Depuis la recrudescence des actes antisémites jusqu’aux débordements haineux lors des rencontres footballistiques, le thème des violences racistes ne cesse de défrayer l’actualité. Il n’est pourtant pas simple de s’entendre sur ce qu’est réellement une violence raciste comme il n’est guère d’outils permettant d’en mesurer la supposée croissance. Il existe en effet en Europe différentes façons de labelliser les violences racistes, offrant des vocables aux effets performatifs réels. On parlera de « racial violence » en Grande Bretagne, de « violences d’extrême droite » en Allemagne, de « violences anti-immigrés » en Scandinavie, de « violences racistes » en France ou de « violences xénophobes » au sein des institutions de l’Union (Witte, 1995, p. 490). Les américains useront eux de la notion imagée mais très large de « hate crimes » (incluant les violences homophobes). Parler de « violences raciales » à l’image des anglais, c’est mettre l’accent sur les disfonctionnements entre les communautés raciales et penser des solutions en termes de politiques publiques intercommunautaires. C’est aussi penser les violences des minorités contre la majorité, ce qu’en France on appellerait le racisme anti-blanc, rarement pris en compte dans l’appellation « violence raciste ». Parler de « violences d’extrême droite » revient à l’inverse à politiser ces formes d’action et à constituer leurs auteurs en opposants politiques, de la même façon que le terme « violences anti-immigrés » ne convient pas pour rendre compte des atteintes aux nationaux ou des violences antisémites. Parallèlement à ces remarques sémantiques, il convient de noter la quasi impossibilité d’établir « une comparaison des données officielles en matière de violence raciste entre les pays membres de l’Union européenne » et a fortiori au-delà (ADFUE, 2007, p.115). Les modes de recension des violences racistes, l’hétérogénéité des acteurs chargés de les comptabiliser comme la définition qui en est faite rend complexe un état des lieux de ces violences en Europe. Les chiffres proposés par « le rapport sur le racisme et la xénophobie parmi les membres de l’UE » publié en 2007 pour l’année 2005 (chiffres récoltés à partir des services de police ou de justice ou associatif nationaux) sont extrêmement critiquables tant ils font apparaître des distorsions importantes. On recenserait 1264 actes racistes violents (sans précision sur la nature des actes) en Belgique, 85 au Danemark, 241 au Pays Bas, 979 en France et plus de 15000 en Allemagne et en Grande Bretagne (ADFUE, 2007, p. 115-117). Un rapport d’Amnistie Internationale sur le « déchaînement des violences racistes en Russie », évoque lui plus de 8000 agressions de ce type en 2005 pour la seule ville de Saint-Pétersbourg (AI, 46/022/2006, p. 4). Les chiffres évoqués, s’ils soulignent une réalité sur le soubassement raciste de certaines cultures nationales, ne peuvent totalement convaincre tant ils différent et demeurent dans un flou sociologique quant à la réalité des actes comptabilisés, leur nature, leur degré de gravité etc… Au-delà de cette réalité chiffrée quels sont les différents types de violences racistes et comment comprendre la violence du racisme ? 1 – Les violences racistes - La violence raciste infra-politique : On entend par là l’ensemble des violences du racisme « d’en bas », non directement politique, exprimant un rejet de l’autre trouvant dans une violence colérique et pulsionnelle son débouché naturel (Braud, 1992). On retiendra trois registres d’expression de cette violence moins idéologisée qu’expressive. Le premier relève d’un refus de « l’autruisme » (Taguieff, 1998, p. 24), ce racisme primaire que motive un ressenti douloureux de la présence de l’autre lorsque la crise économique ou sociale fragilise les situations matérielles des moins insérés. Cette violence raciste du quotidien est celle des « petits blancs » effrayés par la concurrence sur le marché de l’emploi d’une main d’œuvre étrangère plus docile et appréciée, devenue la cible des victimes de la raréfaction des ressources. Le second relève du racisme identitaire et communautaire à l’image de l’antisémitisme des quartiers populaires très présent en France depuis quelques années. Loin de refléter une