La question des identités nationales
(article paru dans L'encyclopédie de la Corse, Bastia, éd Dumani, 2004)
L’actualité contemporaine de la Corse est majoritairement le fait des mouvements nationalistes qui ont émergé dans l’île à l’orée des années soixante, usant pour certain de la violence afin de populariser leur message souverainiste ou pour le moins identitaire. La revendication insulaire est en effet ambiguë, alliant une rhétorique sécessionniste qui trouve parfois une traduction terroriste avec un simple discours de reconnaissance d’un particularisme culturel, ne remettant nullement en cause l’unité territoriale du pays. Quelque soit son expression, l’activisme nationaliste pose à la France unitaire la question de la gestion de ses identités plurielles ; question longtemps oubliée ou tenue comme insolite dans un pays, le seul en Europe, à penser comme naturelle et définitive la congruence de son unité territoriale et psychologique. L’émergence du nationalisme corse, accompagné d’un renouveau identitaire fort dans d’autres régions périphériques comme la Bretagne ou le Pays Basque, interroge en effet la réalité du nationalisme français dont il semble questionner un certain autoritarisme ou plutôt sa méconnaissance volontaire et revendiquée des altérités culturelles. Nationalisme insulaire contre nationalisme français, l’agitation corse semble donc opérer par un troublant jeu de miroir dans lequel il peut paraître difficile d’apporter une définition du concept. La nation française peut-elle intégrer en son sein d’autres nations plus petites mais qui semblent souvent se définir dans une opposition entretenue avec elle ? Dans quelle mesure la Corse, région sans pouvoir politique, peut-elle être assimilée à une nation au même titre que la France dont les pouvoirs publics assurent de tous temps la cohésion nationale ? Si l’Etat est le grand architecte de l’ensemble national, peut-il dès lors exister des nations sans Etat, voire même des nations contre l’Etat ? « Mal nommer les choses c’est ajouter aux malheurs du monde » affirmait Camus. Jamais sentence ne s’appliquera aussi bien qu’aux concepts de nation et nationalisme dont l’évocation est chargée d’un tel poids historique et émotionnel que l’effort d’analyse cède régulièrement devant les tentations polémiques. Parmi ces dernières, l’idée que le nationalisme serait stabilisateur d’un ordre social lorsqu’il est d’Etat alors que le nationalisme contre l’Etat serait, lui, pernicieux, en opposant à l’idée de citoyenneté nationale un mode de reconnaissance essentiellement ethnique, inévitablement guerrier. Idée très française d’un bon nationalisme d’Etat contre un mauvais nationalisme ethnique. On verra pourtant que cette vision – historiquement démentie tant le nationalisme d’Etat fut porteur de drame – masque une réalité qui éclaire à notre sens la portée du revivalisme identitaire en Corse. Le nationalisme fort à la française, ouvert sur l’acceptation et la glorification de la République, n’en est pas moins générateur d’une forme d’exclusion des différences (culturelles ou ethniques) au profit d’une assimilation / effacement de tous les particularismes. Le nationalisme d’Etat à la française, nationalisme contractuel et ouvert aux volontés intégratives, est intrinsèquement hostile à la différence revendiquée. Généreux dans son principe philosophique, le nationalisme d’Etat est naturellement sourd aux demandes de reconnaissance plurielle qui heurtent son schéma unitaire fondé sur le refus de tout particularisme. C’est ce refus qui est la source des réactions communautaires telles qu’elles se donnent à voir en Corse. Mais qualifier de nationalisme ces réactions communalistes peut paraître excessif. La volonté sécessionniste n’est pas affirmée, le rêve indépendantiste reste illusoire, l’affirmation nationale est fragile tant les liens avec la France sont forts et continus. C’est donc plus d’une quête d’autonomie territoriale et de reconnaissance culturelle qu’il faudrait parler. On glisse alors de la problématique du nationalisme à celle du multiculturalisme, c’est-à-dire de la coexistence institutionnalisée dans le droit et la loi d’une pluralité d’identités divergentes au sein d’un même ensemble national. L’acceptation du multiculturalisme, qui n’a ici rien à voir avec un communautarisme exclusif et devant se défier des tentations nationalistes, serait, selon nous, le meilleur moyen de rendre compte de la réalité du « nationalisme corse » et de gérer au mieux la pluralité des identités culturelles.
1 – Définir le nationalisme
Il est devenu traditionnel d’opposer deux conceptions de la nation et, partant, deux modes d’expression nationaliste. Une première, issue de la tradition philosophique des Lumières, perçoit la nation comme le résultat d’un accord des volontés, comme le produit d’un contrat passé entre les individus librement désireux d’asseoir en commun leurs destins. La deuxième, dont on cherchera la source dans le mouvement romantique allemand qui trouve un essor nouveau dans son opposition aux idéaux de la révolution française, comprend la nation comme un corps organique, fruit non pas d’une volonté exprimée mais d’un déterminisme indépassable, qu’il soit de race ou de culture. Nationalisme français contre nationalisme allemand peut on parfois lire en dépit d’une réalité politico-administrative qui brouille la simplicité de cette opposition. Le droit du sol en France a récemment subi bien des altérations, à l’image de la rigidité du droit du sang, théoriquement en œuvre chez nos voisins d’outre-Rhin. Rares sont en fait les nationalismes à offrir à ces modèles théoriques une place directive de choix. On songera évidemment à la nation révolutionnaire, permettant à un Thomas Paine, américain adorateur de idéaux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de devenir citoyen français alors que nombre d’aristocrates hexagonaux seront bannis de leur citoyenneté. A contrario, comment ne pas voir dans le nationalisme serbe, deux siècles après la révolution, un sinistre exemple d’un nationalisme clos, refusant toute mixité, s’appuyant sur une histoire mythifiée, un racialisme à peine voilé et une religiosité remise au goût du jour pour penser les principes fondateurs de son unité (et de l’exclusion des autres communautés de l’ex-Yougoslavie). La réalité du nationalisme corse ne saurait évidemment se chercher dans une de ces deux formes idéal-typiques, sauf à reprendre à son compte les discours idéologiques de stigmatisation (le danger ethniciste) ou d’adulation (la généreuse nation paolienne) du nationalisme insulaire. Il n’en reste pas moins que le mouvement nationalitaire dans son ensemble, associant les régionalistes aux partis nationalistes, reflètent ces deux tendances, au grès de leur histoire et de leurs déclarations. Mais la réalité sociologique du nationalisme corse nous amène sur une troisième voie d’interprétation où les référents philosophiques préalablement énoncés sont absents ou tout au moins minorés. Le nationalisme doit ainsi être aussi pensé comme une simple ressource politique, dans le cadre d’une concurrence pour l’obtention du pouvoir local, face à des acteurs institutionnels refusant aux nouveaux prétendants à l’expression publique, toute légitimité. Dans cette optique, le nationalisme proposé n’est plus un référent philosophique, offrant à une communauté un modèle d’« être ensemble », il devient juste un discours pratique d’obtention d’une clientèle électorale et d’accession au pouvoir.
