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Eta - une histoire

Eta - une histoire

La question basque, qui prend la forme du terrorisme ethno-nationaliste sous l’action des tueurs de l’ETA, reste assez mal connue en France, pourtant voisine et touchée à la marge par un conflit militarisé de plus de quarante ans. Si l’ambition des éditions Denoël était de réparer cette lacune en offrant au lecteur français un ouvrage de référence sur le sujet, voilà chose faite. En trois chapitres chronologiques, précédés d’une introduction dense, c’est toute l’histoire et l’évolution idéologique et militaire de l’ETA qui est décrite au lecteur, offrant un portrait saisissant d’une lutte aux finalités paradoxales, celle d’une violence née du combat contre la dictature franquiste, devenue au fil des ans, le principal obstacle à l’épanouissement démocratique de l’Espagne.
Le récit de l’ETA commence avant même sa création officielle en 1959, pour remonter aux divers groupes qu’alimente plus ou moins officiellement le vieux parti nationaliste basque en exil sous la dictature. C’est de la fusion de ces groupuscules militants, d’origine étudiante ou religieuse, que va naître l’ETA. La genèse du mouvement et son passage à la lutte armée, qui donnera lieu à de nombreux débats internes, est fort bien expliqué. Si la répression franquiste, en rendant crédible le thème de l’oppression coloniale, sert les ambitions bellicistes de la jeune ETA, c’est le recours à des modèles étrangers de lutte (algérien et israélien) et le travail de rénovation idéologique entrepris pour se distinguer du nationalisme organique du PNV, qui assoie l’usage de la violence. C’est là un des points forts de l’analyse : lier la violence politique aux discours de légitimation qui l’autorisent. Les auteurs insistent avec intelligence sur le rôle déterminant de Frederico Krutwig et de son livre Vasconia qui saura marier ethnisme et socialisme et rompre ainsi avec l’anti-communisme raciste traditionnel du nationalisme basque. Véritable référence pour toute une génération militante, Vasconia, œuvre théorique, sera plus tard complétée par un deuxième texte, aux accents nettement plus militaires, directement inspiré des luttes anti-colonialistes du tiers monde, La insurection en Euskadi (1964). Véritable manuel de subversion, cet opuscule marquera durablement la culture politique des jeunes rebelles basques, non pas tant par son apport théorique ou même stratégique mais bien plutôt en raison du mysticisme guerillero qui s’en dégage « qui confine au messianisme » (122). Ce texte éclaire encore actuellement la dérive d’une organisation, déconnectée de toute réalité sociale et même tactique (la guérilla rurale de type foquiste semble bien utopique au regard des moyens de l’ETA), usant d’une violence devenue la seule référence d’un ethos nationaliste. Les auteurs nous emmènent ensuite à la découverte de l’histoire mouvementée de l’organisation, multipliant les assemblées internes qui aboutissent à un cycle de scissions et de divisions. Cette longue plongée dans l’histoire intime du mouvement abertzale (nationaliste radical) a deux mérites principaux. Le premier est de rappeler la grande richesse doctrinale de la première ETA confrontée au franquisme. Au regard de ce qu’est devenu le mouvement terroriste basque, engagé dans une voie sans issue où seule la violence sert de grammaire intellectuelle à la lutte indépendantiste, le lecteur sera surpris de constater la richesse des débats internes opposant culturalistes, tiers-mondistes et militaristes pour la définition même de l’abertzalisme. L’origine sociale souvent aisée et la grande religiosité des militants de cette première période sert un fonctionnement interne encore démocratique où la parole précède l’usage des armes, toujours rare et empreint de milles précautions et justifications. Le second mérite de cette plongée dans les débats internes à l’ETA est de confirmer ce que suggérait déjà en 1906 Georg Simmel dans son analyse sur le conflit et que reprendra plus tard Irvin Janis dans son étude sur la pensée de groupe (victims of groupthink) : le débat au sein des petits groupes de nature clandestine débouche systématiquement sur l’adoption de la posture la plus radicale, laissant dans l’ombre les voix du compromis. Cette dynamique de l’extrémisme, marginalisant les plus libéraux et renforçant le pouvoir des va-t-en guerre, ressort clairement de la démonstration. Au moment de l’instauration de la démocratie, l’ETA a déjà opérée sa mutation, rigidifiant sa