importation du conflit israélo-arabe, cette violence antisémite du quotidien, qui prend forme dans des actes comme dans des mots, exprime une rancœur communautaire vis-à-vis d’un groupe (« les feujs ») aux caractéristiques fantasmées (riches, présents dans les lieux de pouvoir, victimaires…). Jalousie irraisonnée et concurrence communautaire sont les moteurs de cette violence verbale et parfois criminelle (Lapeyronnie, 2005). Enfin, le troisième registre d’expression de cette violence raciste du quotidien relève des démonstrations ritualisées dans lesquelles la violence intervient de façon d’autant plus naturalisée qu’elle accompagne une pratique culturelle. C’est bien sûr le cas des violences xénophobes dans les enceintes sportives lors des matchs de football. Les débordements sont vécus comme partie au rituel d’opposition entre les équipes, « inscrits au cœur de la logique du jeu », ils constituent un langage de défi parfois totalement déconnecté de la réalité communautaire des protagonistes comme c’est le cas des supporters de l’Ajax, brandissant des étoiles de David face à leurs adversaires de l’ADO de La Haye, hurlant « Hamas, Hamas, Hamas » sans qu’aucune des deux équipes n’ait de lien avec les acteurs de conflit moyen-oriental ou avec la judéité (Bodin et al, 2008, p. 150 et 155). - La violence raciste politique : Directement politique et exprimée en terme idéologique, cette violence peut prendre quatre formes principales. La première est celle du racisme universaliste, refusant les identités différentes et les expressions de la diversité. Hétérophobe, ce racisme peut devenir violent à l’image des excès de la colonisation européenne des continents africain et asiatique. Les massacres comme les discriminations institutionnalisés à l’encontre des «indigènes » témoignent de l’étendue des violences racistes lorsqu’elles sont soutenues par un discours colonial aux prétentions universalistes (Le Cour Grandmaison, 2005). La seconde relève des pratiques intentionnelles d’Etat mettant en place des mesures ségrégationnistes dans le but de maintenir un ordre social offrant à une communauté raciale une supériorité économique et politique sur les autres. Le cas de l’Afrique du Sud qui à partir de 1950 va diviser la société en trois races aux droits inégaux est emblématique d’une politique ségrégationniste au prix de quelques milliers de victimes, dix-huit millions d’arrestations et plus de trois millions de déplacés (Coquerel, 1997). Dans une moindre mesure le cas des Etats-Unis témoigne également de la violence de la discrimination raciale dans l’égalité (arrêt Plessy vs Ferguson, 1896) qui va fonder pendant trois quarts de siècle le régime civique des afro-américains. La troisième forme de violence raciste politique est celle qui s’exprime sous la plume des idéologues d’extrême droite, depuis Drumont jusqu’aux ténors du Front national, faisant le lit des violences liguistes puis skinhead à l’encontre des « étrangers » ou des « métèques ». Quelques incidents opposant également une extrême gauche activiste à des militants sionistes ont pu rappeler en France qu’une « nouvelle forme de judéophobie » demeurait vivace à l’autre extrême du champ politique. C’est enfin la violence raciste des antiracistes, résultat d’un retournement radical du stigmate, à l’image du racisme anti-blanc en Europe ou aux Etats-Unis, qui constitue l’ultime forme d’expression politique violente du racisme. Le mouvement politique noir américain – de Marcus Garvey à Louis Farrakhan - fondera sur le sentiment de rejet dont il a fait l’objet de la part du pouvoir blanc un nationalisme ethnoracial militarisé faisant l’apologie de la négritude. Ce racisme des victimes se retrouve aussi bien chez certains jeunes issus de l’immigration prompts à s’attaquer aux « bouffons blancs » qu’au sein du nationalisme hindou, victime du racisme britannique, à son tour fondé sur une idéologie raciale et religieuse radicale dont les musulmans et les sikhs sont les premières victimes (Jaffrelot, 1993). - La violence raciste métapolitique : Par métapolitique nous entendons l’usage d’une violence, « vecteur de significations qui lui confèrent une allure intransigeante, non négociable, une portée religieuse, éthique ou idéologique qui relève