1-1 : le nationalisme contractuel
Issu des Lumières et de la révolution française, le nationalisme contractuel lie étroitement l’Etat au processus d’émergence de la nation. Selon ce modèle, la nation serait « un plébiscite de tous les jours » pour reprendre la célèbre déclaration de Renan lors de sa conférence à la Sorbonne (qu’est-ce qu’une nation ?). La nation serait l’affirmation maintes fois répétée du désir de lier son destin à une communauté librement choisie. Nation contractuelle puisque résultant d’une contrat consenti entre des individus soucieux de lier leurs devenirs. Cette interprétation généreuse de la nation – ouverte sur l’accord des volontés - a de multiples conséquences théoriques à la fois sur la citoyenneté et sur la délimitation du territoire national. La citoyenneté peut, en droit, s’acquérir à partir du moment où l’individu accepte et adhère aux principes fondamentaux qui organisent la vie en société de la communauté. L’adhésion à la déclaration des doits de l’homme et du citoyen, le partage des idéaux révolutionnaires devraient suffire, dans l’optique révolutionnaire, pour accéder à la nationalité de Français. A l’inverse, si la citoyenneté peut se gagner, elle peut évidemment aussi se perdre. Ainsi de celui qui ne respecte plus le contrat collectif en refusant de s’inscrire dans un destin commun, en rejetant les principes d’égalité et de solidarité édictés, en s’associant aux ennemis de la République… Reposant sur une base contractuelle, la nation reste ouverte à tous autant qu’elle prétend se fermer aux adversaires de ses fondements, fussent-ils de souche, de langue, de lignée française. Dans la même optique, le territoire de la nation ne saurait être fixé en lettres de marbre, délimité par des obstacles géographiques ou des nuances de langues ou de races. Il est le fait là aussi d’une volonté clairement exprimée et les frontières loin d’être naturelles sont mouvantes au grès de l’adhésion des peuples aux principes édictés par l’Etat. La limite du territoire est celle du refus par un groupe d’adhérer au destin proposé. On mesure dans cette perspective toute théorique, où la volonté des peuples constitue la clef de l’unité territoriale, l’importance du référendum, souhaité par certains, concernant l’éventuelle sécession de l’île de Corse. Bien sûr, les dispositions philosophiques qui donnent sens à la nation contractuelle, confondue avec l’idée de citoyenneté, n’ont jamais eu de validité pratique aussi absolue. En témoigne, dans la nation des droits de l’homme, l’actualité de la naturalisation refusée des « sans papiers », tant désireux de participer au destin national et pourtant relégués dans une clandestinité de droit. Pourrait, a contrario, en témoigner le maintien de la nationalité de tous ceux, droits communs ou adversaires déclarés de la nation française, qui, rompant avec le respect des principes du contrat social, continuent de bénéficier de leur nationalité. Mais l’histoire de la République a montré les excès de cette interprétation contractuelle lorsque, sous la troisième République, était refusée la citoyenneté aux femmes, perçues comme trop proches d’une Eglise ennemie du régime, ou aux serviteurs, dont l’autonomie – raisonnable et matérielle - était discutée en raison d’une soumission aux élites d’obédience aristocratique.
Cette acception de la nation pose le contrat en socle fondateur de l’unité de la communauté. Derrière l’idée du contrat social, c’est évidemment la place de l’Etat qui est rappelé. L’Etat – expression institutionnelle de l’accord contractuel – est ici perçu comme le grand architecte de la nation, comme le grand idéologue et propagateur du nationalisme. Le nationalisme contractuel pose donc comme une évidence l’obligation de l’Etat pour faire exister la nation. Une telle interprétation repose en fait historiquement sur le cas de l’Etat nation à la française, illustration rare et exemplaire d’une totale uniformité des « mots et des choses » par le centre régalien. C’est en effet en France que les pouvoirs publiques ont su, dès la formation d’un pouvoir absolutiste fort et plus tard sous l’action civique de la République, abolir les patois, unifier les modes de codification (le droit), mettre en place des outils d’identification (cartes d’identité), proposer une mémoire commune (fêtes commémoratives), fonder une administration puissante (armée, fisc, école), unifier le territoire (réseau de chemin de fer), proposer une actualité unique (presse nationale) etc… L’Etat, au travers de ces pratiques, a, en près de cinq siècles, réalisé la conjonction entre un espace territorial et un espace psychologique désormais homogènes, qualifiée d’Etat-nation. Les analyses s’opposent ou se complètent pour comprendre les raisons de ce succès qui, en France plus qu’ailleurs, est concomitant avec l’instauration d’une certaine stabilité démocratique. Pour certains, à l’image de l’historien anglais Ernest Gellner, c’est avant tout l’exigence capitaliste qui va pousser à la constitution de la nation. Les sociétés modernes et commerçantes, parce qu’elles exigent une mobilité professionnelle accrue en raison des impératifs de transaction et de production industrielle, vont nécessiter une forme d’harmonisation de la culture, la constitution d’une « haute culture », rendant possible les échanges et le commerce. Pour pouvoir vendre et progresser, il faut se comprendre et apprendre vite. C’est le rôle de l’Etat que de mettre en place, à travers un appareil d’« exoéducation » (l’école ), cette haute culture auparavant réservée aux clercs et aux lettrés. L’Etat va devenir le grand architecte de la nation en encourageant la diffusion d’un savoir standardisé qui peu à peu va repousser aux marges de la civilité ordinaire les « basses cultures » locales. Pour Gellner, la chose est ainsi entendue : «le nationalisme n’est pas le réveil d’une force ancienne, latente qui sommeille, bien que ce soit ainsi qu’il se présente. C’est en réalité la conséquence d’une nouvelle forme d’organisation sociale fondée sur de hautes cultures dépendantes de l’éducation et profondément intériorisées dont chacune reçoit une protection de son Etat » (Gellner, 1989, p. 75). La remarque est audacieuse et place son auteur en porte parole du nation building, cette école de pensée qui perçoit la nation comme un construit et non comme une donnée ; le nationalisme comme un processus artificiel de mise en place de la nation et non comme un sentiment inexorable venu du fonds des âges, rappelant les vivants aux obligations dictées par les morts. Pour les tenants de cette école, le nationalisme est donc l’inverse de ce qu’il prétend être : fruit de la modernité de l’Etat, né avec et seulement avec l’Etat, il n’est nullement le résultat d’un appel venu du passé, la sortie d’une torpeur pour renouer avec une histoire, l’expression d’un orgueil soudainement réactivé. « C’est le nationalisme qui crée les nations et non pas le contraire » assène Gellner (idem, p. 86), soucieux de montrer que seule l’action de l’Etat diffuseur d’une homogénéité culturelle est apte à faire émerger un ensemble national. Cette idée de la non existence de nations sans Etat est reprise par de nombreux auteurs, sociologues ou historiens, liant le nationalisme au progrès technique et au capitalisme éditorial (Karl Deutsch ou Benedict Anderson). Si cette vision pêche par réductionnisme en refusant toute subjectivité au nationalisme, en sous-estimant la part d’émotionnel propre à assurer le succès de cette idéologie ou en proposant un regard très ethnocentré sur l’Europe, elle a le mérite de se défier de la tentation essentialiste, percevant le nationalisme comme une donné inquestionnable dans sa genèse, comme un trait organique de certaines sociétés. C’est le cas de Deutsch qui accorde aux processus d’urbanisation et au développement des moyens de communication un rôle clef dans la diffusion du nationalisme. Anderson va plus loin dans son étude sur le capitalisme de l’imprimerie en s’intéressant au nationalisme comme résultat de l’unification des pensées et des imaginations. Pour lui, le nationalisme est avant tout le résultat de la diffusion toujours plus importante de la presse (d’Etat d’abord puis privée) en tous points du territoire, aboutissant au développement d’une commune « faculté imaginante ». C’est cette capacité nouvelle à lire partout et dans la même langue les mêmes informations et ainsi à éprouver les mêmes sensations et être touchés par les mêmes sentiments qui constituent la base d’une « communauté imaginée ». Anderson insiste là sur un point fondamental, celui de la nationalisation des consciences, sans laquelle il n’est pas de communauté soudée durable. Là encore, c’est le capitalisme d’Etat, à la base de ce processus, qui est à l’origine de la nation.
En liant intimement l’apparition du fait national à l’action de l’Etat, les tenants du nation building laissent à penser l’impossibilité de l’existence de nationalisme non étatique. Leur interprétation du nationalisme en lien étroit avec le progrès pose problème : comment concevoir dès lors l’irruption des nationalismes anti-modernes qui émergent justement en opposition avec la modernité considérée comme destructrice de leurs traditions, de leurs langues, de leurs habitudes ? Le discours de dénonciation du colonialisme envahisseur, mettant à mal les communautés organiques, est une constante de l’ère moderne et produit à son tour des nationalismes souvent agressifs. Le nationalisme corse illustre partiellement cette tentation d’une critique radicale de la modernité étatique et du nationalisme français arrogant à l’endroit d’une île défendant jalousement ses particularismes. Trop schématique peut-être, le nation building pêche également surtout pas sa non analyse de la part d’émotionnel et de sacré que véhicule l’idéologie nationaliste. C’est cette part d’impensé qui explique partiellement son succès.