structure interne et abandonnant tout droit à la pluralité. L’ouvrage se poursuit de façon chronologique mettant l’accent sur la transformation de l’environnement politique auquel est confronté le mouvement basque. L’intelligence des auteurs est ici de prendre en compte la multiplicité des acteurs de la configuration terroriste dans un univers changeant pour décrire les choix de l’organisation. L’analyse est à la fois chronologique et thématique. Sont ainsi interrogés les liens entre l’ETA et le vieux parti nationaliste basque au pouvoir à Vitoria, longtemps ambigu dans sa dénonciation des « enfants égarés ». Les rapports avec les forces de l’ordre, déterminants pour comprendre l’orientation de la violence font aussi l’objet d’habiles analyses (298 et s.) de même que l’évolution de la politique pénitentiaire du gouvernement, confronté à la politisation entretenue des prisonniers basques (303). De la même façon l’évolution de la position française sur la question basque est bien décrite, passant d’une coupable indifférence (les auteurs montrent même comment l’ETA va se pérenniser grâce à l’aide indirecte des allocations familiales !, p. 305) à une prise de conscience, encouragée par l’activisme des GAL (commandos de la mort anti-terroriste qui opéreront sur le territoire français) et l’échec de nombreuses tentatives d’approches diplomatiques (323). Enfin, l’analyse s’attarde sur la densité organisationnelle du mouvement abertzale, s’appuyant sur un réseau d’organisations et de lieux de socialisation permettant l’émergence d’un discours de violence qui pousse dans l’indignité morale quiconque s’oppose au nationalisme guerrier. L’intériorisation par les proches des victimes de l’ETA d’un fort sentiment de culpabilité en atteste (287). Utilisant une documentation méconnue (sources policières ou documents internes à l’organisation), les auteurs nous offrent aussi une plongée saisissante dans l’univers clandestin. L’appel désespéré d’une ETA aux abois après le démantèlement de Bidart en 1992, à certains régimes latino-américains, atteste l’existence de réseaux internationaux de soutien. De la même façon, les auteurs portent un regard documenté sur la matérialité de la violence terroriste, s’intéressant au registre des attentats et son évolution, au type de matériel militaire utilisé et sa provenance (322) ainsi qu’au travail de formation des commandos de l’ETA (273).
En dépit de sa richesse, l’analyse n’est pas exempte de toute critique. On pourra regretter certains oublis ou un manque de précisions concernant en particulier les motivations de l’engagement dans l’ETA, qui appellent le sociologue à interroger les rétributions du militantisme au sein de ce type de structure où les coûts de l’activisme sont extrêmement élevés. On regrettera aussi l’oubli de certains événements comme l’assassinat de Pertur, chef historique du mouvement, tué par les siens (dont Artapalo, peu évoqué dans l’ouvrage) ou le total désintérêt des auteurs pour la situation basque française. L’assimilation quelque peu hâtive entre la stratégie française de mise au banc du FN (a-t-elle vraiment fonctionnée ?) et l’absence de semblable tactique pour venir à bout en Espagne de Batasuna, nous semble peu convaincante (67). Formellement, le lecteur sera parfois las de certaines répétitions factuelles (entre la première et la deuxième partie) qui tiennent bien souvent à la structure même du livre, résultat de la mise en commun de différents articles. Mais le principal écueil réside, à nos yeux, dans l’absence d’explication convaincante concernant la recrudescence de la violence étarra lors de la transition démocratique. Ce paradoxe tocquevillien d’une subite explosion de violence au moment même où l’ouverture du système politique semble condamner moralement l’usage de la force, est central dans l’analyse du terrorisme en Espagne et permet de comprendre les bases de la culture la violence mise en œuvre par l’ETA. Les auteurs ne creusent guère l’interrogation se contentant d’évoquer « l’air du temps », celui des années de plombs. L’explication, dans sa généralité, est trop pauvre pour emporter la conviction et vient ternir quelque peu l’effort d’analyse jusqu’alors entrepris.
Au delà de ces quelques réserves, la publication de ETA, une histoire, constitue un événement pour qui s’intéresse aux logiques du terrorisme nationaliste et plus précisément à la question basque. Question qui, à la lecture de ces pages, semble encore loin de relever du passé.

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