de l’absolu » (Wieviorka, 2004, p. 61). Deux phénomènes historiques relèvent de cette ambition. Le premier est l’expérience totalitaire qui prendra une dimension raciale lorsque l’extermination sera fondée sur un discours d’effacement programmé d’une race considérée comme inférieure et menaçante. Le génocide orchestré par les nazis se fonde sur un imaginaire d’une race négative et sur la hantise de la souillure comme de la menace de l’autre dont l’extermination devient une impérieuse nécessité (Ternon, 1997). On parlera de violences métapolitiques puisque leurs logiques outrepassent ici toute forme de justification politique pour se fonder sur une réflexion délirante pseudo-scientifique. De façon moins prononcée mais tout de même présente, le génocide cambodgien obéissait lui également à un mot d’ordre raciste, celui de la grandeur de la race khmer menacée d’avilissement par les urbains et intellectuels « anti-khmers » (Kiernan, 1998). La violence intégriste, répondant à une transcendance divine, relève aussi de la violence métapolitique. L’intégrisme catholique comme le fondamentalisme protestant et juif ou l’islamisme radical ont pu souvent fonder leur prééminence théologique sur le rejet des autres cultures, présentées comme inférieures tout autant que menaçantes. Si le propos est religieux, les soubassements racistes affleurent, favorisant des débordements belliqueux à l’encontre de « l’impie étranger ». II – La violence du racisme Si le racisme trouve dans la violence physique une forme naturelle d’expression, il demeure en soi – hors de toute manifestation active – une vraie violence symbolique de dépréciation identitaire (Braud, 2004) au langage outrageant. Le racisme est évidemment une manifestation d’hétérophobie, de rejet de l’autre qui a pu prendre la forme radical de la lutte des races ou, plus récemment et de façon plus feutrée, s’apparenter à un « choc des civilisations ». Dans tous les cas, l’autre essentialisé comme étranger, est considéré comme une menace, un danger dont il faut éviter la souillure, d’où l’obsession du refus de la mixité, tellement perceptible à l’époque colonial. Ce rejet biologique ou culturel, constitue évidemment une terrible violence symbolique pour ceux qui le subissent, d’autant plus douloureuse qu’il s’accompagne d’une manifestation outrancière de supériorité réduisant le groupe racialisé au rang d’inférieur. Ce n’est pas la différence seule qui institue la violence, c’est l’infériorisation recherchée qui s’avère blessante. Comme le souligne Pierre-André Taguieff, le propre du racisme est de « fabriquer ainsi des « indésirables », des « incivilisables », des « irrécupérables », des « inassimilables », bref des hommes en trop ou des sous-hommes » (Taguieff, 1998, p. 48). Le racisme moderne né au dix-neuvième siècle a su amalgamer l’élitisme aristocratique d’une race noble avec le scientisme biologique et culturel de hiérarchisation des races, aboutissant à essentialiser – avec la caution de la science – des races jugées inférieures et contraintes de l’accepter. Il n’est dès lors guère étonnant que cette violence symbolique intense ait pu préparer le lit à une double violence physique : celle du groupe supérieur, appelé à traduire en acte sa domination théorique et celle des « races mineures » trouvant dans la violence (de décolonisation) un moyen d’affirmation (voir les écrits de Frantz Fanon). La violence symbolique du racisme est également perceptible dans le langage utilisé. Ce dernier est violence en ce qu’il essentialise les identités, les enferme dans des catégories discriminantes sans offrir une possibilité de réplique ou de contestation. L’usage banalisé du langage antisémite dans les quartiers populaires de la part d’une jeunesse issue de l’immigration en constitue un exemple frappant. Le mot « feuj » (verlan de juif) est devenu une insulte ordinaire, véritable synonyme d’une négativité ou d’une défection : « tu pues le feuj » ou « mon stylo fait le feuj » (comprendre : mon stylo ne marche plus) se rapproche de l’expression « travail d’arabe », usant du registre identitaire pour signifier un disfonctionnement ou une salissure. Ces propos sont blessants non seulement parce qu’ils instaurent un climat hostile mais plus encore parce