1-2 : nationalisme et primordialisme
Face à ce nationalisme moderne et très souvent en opposition à lui, se développe une passion du particulier, refusant l’universel au profit du culte du singulier. Le nationalisme ou plutôt l’ethno-nationalisme se définit pour l’essentiel contre le principe d’une citoyenneté égalitaire et universaliste. Il prône la reconnaissance localiste, l’empreinte particulariste comme mode de définition du sujet au détriment d’une perspective ouverte sur une citoyenneté à dimension universelle. Certains ont pu parler d’« ethnolâtrie » pour désigner ce culte – au sens quasi religieux du terme – des racines, du passé, de l’histoire, de la culture locale, seules référents susceptibles de définir la nation.
On parlera de mouvement primordialiste pour désigner ceux qui perçoivent la nation, non pas comme un construit (de l’Etat), mais comme une donnée singulière. Selon cette école, la nation n’est nullement un produit de la modernisation étatique et le nationalisme une idéologie de réalisation de ce produit ; elle apparaît à l’inverse comme préexistante au nationalisme, comme un constat, celui du partage en commun de nombreux traits primordiaux dont les plus visibles sont la langue, la race, le sang, la culture, l’appartenance ethnique etc… On saisit dès lors toute la différence qui oppose théoriciens modernistes et penseurs primordialistes. A une nation ouverte sur un avenir, contractuelle et pensée comme un début d’universel, s’oppose une nation enfermée dans le culte du passé, définie par ses traits physiques et culturels, œuvrant pour le rétablissement d’une histoire enfouie plus que pour l’épanouissement d’un futur à découvrir. Vision quelque peu simpliste mais qui en théorie a des conséquences importantes : le territoire de la nation, à l’inverse du schéma contractuel, est fermé et défini de façon définitive. La nation s’arrête là où la race se transforme, où l’histoire passée est inconnue, où les limites géographiques se modifient. De même ne devient pas national qui veut, prétextant de sa bonne volonté et de son adoration pour la République. Les critères de nationalités sont – en théorie – connus et inchangeables. La nationalité est celle du sang, de la race ou de l’appartenance linguistique. On ne devient pas national, on naît national. L’opposition est totale et finement rappelée par Paul Zawadzki : « Contre l’institution démocratique de l’égal dignité des citoyens, (le nationalisme ethnique) réinvente un imaginaire héréditariste dans lequel l’individu n’existe qu’en tant qu’appartenance à une chaîne de génération. Bref, au peuple des citoyens, il préfère le peuple des ancêtres » (Zawadsky, 2001, p. 300).
Les tenants du primordialisme critiquent avec force la thèse du nation building en insistant sur l’existence d’une multitude de conflits nationaux où l’Etat n’apparaît pas où apparaît uniquement en tant que figure repoussoir, constitutive d’une réaction ethnique, désireuse de s’inscrire dans un destin national. Ils reprochent aussi au nation building de vider de sa dimension émotionnelle la force du nationalisme, sa capacité de séduction des masses. C’est là le propre de l’ethno-nationalisme : cette capacité psycho-affective à se placer sur le registre des affects, émotions, racines là où le langage de la citoyenneté revoie à un registre abstrait, juridique et politique. Pour reprendre une phrase de Chateaubriand : « les hommes s’interdisent de se faire assassiner pour leurs intérêts ; ils se le permettent pour leurs passions ». Autrement dit, si personne n’est près à mourir pour une cause rationnelle, combien se sentent capable de perdre volontairement leur vie pour la défense d’un drapeau, la sauvegarde d’un honneur ou l’affirmation d’une supériorité raciale ou culturelle. Le nationalisme fait vibrer parce que, expliquent les primordialistes, il s’adresse à nos inconscients, réveille notre passé en le réactualisant, plaque sur une réalité contemporaine des schémas enfouis, des référents mythiques. C’est donc le fondement ethnique des peuples qui se confond ici avec l’entreprise nationaliste. L’Etat n’invente pas la nation mais se sert d’une histoire, d’une culture ethnique pour asseoir son nationalisme, son projet national, simple forme modernisée de l’ethnie ancienne. Des auteurs comme Geertz ou Gordon insistent sur l’intériorisation profonde des déterminants ethniques dans les consciences individuelles. Inchangeables et intangibles, ces déterminants façonnent les personnalités qui associées, deviennent des peuples aux caractères forgés par l’histoire, le passé, les ancêtres. C’est ce caractère « national » qui définit le sujet, plus que son lien supposé à l’Etat et la citoyenneté. Ce discours, qui annonce la rhétorique communautarienne d’outre-atlantique, est ainsi présenté par Geertz : « Le pouvoir des données de lieu, de langue, de sang, de vision du monde et de mode de vie qui façonnent la notion de base qu’un individu a de qui il est et de ce à quoi il appartient de façon indissoluble, est enracinée dans les fondements irrationnels de sa personnalité » (cité par Jaffrelot, 1991, p. 155). Si l’Etat intervient ce n’est que pour utiliser cette trame ethnique dans un sens politique mais en aucun cas l’Etat n’est capable d’inventer du national. En parlant de la nation comme « ethnicité incorporée au soi », Gordon insiste sur ce mécanisme d’intériorisation inconsciente du lien ethnique, qui devient une forme d’habitus collectif, une matrice cognitive d’interprétation du monde social, façonnant en profondeur le regard porté sur les événements autant que la compréhension de ces événements. L’ethnicité constitue, avec le genre sexuel, une identité fixe qui, à l’inverse de l’appartenance de classe, est donnée comme définitive.
Le problème de l’approche présentée par les primordialistes est sa confusion volontaire entre les concepts d’ethnie et ceux de nation, comme si cette dernière n’était qu’une forme modernisée et plus aboutie de l’ethnicité. Walker Connor va proposer une vision plus subtile des thèses primordialistes en pensant la différence entre les deux notions. Pour Connor, ce qui permet de parler de nation est l’effort de conscientisation qu’opèrent les individus appartenant au groupe ethnique considéré. Finalement une nation serait un groupe ethnique devenu conscient de lui-même : « Un groupe ethnique peut être aisément identifié comme tel par un observateur extérieur, anthropologue ou autre, mais tant que ses membres ne se perçoivent pas eux mêmes comme appartenant à un groupe unique, il n’y a pas de nation amis un simple groupe ethnique. En d’autres termes, si un groupe ethnique peut être défini de l’extérieur, une nation doit être définie de l’intérieur, par ses propres membres. » (Connor, 1978, p. 103). Ainsi, pour Connor, non seulement la nation est un groupe d’individus ayant le sentiment d’être apparentés par leurs ancêtres, mais plus encore, ce sentiment doit être rendu visible à tous, partagé de façon consciente par tous. La question qui se pose alors est de comprendre le mécanisme qui rend possible cette conscientisation d’un destin commun. L’histoire montrera que la violence joue ici un rôle premier dans l’effort de prise de conscience d’un peuple. De multiples exemples contemporains, du nationalisme kosovard, tchétchène ou basque viennent illustrer cette idée. L’agression extérieure, visant le groupe en tant que tel pour des motifs racialistes ou religieux, opère comme un moyen de souder la communauté agressée, transformant le sentiment diffus d’une commune ethnicité en nationalisme défensif ou agressif. La discrimination ou la stigmatisation d’un groupe peuvent opérer de semblable manière, activant le processus de conscientisation nationaliste. Il est possible d’avancer que le nationalisme corse ait pu lui aussi jouer, en partie et en partie seulement, sur cette même veine pour accéder à une visibilité publique. Les indélicatesses de l’Etat à l’encontre des insulaires dans les années 60 ainsi que le sentiment d’un dédain collectif pour l’île ont assurément offert au particularisme corse une dimension nationaliste affirmée (voir article sur « la violence politique en Corse »).
