article paru dans le magazine littéraire, janvier 2006.
A la fin du dix-neuvième siècle, en pleine période de républicanisme triomphant, après l’émoi de la Commune et le doute démocratique né de l’élection de Louis Napoléon Bonaparte, le peintre Daumier représentait un ouvrier, un bulletin dans une main, affirmant du haut des pavés « v’la ma cartouche ». Le vote, alors tout jeune d’une petite quarantaine d’années, y était opposé à la violence de la rue, au tumulte des révoltes, jusqu’à rendre impossible selon les observateurs de l’époque le retour aux épisodes révolutionnaires du passé. Victor Hugo ne déclarait-il pas : « Le suffrage universel, en donnant à ceux qui souffrent un bulletin, leur ôte le fusil » ! Pourquoi en effet utiliser la force des armes quand la puissance des opinions peut librement décider du destin collectif ? Un siècle plus tard, on ne peut que sourire devant la candeur de nos anciens, opposant la rhétorique de la conviction à l’éruption des émotions. La civilisation par le vote n’a pas empêché, loin s’en faut, les mouvements de contestation radicale de la rue. Au contraire, en célébrant le suffrage universel comme seul et unique moyen d’expression politique, la République triomphante a enfermé le débat public dans les limites étroites du temps électoral. Cette période courte de l’expression citoyenne s’est vite avérée insuffisante pour satisfaire aux passions démocratiques. La rue est aussi un lieu d’expression des doléances publiques qui complète plus qu’il ne remplace l’espace de l’isoloir. On constate d’ailleurs que ce sont souvent les groupes les mieux organisés et les moins abstentionnistes qui utilisent actuellement la voie du pavé pour soutenir des options qu’ils reconduisent dans les urnes. La France rebelle et tapageuse perdure même si, convenons en, elle perd de sa superbe. La France révolutionnaire faiblit et se transforme pour s’adapter, elle aussi, aux exigences de l’époque. Le déclin du marxisme comme référentiel de lutte, associé à un renforcement de l’individualisme, ont transformé durablement les velléités de recomposition radicale. L’heure n’est plus à l’attente du « grand soir », à l’espoir d’un sursaut des plus dominés, menés par une avant garde éclairée, contre les exactions d’un Etat, autrefois perçu par certains comme le simple paravent d’une bourgeoisie rapace. Au contraire, les nouveaux rebelles se distinguent de leurs prédécesseurs – ouvriéristes du début du siècle ou soixante-huitards dans la France contemporaine – par une attirance pour l’Etat qui n’a d’égal que leur méfiance pour le marché. Singulier renversement des alliances dont témoigne l’attitude des mouvements alter-mondialistes, mais également d’une bonne part des mouvements des « sans » ou des contestataires de la gauche de la gauche, qui en appellent à l’Etat devenu désormais le garant du bon ordre social face au libéralisme, nouveau tyran invisible aux effets déstructurants pour l’Etat providence. Née dans la continuité de mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux (à base non professionnelle mais identitaire ou culturelle), l’actuelle France rebelle se singularise par ce rapport presque complice au Leviathan (celui de la redistribution sociale et non le monstre hobbésien ultra-sécuritaire) dont on réclame l’effort régulateur et dont on condamne le retrait volontaire face aux forces du marché. Le ton libertaire et âprement critique vis-à-vis de la « chose publique », de mise dans la décennie 70, semble loin. Le militantisme s’en trouve transformé. L’individualisme moderne rend désormais peu audibles les appels au sacrifice de l’ego pour le bon fonctionnement de l’organisation. Désormais le militantisme est « distancié » au sein de coordinations où sont censées régner la liberté de parole, l’absence de dirigisme, la démocratie interne alors que le « langage mort », idéologique, est vécu de façon suspecte, comme le signe d’une volonté de récupération ou d’une tentative coupable d’endoctrinement. De leur côté, les intellectuels, longtemps fer de lance d’une révolte qu’ils prétendaient guider, ont une place nouvelle (on ne peut pas dire limitée vu leur poids), celle que leur accorde leur savoir technique, leur capacité de contre-expertise face à l’ordre libéral, mais ne sauraient en tous cas s’ériger en maîtres penseurs, omniscients et omniprésents. Les méthodes de la rébellion se modifient elles aussi : la violence physique justifiée en d’autres temps, est regardée avec méfiance. On lui préfèrera un usage bien compris des médias, permettant une spectacularisation des actions (préservatif géant de l’obélisque posé par Act Up), la mise en scène d’une violence « soft » (manifestation paysanne ou conférence de presse clandestine du FLNC), une stratégie de victimisation (sans logis ou sans papiers) voire une exposition de soi comme corps souffrant, permettant de jouer sur le registre de l’émotion (Saint Bernard ou die in des mouvements gays). La médiatisation à outrance des actions collectives force à ce revirement au risque de perdre, par l’exposition d’une violence brute, un indispensable soutien populaire dans cette lutte pour la légitimité politique. Le reflux de la violence n’empêche pas la défiance par rapport à la loi. Mais là aussi, l’illégalisme se pratique à visage découvert, au nom d’une morale perçue comme supérieure aux normes législatives : morale collective du bien être, du respect de la « bonne bouffe », de la lutte contre « les pollutions multiples ». On parlera de désobéissance civile plutôt que d’outrage à la parole de l’Etat. Si la modernité libérale est souvent pointée du doigt, les outils de cette modernité peuvent être mobilisés pour palier aux difficultés de l’organisation : l’Internet s’avère ainsi un formidable moyen de mobilisation collective et de production d’une contre-culture anti-libérale. De même le droit est convoqué comme outil de résistance, transformant certains « rebelles » en juristes procéduriers, ou comme référence ultime lorsqu’il s’agira de défendre des droits collectifs, communautaires, ethniques ou religieux, à l’encontre de la logique individualiste des droits de l’homme.
Au sein des familles de la rébellion, il en est une qui occupe une place singulière, d’abord parce que son absence d’organisation ne permet pas de la penser de façon unifiée, ensuite parce que son rapport à la violence comme son incapacité à produire un discours construit la singularisent fortement. Il s’agit des jeunes émeutiers dont la révolte dépourvue d’accents idéologiques de novembre 2005 n’est sûrement pas pour autant apolitique. Doit-on considérer ces franges de la jeunesse urbaine précarisée comme les dernières vraies poches de la rébellion, échappant à la fois à une logique de lobbying souvent présente ailleurs ou aux « révoltes de style » ? On est porté à le croire, mais aussi à s’inquiéter de ce qui, faute de réponses politiques et/ou de politisation de cette exaspération, pourrait s’enkyster en sous-culture périphérique, freinant plus encore les capacités d’écoute des pouvoirs publics et l’empathie de la société civile.
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