qu’ils enferment les catégories visées dans un cercle négatif : « l’évidence du vocabulaire et sa violence interdisent toute forme de contestation, de contre-discours ou de contre-vocabulaire » (Lapeyronnie, 2005, p. 10). L’injure raciste fonde plus qu’un climat, elle fabrique un ordre social localisé qui, en banalisant l’offense, légitime des actes violents, souvent pas même perçus comme tel. A une petite échelle, cela donne les profanations antisémites souvent moins idéologiques que « distrayantes » pour leurs auteurs ; à une plus grande échelle, le cas rwandais a pu montrer que lorsque l’injure raciste s’institutionnalise et s’habille du manteau de la vertu en se diffusant dans les média et le personnel officiels, le suivisme meurtrier s’avère massif. La violence raciste s’inscrit également dans un processus de fixation des identités. Dans un premier temps, elle permet de construire le groupe raciste en définissant ceux qui en sont exclus. L’extraction de l’autre racialisé par le vocabulaire haineux ou l’atteinte à son intégrité permet de délimiter les frontières ethniques ou raciales du groupe dominant et de le présenter comme tel (Barth, 1995). La violence raciste a également comme ambition d’essentialiser la communauté stigmatisée, réduite à une identité souvent biologique (« le juif », « le nègre »…) et inévitablement réductrice. En s’en prenant à ce que sont les êtres (la couleur de leur peau, leur religion) plus qu’à ce qu’ils font, la violence construit le racisme en exacerbant la différence présentée comme source de toutes les tensions. Les insultes violentes à l’encontre de joueurs de football noirs réduisent ces derniers, au-delà du talent sportif ou de l’insertion dans l’équipe, à une identité simpliste et exclusive fondée sur leur couleur de peau. Enfin, dans certains cas, la violence raciste peut même inventer les identités conflictuelles lorsque celles-ci ne sont pas suffisamment présentes. Le cas du Rwanda est connu : la violence génocidaire va permettre de fixer dans le temps une différenciation ethnique entre Tutsis et Hutus que rien dans la culture et les traditions du pays ne permettait de confirmer. La construction artificielle des identités raciales par le colonisateur belge dès 1916 trouvera dans la violence terrifiante du génocide une confirmation et une pérennisation inscrite en lettres de sang. Cette invention d’identités conflictuelles se retrouve également dans la politique britannique en Afrique du Sud à l’encontre des Boers. Parqués dans des camps et réduits à l’état d’êtres inférieurs, les boers vont subir une violence raciste aux vertus pédagogiques : « les différences entre les peuples boer et britannique au niveau culturel et anthropologique n’étaient pas évidentes au premier abord, et c’est pour cela qu’il était essentiel de codifier l’autre, de le désigner comme le barbare afin de lui refuser la justice à laquelle il aurait pu prétendre » (Barbier et al, 2005, p. 13-14)
Xavier Crettiez Professeur de science politique à l’UVSQ - Barth F, « Les groupes ethniques et leurs frontières » in Poutignat P et Steiff-fenart J, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995 - Barbier MC, Deschamps B, Prum M, Tuer l’autre. Violences raciste, ethnique, religieuse dans l’aire anglophone, Paris, l’Harmattan, 2005 - Bodin D, Robène L, Héas S, « Racisme, xénophobie et idéologies politiques dans les stades de football », Raisons politiques, n°29, fév. 2008 - Braud P, La violence dans les démocraties occidentales, Paris, L’Harmattan, 1992 - Braud P, Violences politiques, Paris, Seuil, 2004 - Coquerel P, “Noirs et blancs en Afrique du sud : l’Apartheid triomphant”, L’Histoire, n°214, oct. 1997 - Jaffrelot C, Les nationalistes hindous, Paris, FNSP, 1993 - Kiernan B, Le génocide au Cambodge, Paris, Gallimard, 1998 - Lapeyonnie D, « La demande d’antisémitisme », Les études du CRIF, n°9, 2005 - Le Cour Grandmaison O, Coloniser, exterminer : sur la guerre et l’Etat colonial, Paris, Fayard, 2005 - Taguieff P-A, « Le racisme », Cahiers du CEVIPOF, n°20, 1998 - Ternon Y, « Le siècle des génocides », L’Histoire, n°214, oct. 1997 - Wieviorka M, La violence, Paris, Balland, 2004 - Witte R, « Racist Violence in Western Europe », New Community, n°21(4), oct. 1995