Le particularisme insulaire oscille en fait constamment entre les deux modèles précités. Ces protagonistes, plus socialisés qu’ils ne l’admettent eux mêmes aux excès du Républicanisme, se gardent de professer un nationalisme ethnique pour en appeler à la constitution d’une « communauté corse de destin » qui n’est pas sans rappeler les bases intellectuelle du nationalisme contractuel à la française. Dans le même temps, les tentations sont parfois grandes d’un repli sur soi. Les dénonciations passées des « allogènes », les appels au départ des fonctionnaires continentaux, la délicate quête d’une « ethnie corse » ou plus généralement l’utilisation d’un discours culturaliste basé sur « la terre et les morts » rappellent les fondements du discours primordialiste. Mais le cas corse conduit également vers d’autres perspectives. Le nationalisme s’y donne aussi à voir comme une ressource politique utilisé par des groupes sociaux marginalisés dans l’optique d’une captation de clientèle électorale, à des fins d’obtention du pouvoir politique local. Cette interprétation, qui complète plus qu’elle ne s’oppose aux courants théoriques précédents, pousse à analyser les regards instrumentalistes sur le nationalisme
1-3 : Le nationalisme comme ressource : la perspective instrumentaliste
Proche du courant primordialiste dont il discute la naïveté, Anthony Smith, dans un ouvrage au titre éloquent - The Ethnic Origins of Nations – pose le lien de filiation entre les critères de l’ethnicité et la constitution des nationalismes. Pour lui, il y aurait un « cœur ethnique » à toute conception du nationalisme. « L’ethnie peut être définie brièvement comme une population qui possède un nom, se réfère à un mythe d’ancêtres communs, partage une mémoire et des éléments de culture, un lien à un territoire d’origine ou patrie et un sentiment de solidarité » (Smith, 1993, p. 48). Les catégories ethniques sont multiples mais ne s’imposent pas de façon directe en idéal national. Il importe, nous explique Smith de convertir ces catégories en communautés ethniques puis en nations ethniques. C’est là qu’intervient le rôle d’entrepreneurs politiques chargés d’opérer cette mutation. Ce peut être l’Etat qui récupère ces catégories ethniques pour socialiser la population dont il a la charge ou, à l’inverse, qui rend vivantes ces catégories jusqu’à présent latentes à cause de son interventionnisme brutal. Ce peut être aussi des élites locales, intellectuels déclassés ou représentants des classes moyennes sans avenir, désireux de résister à l’assimilation par l’Etat ainsi qu’à la discrimination de cet Etat, utilisant le fond ethnique en le convertissant en mode de résistance nationaliste.
Dans cette optique non exclusivement tournée vers le culte des origines ou la construction par la modernité, le nationalisme est donc aussi perçu comme une idéologie au même titre que d’autres, permettant de susciter de l’action collective. Tout un courant va considérer le nationalisme ou plus exactement la mobilisation nationaliste comme n’importe quel type d’action collective. Ce qui intéresse dès lors l’observateur est de comprendre comment la mobilisation opère ; de quelle manière le nationalisme, à l’image de toute autre mobilisation, parvient à susciter de l’engouement ; comment les entrepreneurs nationalistes réussissent à convaincre les individus de l’intérêt qu’ils peuvent avoir à s’engager dans l’aventure nationaliste. Cette perspective, démystifiante à l’excès, est particulièrement intéressante pour comprendre la genèse des ethno-nationalismes en Europe et singulièrement en France. Comme tout mouvement en voie de constitution, l’aventure nationaliste oblige ses protagonistes à résoudre le fameux paradoxe de l’action collective : quel peut être mon intérêt à m’engager personnellement dans l’action si d’autres le font à ma place, parvenant à un résultat dont je profiterai également ? Pertinent en ce qui concerne la grève, le paradoxe l’est aussi pour l’aventure nationaliste. Afin de pousser les militants à s’engager dans un bien par nature collectif comme l’est la souveraineté nationale, il convient de leur proposer un certain nombre d’incitations sélectives à la participation. Pour l’historien anglais Michael Hechter, l’absence de succès de nombreux mouvements nationalistes tient essentiellement à leur incapacité à susciter de l’engagement et, ainsi, à passer outre le phénomène inéluctable de défection qui menace tout groupe conséquent. On peut retenir, avec Russel Hardin, deux types d’incitations sélectives : celles pour le plus grand nombre, celles pour les élites dirigeantes du mouvement. Le succès initial du nationalisme corse a tenu à la capacité du mouvement à offrir aux insulaires de nouvelles ressources idéologiques fondées sur la dénonciation de l’incivisme du clan et la glorification d’une histoire locale jusqu’alors tue. Le recours à l’idéologie révolutionnaire, l’utilisation de sigles combatif (FLN, LLN…), le rappel des héros corse (Paoli, Sampieru…), la dénonciation de la « petite politique » des partis traditionnels à laquelle on opposait le combat idéologique, le recours à l’écologie comme expertise, la défense du « peuple agressé »… tous ces thèmes vont asseoir le succès du mouvement nationaliste auprès du plus grand nombre, assurant un haut niveau de militantisme et un confortable soutien électoral. Mais plus encore, le mouvement nationaliste saura proposer des incitations « très » sélectives à la participation, c’est-à-dire distribuées individuellement en cas de succès nationalistes. Ces incitations ne concerneront que les militants les plus actifs et souvent partie prenante à l’action radicale. Le culte de la violence nationaliste, à travers l’héroïsation de l’engagement, la figure du clandestin, la hiératique guerrière, la mise en scène patriotique, offre au militant une forte estime de soi ainsi qu’un statut social enviable dans un univers d’interconnaissance où l’identité de chacun est connue et où le registre de l’honneur est dominant. Cette estime de soi peut également devenir moins altruiste lorsque le nationalisme permet de « faire carrière » en devenant pourvoyeur de ressources rares, comme les postes électifs locaux ou les avantages matériels (emplois, argent). Désenchanteur, la vision instrumentale a le mérite de rappeler l’ordinaire nationaliste en interrogeant les non-dits de la mobilisation : pour Russel Hardin, le nationalisme est un mode d’accès au pouvoir pour un groupe ethnique ou pour une élite. Il fait donc figure d’investissement rationnel pour obtenir des emplois, des richesses ou de la reconnaissance sociale. Même la haine et la violence nationaliste ne s’expliquent pas uniquement par la passion, mais résultent d’une décision fondée sur un choix rationnel, sur un intérêt sélectif. Plus profondément encore, le nationalisme est ici perçu comme un simple signe de distinction que sécrète inévitablement toute communauté, à l’image d’autres rites grégaires permettant d’unifier le groupe dans l’exclusion d’autrui (le duel était un de ces rites constitutifs de la distinction aristocratique face à une bourgeoisie de plus en plus présente à la fin du XVIIIéme siècle). Or le succès de ces rites de distinction vient du fait qu’ils permettent d’accroître la visibilité et donc le pouvoir de la communauté qui y adhère. Jouer la carte nationaliste ou communautaire peut apparaître comme une utile stratégie pour chacun de ses membres, désireux de souligner une différence qui produit de la visibilité. Stratégie de distinction, le nationalisme ethnique serait donc avant tout un mode d’imposition de soi, un moyen d’interpellation autant qu’une façon de définir et souder le groupe dans l’opposition à une altérité.
