus adaptée (la révolution de l’anthropométrie initiée par Alphonse Bertillon y est pour beaucoup), disposant de fonds secrets conséquents et encouragée par une législation xénophobe qui confirme le rôle de surveillance généralisée des populations immigrés par la police spéciale. La troisième république verra aussi se développer une ébauche de collaboration européenne des polices marquée par des échanges de renseignements et d’agents entre l’Agentura – la police tsariste –, les polices espagnoles, italiennes et la police française. L’armée jusqu’alors dominante en matière de contre-espionnage, commence à céder du terrain à l’Intérieur à l’issue d’une véritable « guerre des polices » qui culminera au moment de l’affaire Dreyfus. Ces pratiques d’espionnage croissantes vont donner lieu à une traduction normative sous la forme de manuels de droit et de textes de lois censés encadrer l’activité de l’État secret. A ce titre l’auteur s’épanche longuement sur le travail de la section de statistique de l’armée, véritable pouponnière du renseignement militaire, dont le descriptif des pratiques d’espionnage est un véritable plaisir de lecture, trop court, qui complète utilement une approche par le haut du renseignement politique. Centrant son étude sur la période du premier tiers de la troisième République, l’auteur montre bien les ravages de la psychose de l’espionnite qui s’empare de l’Europe au moment du conflit franco-allemand et qui aboutira assez naturellement à l’affaire Dreyfus. Les précisions statistiques sur la condamnation des espions, leurs profils, leurs origines géographiques témoignent de l’ampleur du travail d’archive réalisé et de la culture du secret d’Etats (français ou allemand) peu répressifs au regard des actes d’accusation. Concluant son étude sur l’affaire Dreyfus, Laurent en souligne l’ambivalence : point d’orgue de cette quête xénophobe du renseignement, l’affaire est aussi le moment du dévoilement de l’État secret par une justice curieuse des agissements de certains officiers et par une presse, libre depuis 1881 et de plus en plus intrusive.
Magnifique travail d’historien respectueux de ses sources et soucieux d’en offrir la validation à son lecteur, Politiques de l’ombre déçoit pourtant un peu par sa faible amplitude temporelle. En cessant son étude au moment de l’affaire Dreyfus (même si quelques timides excursions nous projettent jusqu’au premier conflit mondial), l’auteur déçoit celui qui, séduit par une couverture aux promesses contemporaines, s’intéresserait à l’État secret de l’entre deux guerres (la lutte contre les ligues par exemple n’est pas traitée, au même titre que le terrorisme anarchiste plus précoce et pourtant presque jamais évoqué) et bien sûr à la période plus récente et surement plus animée. On aurait souhaité un moindre effort de précision archivistique et anecdotique sur la période du tournant du siècle au profit d’une prolongation tout aussi érudite dans le temps (les longs passages sur l’économie des câbles de communication sous-marins nous conduisent parfois à la limite du sujet). Enfin, un regard plus sociologique sur les pratiques des acteurs du renseignement, leurs visions du monde, leur formation et le fonctionnement interne des organisations les encadrant, constituerait un complément difficile mais utile à cette très belle étude socio-historique.

Xavier Crettiez
Pr de science politique - UVSQ

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