2 – La question de la pluralité des identités
Les modèles d’analyse du nationalisme posent la complexité à définir les revendications communautaires, présentées comme résolument ancrées dans la modernité mais rejetant l’Etat nation, forme politique historiquement achevée de cette même modernité. Refusant l’Etat, les ethno-nationalismes en appellent pourtant bien souvent eux mêmes à la constitution d’un Etat souverain même si la tendance dominante avec l’intégration européenne pousse à l’obtention d’une plus grande autonomie au sein d’une possible « Europe des régions », affranchie de la tutelle du national. C’est en effet là que se mesure la résurgence de ces nationalismes infra-étatiques. La construction européenne va partiellement déplacer les centres décisionnaires en affaiblissant les Etats, devenus co-gestionnaires des régions périphériques. C’est la place de l’Etat qui est remise en cause. Trop grand pour prendre en charge le détail du territoire, l’Etat est devenu trop petit à l’heure d’une mondialisation obligeant la constitution de blocs trans-nationaux antagonistes mais complémentaires. Les régions à prétention sécessionnistes l’ont bien compris en voyant dans Bruxelles un niveau de pouvoir permettant de se détacher progressivement de la domination étatique (ce n’est sûrement pas un hasard si la commission des affaires européennes de l’Assemblée territoriale de Corse est sous l’autorité de Jean Guy Talamoni, membre du principal mouvement nationaliste de l’île). La notion de subsidiarité, au principe du bon fonctionnement européen encourage en outre une autonomie de fait sur une pluralité de sujets. Ce mouvement est d’ailleurs également soutenu par les Etats européens qui, même en ce qui concerne le plus centralisé d’entre eux, l’Etat français, opèrent un mécanisme de décentralisation de plus en plus poussé. Confronté à ce tiraillement par le haut (l’Europe) et par le bas (les régions), subissant la rivalité d’acteurs émergeants aux prétentions parfois régaliennes (firmes multinationales, terrorisme transnational, flux financiers), l’Etat semble reculer, accordant aux périphéries (et à la société civile) de plus amples compétences. Mais ce recul est inégal et fortement dépendant des cultures politiques et du schéma constitutionnel des Etats considérés. La gestion de la multinationalité ou, pour le moins, de la pluralité des identités régionales (comme culturelles) est perçue de façon très différente selon les Etats. Le schéma fédéral qui est celui de l’Allemagne facilite cette gestion mais prend le risque d’encourager les tentations sécessionnistes comme le montre l’exemple belge, devenu une fédération en 1993, suite à des déchirements communautaires qui n’en finissent pas (que dire évidemment de l’ex-Yougoslavie !). Autre modèle plus original : l’exemple espagnol. La constitution de 1978 propose un schéma « autonomique » inégal selon les régions, permettant de satisfaire les particularismes régionaux mais encourageant une rivalité sans fin entre communautés autonomes ainsi qu’entre chaque communauté et l’Etat central. Le terrorisme basque, meurtrier et continu, témoigne, même si ce cas est singulier, de l’imperfection du système. L’exemple français enfin atteste la difficulté de cette gestion lorsque s’affrontent des revendications essentiellement culturelles et une culture politique profondément hostile à la reconnaissance des différences. Face aux mouvements corses mais aussi basques ou bretons, l’Etat, enfermé dans une logique républicaniste forte vis-à-vis de ses périphéries rebelles, rechigne à s’engager dans un processus qu’il perçoit comme menaçant pour son unité. Libéral et républicain, le schéma français s’oppose totalement aux demandes de reconnaissance qui émergent sur ses marges, assimilant multiculturalisme et communautarisme agressif.
2-1 : gérer la multinationalité
On s’attachera à analyser successivement la solution fédérale, la tentation autonomique, telle qu’elle apparaît en Espagne, avant de porter notre regard sur les risques de la sécession.
2-1-1 : La solution fédérale
Si la crise yougoslave a pu faire croire à un danger inhérent au système fédéral, il conviendrait de garder en mémoire les exemples historiques de fédéralisme réussi, au premier rang desquels on placera évidemment les Etats-Unis d’Amérique. Modèle fédéral, les Etats-Unis adoptent cette structure dans le sillage encore chaud de la tyrannie anglaise. La peur de la domination d’une majorité – fusse-t-elle de souche américaine – conduit les fouding fathers à préconiser un « factionnalisme constitutionnel » : diviser au maximum le corps social afin d’éviter la domination d’un seul contre tous ; créer des contre-pouvoirs permettant de neutraliser le plus puissant. Si cette logique explique bien l’organisation de la société américaine en groupes de pression, la défiance vis-à-vis de l’Etat fort, la séparation stricte des pouvoirs, elle se retrouve également dans l’organisation territoriale de l’Etat. Le fédéralisme garantit aux yeux des révolutionnaires américains l’égalité entre Etats fédérés et prévient de toute tentation autoritaire centrale. L’Allemagne également connaît une semblable organisation de son territoire, censée prévenir tout retour aux heures sombres de la période totalitaire. Mais notons qu’aucun de ces deux pays ne repose sur une fédération nationalitaire c’est-à-dire mise en œuvre afin de gérer des oppositions ou différences ethniques. Aucun Etat américain n’est pensé comme représentant exclusivement les indiens d’Amérique, les Latinos ou les Afro-américains. Seule la Belgique peut-être, parmi nos voisins européens, a adopté le système fédéral afin de répondre à une division d’ordre communautaire, opposant Wallons et Flamands, suspendant pour un temps – et pour un temps seulement – les déchirements nationalistes.
La notion de fédéralisme est plus complexe à saisir qu’il n’y paraît. Pour une certaine doctrine, l’Etat fédéral ne serait pas tellement différent de l’Etat unitaire, tous deux habités d’une même souveraineté accordée au centre. Existerait dans le fédéralisme un principe d’unitarisme perceptible dans la domination de la loi fédérale sur les lois fédérées, dans la capacité de l’Etat fédéral à déterminer ses propres compétences, dans une unité de l’organisation gouvernementale etc… Pour une autre doctrine, souvent portée par les éléments les plus sécessionnistes, seuls les Etats membres seraient souverains, conservant un caractère étatique que l’Etat fédéral n’aurait pas. La genèse du fédéralisme américain sert d’exemple fondateur : ce sont les Etats qui ont librement accepter de signer une convention d’union ; la souveraineté réside donc dans la parole des Etats membres et non dans celle de l’Etat central ou d’un introuvable peuple américain. On sait que ce débat fut tranché dans le sang lors de la guerre de sécession, rappelant aux tenants de la souveraineté locale (les Etats du sud), le principe d’une unité fédérale devenue seule souveraine. Enfin une troisième doctrine, actuellement dominante et perçue comme la solution possible aux problèmes des nationalismes intra-étatiques, défend une souveraineté partagée entre Etat fédéral et Etats fédérés. La souveraineté n’appartient alors ni à l’un ni à l’autre mais bien à tous les deux, à l’Etat collectif (puissance central) comme à l’Etat particulier (puissance locale), mais chacun dans sa sphère de compétence. Cette doctrine met donc l’accent sur la distribution des compétences, chaque niveau de pouvoir bénéficiant d’une totale souveraineté dans le cadre de sa sphère exclusive de compétences.
Le fédéralisme, perçu comme une complémentarité de deux souverainetés dans le cadre de compétences distinctes, peut conduire à résoudre partiellement les conflits nationalitaires comme le montre l'exemple belge ou même le cas canadien, confronté au désir sécessionniste du Québec. L’obtention de droits spécifiques à la fois économiques mais aussi culturels (essentiellement linguistiques) a permis à la « belle province » de perdurer dans l’ensemble canadien sans heurts majeurs. Mais la solution fédérale ne semble possible que dans les Etats confrontés à des mouvements régionalistes et non nationalistes radicaux. Le fédéralisme permet la reconnaissance institutionnelle de la différence ; il n’autorise pas l’établissement d’un nouvel Etat ou d’une contre-société. La radicalisation des nationalismes flamands et wallons laisse augurer un avenir difficile pour la fédération belge.
La solution fédérale est-elle envisageable en France ? La culture centralisatrice française comme les barrières constitutionnelles rendent bien illusoire l’adoption d’une structure institutionnelle de ce type. L’effort de décentralisation entrepris dès 1982 et poursuivi à la fin de la décennie, en Corse tout d’abord avant de toucher l’ensemble du territoire, apparaît comme une bien pâle copie du schéma fédéral. Les différences sont grandes entre fédéralisme et décentralisation. Elles tiennent essentiellement dans la reconnaissance de l’autonomie donnée aux organes inférieurs. En ce qui concerne les communautés décentralisées, l’autonomie est le résultat d’une reconnaissance précaire, perpétuellement révocable et émanant de la seule volonté des organes supérieurs de l’Etat. Dit autrement on avancera l’idée que le pouvoir des communautés décentralisés est un pouvoir dérivé et non un pouvoir originaire. A l’inverse, les entités fédérées peuvent être qualifié d’Etat au sens où elles disposent de cette autonomie de décision : elles peuvent se donner une constitution reposant sur une volonté propre ; l’Etat fédéré dispose des trois pouvoirs et singulièrement du pouvoir de légiférer qui caractérise la volonté d’une communauté ; enfin, l’Etat fédéré dispose d’une garantie par la constitution fédérale et ne dépend donc pas pour sa survie du bon vouloir de l’Etat central. On est loin, avec les collectivités locales françaises, du modèle fédéral. En témoigne l’accueil critique fait au projet de dérogation de pouvoirs législatifs à la Corse, proposé par le gouvernement Jospin au début de l’année 2001.
2-1-2 : La solution autonomique
La constitution espagnole de 1978, immédiatement suivi du pacte sur les autonomies de 1979, a mis en place un mécanisme original, à mi chemin entre le fédéralisme et l’unitarisme. A l’inverse des Etats-Unis ou de l’Allemagne, la solution autonomique a été directement adoptée pour répondre aux tentions nationalitaires, continues en Espagne depuis la fin du dix-neuvième siècle et accentuées pendant la guerre civile et l’autoritarisme franquiste. C’est donc pour sauver l’unité espagnole dont se porte garante une armée suspicieuse à l’égard de la démocratie naissante, mais également pour répondre aux aspirations souverainistes des « nationalités d’Espagne » que le législateur proposera un ordre constitutionnel hybride dont l’article 2 souligne toute l’ambivalence : « La constitution repose sur l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols, et reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et régions qui en font partie, et la solidarité entre elles toutes ». L’unité indissoluble par le droit à l’autonomie : la formule est audacieuse ! Mais elle va assurer une des plus remarquables transitions démocratiques qui soit, permettant en dépit d’un terrorisme basque meurtrier et d’une politique catalane agressive vis-à-vis de Madrid, de sauvegarder l’Espagne en tant qu’Etat.
L’autonomisme espagnol s’organise autour de deux types de communautés autonomes, celles dites de « premier rang » et les autres de « second rang ». Les premières regroupent les communautés historiques c’est-à-dire ayant bénéficiées avant le Franquisme d’un statut d’autonomie ou possédant une réelle originalité culturelle. Menées par le Pays basque et la Catalogne, sept communautés autonomes (CA) bénéficient ainsi d’importants pouvoirs propres. Les secondes – au nombre de dix – ne possèdent que des compétences restreintes même si la constitution les autorise, sous réserve d’un délai de rigueur, à demander l’élargissement de leurs compétences. Ce schéma original s’il en est, va permettre l’acceptation de la nouvel démocratie par tous, ou presque. Mais il va susciter un double phénomène : de concurrence interne entre les CA de premier et second rang pour harmoniser les compétences obtenues ; de rivalités entre toutes les CA et l’Etat central afin que ce dernier accepte de céder aux périphéries, comme l’y autorise la constitution, des blocs de compétences. Le rôle du tribunal suprême, arbitre des conflits centre/périphéries, va s’accroître au fil des ans, débouchant sur une jurisprudence plutôt favorable à ces dernières. Menacé par des CA gourmandes, le pouvoir central a de plus en plus de mal à se maintenir au point que certains ont pu dire que, plus que le terrorisme, le droit apparaît bien comme l’adversaire tenace de l’unité du pays.
Différent du schéma fédéral, par son absence de double pouvoir constituant (il n’existe qu’une constitution en Espagne) ainsi que par l’unité de son pouvoir judiciaire, l’autonomisme espagnol est également fort différent du schéma unitaire français. Quatre aspects témoignent de cette divergence : l’accès volontaire à l’autonomie s’oppose au seul pouvoir décisionnaire étatique en France en ce qui concerne la création de collectivités décentralisées ; le statut concerté des régions espagnoles s’oppose au schéma français où l’Etat définit unilatéralement le statut des collectivités ; l’existence d’institutions politiques comme un parlement diffère des collectivités hexagonales aux seules institutions administratives ; enfin si les collectivités françaises ne possèdent que des pouvoirs réglementaires, les CA espagnoles disposent d’un réel pouvoir législatif. Là encore l’accueil glacial de l’audacieuse « réforme Jospin » pour la Corse, proposant un pouvoir législatif encadré à l’assemblée territoriale, atteste la distance qui sépare encore la culture institutionnelle française de celle de ses voisins (l’Italie dispose d’une organisation constitutionnelle assez similaire, bien que moins audacieuse, à celle de l’Espagne).
2-1-3 : de la sécession au patriotisme constitutionnel
Le principe de sécession repose sur deux types de justifications, partiellement opposés. Pour certains, la sécession est légitime lorsqu’une majorité de la population du territoire s’affirme désireuse de recouvrer son autonomie par rapport à l'Etat de rattachement. Dans cette optique contractuelle, la fin de l’unité sous l’autorité d’un Etat-nation, doit être librement choisie par un groupe majoritaire sans nécessiter d’autres justifications. La simple volonté du plus grand nombre vaut droit à la sécession. Nul besoin d’en appeler à l’existence de mauvais traitements, à la réalité d’une domination autoritaire pour légitimer le choix du retrait. Une autre école, dominante, ne justifie la sécession qu’en réponse à des pratiques discriminatoires ou des injustices historiques qui mettraient à mal le contrat social. On retrouve la perspective Lockéenne du « droit à la révolte » face à un pouvoir autoritaire et peu respectueux des droits fondamentaux des individus. La sécession s’apparente alors à un principe compensatoire pour le peuple brimé par un pouvoir ayant rompu le « trust » (le lien de confiance). Quelque soit la perspective privilégiée, il apparaît compliqué de justifier une éventuelle tentation sécessionniste en Corse. Tout d’abord en raison de l’absence – régulièrement mesurée par sondages – de majorité claire se prononçant pour une sortie du cadre national français ; ensuite parce qu’il serait historiquement faux et politiquement trompeur d’affirmer que les habitants de l’île aient pu subir une discrimination telle qu’elle justifie la volonté d’un destin à part. Ces deux éléments ne se retrouvent pas dans la relation entre le continent et l’île. Au contraire, les diverses tentatives pour mesurer la volonté populaire d’affranchissement du cadre national accordent aux sécessionnistes déclarés moins de 15% des voix. L’immense majorité de la population affirmant à l’inverse son choix de rester français tout en pouvant par ailleurs soutenir, pour des raisons culturelles ou politiques, les mouvements corsistes insistant sur la sauvegarde du particularisme insulaire. De même, l’histoire contemporaine de l’île atteste les liens forts avec le continent et singulièrement avec le pouvoir central. Rares sont les régions à avoir autant participé à la construction de l’Etat français, à travers les administrations coloniales, policières ou pénitentiaires où les Corses opèrent en nombre. Ces liens structurels se doublent d’une proximité sentimentale entretenue par l’Etat. Premier département libéré après guerre, la Corse est régulièrement rappelée aux souvenirs des heures glorieuses de la libération dans les discours et pratiques du pouvoir. Elle fait aussi l’objet d’une attention politique, économique (en termes d’aides financières) et médiatique toute particulière, rendant peu crédibles les discours sur l’exploitation et le mépris vis-à-vis des insulaires.
Mais la question de la sécession pose également un autre problème. L’idée sécessionniste repose sur le droit à l’autodétermination des peuples, présentés comme libres de définir leur statut politique. Si le principe paraît simple, son application l’est moins. Le principal problème étant de savoir qui est le peuple. Ivor Jennings précise la question : « en apparence, le principe d’autodétermination semblait raisonnable : laissons le peuple décider. En fait, il était ridicule car le peuple ne peut décider avant que quelqu’un ne décide qui est le peuple » (cité par Dieckhoff, 2000, p. 248). Appliquée au cas corse, la remarque ne manque pas d’à propos. Qui est le « peuple corse » ? La définition du peuple peut se faire sur une base ethno-culturelle ou sur une simple base territoriale. En se fondant sur des critères ethniques et culturels, la définition d’un « peuple corse » ne manque pas de difficulté. La connaissance de la langue, la possession d’un patronyme en « i », l’existence d’ancêtres insulaires (jusqu’à quelle génération ?) suffisent ils pour garantir le statut de « corse de souche » ? Outre le difficile choix des critères de l’ethnicité valant citoyenneté, il apparaîtrait bien vite qu’une large partie de la population présente dans l’île, originaire du continent ou d’ailleurs, ne pourrait se prévaloir d’une nationalité corse. Comment dès lors conserver sur son sol autant de « non nationaux » ? La définition d’une citoyenneté sur une base ethnique n’aboutit-elle pas à un rétrécissement terrible du politique, substituant au principe de l’acceptation et de la gestion de l’altérité un principe de l’entre soi, du culte de l’homogénéité identitaire, profondément contraire à l’idée du dialogue qu’instaure la politique ? Le choix d’une base territoriale, en apparence plus simple concernant une île, bute évidemment sur la conception d’un nationalisme français percevant la Corse comme partie de son propre territoire. Ce choix remet en cause également l’intangibilité des frontières en Europe, héritée du modèle de l’Etat-nation, ouvrant dès lors la boite de pandore à tous les régionalismes organisés, au risque d’aboutir à un démembrement complet des territoires politiques.
Le recours à la violence de quelques uns semble participer à cette logique sécessionniste. Mais il apparaît peu crédible pourtant qu’une lutte armée de faible intensité ne parvienne à faire plier un Etat fort. Pourtant la violence a des conséquences inavouées qui participent à la stratégie sécessionniste. Plus que d’obtenir par les armes une indépendance, les nationalistes clandestins utilisent la violence afin de circonscrire le « peuple corse » et présenter comme réalisable l’objectif de l’indépendance. C’est cette fonction identitaire de la violence qui peut s’avérer particulièrement pertinente. Véritable message, la violence inscrit en lettres de sang la distinction identitaire entre les non-corses, cibles des attentats, et les vrais corses, ceux au nom de qui la lutte est pratiquée, voire ceux là même qui opèrent violemment. La violence prétend répondre à la complexe définition du « peuple corse » : sont considérés comme insulaires et donc politiquement décisionnaires, ceux qui appuient la « juste » revendication nationaliste, rejetant les autres dans une indignité nationale. La violence circonscrit l’identité du « vrai » peuple corse et pose sur le territoire son empreinte, faite d’attentats multiples, s’assurant une visibilité par tous et pour tous. A l’image de l’Etat entretenant le sentiment national par l’érection de monuments et symboles nationaux, la violence clandestine prétend faire advenir la nation corse par la déconstruction, signe du pouvoir et de la présence nationaliste.
L’évitement de toute tentation sécessionniste, violente ou pacifique, passe finalement par le dépassement du cadre national. Les ethno-nationalismes modernes, en accord avec le processus d’unification européen, semblent parfois s’orienter dans cette voie. L’idée serait de déterminer ce qui pourrait constituer une identité post-nationale, permettant la reconnaissance de la diversité dans le maintien de l’unité, faisant coexister la défense des particularismes avec un projet citoyen à vocation universelle. Le philosophe allemand Jurgen Habermas, dans une contribution récente, propose une voie originale en proposant de penser l’unité de la collectivité non plus autour d’une identité à base territoriale ou ethnique mais autour de valeurs juridico-politiques. Ce « patriotisme constitutionnel » fait reposer le sentiment d’appartenance sur des principes juridiques et politiques constitutifs de l’organisation d’une communauté politique. Le passé ou les traditions ne sont plus le ciment de l’identité collective au profit de l’adoption et du culte des valeurs de la modernité inscrites dans le droit fondamental. La patrie devient patrie constitutionnelle et non nation. Envisagé dans le but de faire naître un sentiment d’identification européen, ce projet républicain, en dépassionnant le débat, pourrait participer à l’émergence d’une nouvelle appréhension « nationaliste » qui satisfasse aux exigences de reconnaissance des régions à forte identité. Fondé sur l’acceptation de la démocratie et des valeurs humanistes, un tel ciment unificateur n’exclut guère et propose une unité minimum tout en permettant l’expression d’une pluralité des cultures et comportements. Englobant à l’excès, il ne se définit pas contre (les autres nations, les autres traditions) comme le fait le nationalisme, mais pour (un certain ordre, des valeurs…). Son adoption pose on ne peut mieux la question de la reconnaissance des identités plurielles ; débat central qui est celui du multiculturalisme
2-2 : le multiculturalisme
Le débat sur le multiculturalisme vient d’une critique lancinante faite au libéralisme politique, accusé de refuser d’admettre en son sein des identités plurielles et divergentes, pouvant bénéficier d’une reconnaissance institutionnelle. Il importe donc, avant de poser les termes du multiculturalisme, de préciser la position libérale ainsi que celle, antagoniste, du communautarisme.
Le libéralisme politique pose deux principes fondateurs : le premier est l’exigence de la raison pour justifier les choix que les individus font concernant leur mode de vie et le type de valeurs qu’ils partagent. Le deuxième est l’acceptation des différentes valeurs choisies rationnellement par les groupes et individus. Une société sera considérée comme libérale si elle se montre tolérante vis-à-vis des multiples conceptions du bien, c’est-à-dire vis-à-vis des diverses façons de concevoir le « vivre ensemble » que les individus proposent. Le problème vient de l’inévitable confrontation des différents points de vue rationnels au sein d’une société libérale qui se doit de tous les accepter : comment s’opère, au sein de cet affrontement pluriel, le consensus nécessaire à toute société démocratique ? Pour les libéraux, comme John Rawls, il est nécessaire que les principes de justice s’imposent aux différentes conceptions du bien, indiquant de ce fait la priorité du sujet par rapport aux fins qu’il s’assigne. Ce qui importe, selon Rawls, c’est de percevoir l’individu comme un « sujet désincarné » c’est-à-dire non habité par des attributs ethniques, raciaux, sexuels, culturels qui pourraient définir ses buts recherchés et conduire ainsi à une querelle sans fin, chaque individus étant pourvu d’attributs différents. Le sujet libéral doit donc jeter « un voile d’ignorance » sur ce qui constitue son être de chair, afin de pouvoir décider en raison des principes d’une vie juste. Il est alors inévitable qu’un consensus émerge entre la multitude des sujets, non chargés de leurs appartenances identitaires devenues délibérément exclues de l’espace public. Une approche purement libérale, dans le sens rawlsien du terme, de la situation corse pousserait à une totale désincarnation du sujet, non habité par un quelconque sentiment identitaire local (comme par ailleurs par un quelconque sens de l’Etat républicain) au profit d’un rationalisme ouvert.
C’est ce « moi non encombré » ou « moi désengagé » que vont prendre pour cible les communautariens, résolument hostile à la définition du libéralisme. Pour eux, le sujet libéral est un leurre en même tant qu’un mensonge. Un leurre tout d’abord parce qu’il est impossible de trouver de véritables sujets désengagés. Chacun est habité par son histoire, sa culture d’appartenance, sa terre, son identité sexuelle etc… Le projet communautarien s’oppose en tous points au libéralisme en refusant de reconnaître l’autre comme un égal, comme un autre moi, mais au contraire en le percevant comme une altérité radicale, altérité irréductible qu’il convient justement de préserver. Pour les penseurs communautariens, ce que nous sommes n’est pas affaire de choix mais est intimement lié à nos attaches, à notre environnement, à notre histoire qui constituent l’identité individuelle dans un contexte particulier. Le leurre libéral est d’imaginer un citoyen sans racine et sans histoire. L’objectif de toute société est alors d’aider les individus à cultiver ce qui fait leur raison d’être en même temps que la source de leur bonheur : le culte des racines et de l’identité première. On voit comment cette optique communautarienne est intimement lié au projet nationaliste en Corse ou au sein d’autres identités territorialisées, insistant tout particulièrement sur le nécessaire rôle de l’Etat dans l’apprentissage de la langue corse ou dans la sauvegarde de l’identité insulaire. Le sujet rawlsien est en plus un mensonge car, expliquent les communautariens, il répond à une certaine histoire, une certaine tradition qui est celle du libéralisme politique européen. En ce sens, le sujet libéral n’est pas si désengagé que cela ; il incarne le modèle dominant dans les société libérale, c’est-à-dire national, blanc, mâle et appartenant à la religion de l’Etat. Véritable révolution illibérale, le communautarisme, tel qu’il peut s’exprimer entre autre dans les franges radicalisés des communautés ethniques (mouvements ethno-nationalistes) ou sexuels (mouvement gay), prend le relais du romantisme en proposant une société composée d’une multitude de groupes culturellement situés, possédant chacun des droits collectifs antagonistes, sans unité commune, aboutissant à un consensus improbable. On notera que le communautarisme partage avec le républicanisme, tel qu’on le connaît en France, une même certitude quant à la primeur du bien collectif sur le juste. Tout comme le communautarisme, le républicanisme s’attache en effet à définir une certaine conception du bien devenue dominante et constitutive d’un modèle de société : la participation civique et l’unitarisme. En opposition avec le libéralisme, il s’agit donc là aussi de refuser la neutralité de l’Etat, devenu serviteur d’une certaine conception du bien au détriment du droit (de ne pas voter, de ne pas s’engager, de ne pas être civique…). Paradoxe surprenant, le mouvement républicaniste le plus orthodoxe partage avec les communautariens ethniques (en Corse ou ailleurs) une même hostilité pour le libéralisme. Contre toute attente, le lien philosophique n’est pas si ténu entre un Chevènement incarnation vivante du républicanisme français et un Talamoni aux conceptions ethno-nationalistes affirmées.
C’est au centre de tous ces courants qu’émerge la problématique multiculturelle, critique à la fois envers un libéralisme indifférent aux différences, un républicanisme violemment hostile à une altérité exprimée et un communautarisme incapable de penser un devenir collectif, tant il pense la société en un ensemble de groupes distincts. Le multiculturalisme, sous l’impulsion du philosophe canadien Charles Taylor, estime qu’il est possible de vivre la modernité sans demander aux individus de renoncer à leurs identités. Mais il se refuse à faire de ces identités singulières les seules matrices légitimes de perception du monde, à l’image des communautariens. Il ne s’agit donc pas de considérer les droits communautaires comme supérieurs aux droits fondamentaux issus des valeurs libérales (liberté de communiquer, respect des droits de l’homme…) mais de permettre l’existence de droits collectifs en accord et sous le contrôle des droits individuels. Dans cette perspective, le droit à la lingua corsa ne saurait s’imposer contre, par exemple, l’accord implicite des parents à décider librement que le français se doit de rester le seul idiome de communication à enseigner pour leurs enfants. Pour ce faire, le courant multiculturaliste n’est pas favorable à une neutralité de l’Etat en ce qui concerne les affaires culturelles mais pense au contraire qu’il est du devoir de l’Etat d’assurer la protection des droits culturels et collectifs menacés par la modernisation. Plus encore, si l’Etat se doit d’intervenir, c’est justement pour sauvegarder le sujet en tant qu’individu capable de poser librement des choix de vie. Pour Taylor, l’individu ne peut être un sujet raisonnable et raisonnant que dans la mesure où sa langue, sa culture, son histoire lui offrent les moyens de comprendre son environnement. Il est donc du devoir d’un Etat « libéral » que de permettre la sauvegarde de l’environnement culturel de chacun, seul à même de contribuer à l’émancipation de l’individu en tant que sujet. Cette perspective a des conséquences importantes et permet de mieux comprendre, à notre sens, l’esprit du récent processus de Matignon pour la Corse, aboutissant à l’instauration de droits collectifs différenciés. La mise en place d’un mécanisme d’apprentissage normalisé du corse dans les établissements scolaires de l’île peut être interprété comme une volonté de sauvegarder une communauté en lui offrant les moyens de continuer à se penser comme telle dans le futur, en lui assurant une « survivance » en tant que groupe différencié. Loin de s’apparenter à une mesure pré-moderne, renvoyant à l’âge des patois et des tribus, la sauvegarde institutionnalisée de la langue participe à l’affirmation du sujet moderne en permettant à l’individu d’interpréter le monde au travers de son prisme culturel naturalisé. Si la langue est constitutive de mon être comme de la survivance de ma collectivité, il est normal qu’elle soit défendue et enseignée. De la même façon, le projet de délégation à l’Assemblée territoriale de Corse de pouvoirs législatifs encadrés (par le parlement national, le juge administratif et le juge constitutionnel), participe aussi de cette logique multiculturelle. Il s’agit de permettre l’inscription de droits collectifs pour une communauté à part dont l’histoire comme l’actualité témoignent de la différence avec le continent. Si la logique libérale s’oppose à une telle évolution (principe d’équité de l’Etat ne devant pas encourager un groupe particulier par rapport à d’autres), la nécessité de la reconnaissance des différences pousse à justifier cet « universalisme concret » où l’individu, tout en étant citoyen, pourrait également s’affirmer comme membre d’une communauté historique et culturelle singulière.
L’actualité corse, comme la majeure partie des nationalismes ethniques périphériques en France, semble interroger le républicanisme français, rigide dans son unitarisme, plus qu’elle ne semble défendre la perspective de la constitution d’un Etat nation différencié. C’est l’hostilité à l’expression des différences (perceptible également lors de l’affaire du « foulard islamique » ou lors du débat mouvementé sur le PACs) qui est désignée par les tenants du multiculturalisme. La crise corse met en ce sens en lumière le rigorisme républicain. Sa résolution passe probablement partiellement par une meilleure prise en compte juridico-politique des différences identitaires, lorsque celles-ci ressentent le besoin de s’exprimer.
On tient là une des difficultés de la solution multiculturelle. En préconisant une meilleure reconnaissance de la multiplicité des identités culturelles, la solution sécrète un problème de taille : elle ouvre la boite de pandore des identités en multipliant à l’infini les registres de l’identité institutionalisable. En ce qui concerne les identités territorialisées, les choses semblent entendues dans de nombreux pays, comme le Canada, exemple parlant d’un pays multiculturel qui offrira à sa minorité francophone, mais aussi à sa minorité Inuit, une véritable reconnaissance qui prendra la forme de droits différenciés, susceptible d’encourager la sauvegarde linguistique (concernant les emplois publics, l’obligation faite aux immigrants du Québec d’apprendre le français…). Mais ce qui est relativement accepté pour les identités territorialisées ne va pas de soi concernant les autres identités (religieuses, sexuelles ou même festives ou sociétales). Pour le dire autrement, toutes les identités se valent-elles ? sur quelles bases prétendre à la reconnaissance ? comment reconnaître une identité légitime susceptible d’offrir à ses membres une telle possibilité de choix qu’elle détermine une certaine conception du bien : ce qui vaudrait pour les Corses, les Basques, vaudraient également pour les gays, les fumeurs, les obèses, les raveurs etc… ? Libérale dans ses fondements et généreuses dans son expression, la solution multiculturelle est, on le voit, complexe dans sa mise en œuvre. Au delà des freins culturels et politiques dont témoigne le gouvernement de Paris vis-à-vis de l’île, c’est toute une grammaire de la vie en commun qui se trouve fragilisée… et qui reste à réécrire.
Ouvrages cités :
- Benedict Anderson, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996.
- Walker Connor, « a Nation is a Nation, is a State, is an Ethnic group, is a… », Ethnic and Racial Studies, London, n°1, octobre 1978.
- Karl Deutsch, Nationalism and Social Communication, London, MIT Press, 1969.
- Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats, Paris, Flammarion, 2000.
- Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1988.
- Jurgen Habermas, Ecrits politiques, Paris, CERF, 1990.
- Russel Hardin, Collective Action, Washington DC, John Hopkins University Press, 1982.
- Christophe Jaffrelot, « Les modèles explicatifs de l’origine des nations et du nationalisme » in Delannoi et Taguieff (dir), Théories du nationalisme, Paris, Kimé, 1991.
- John Rawls, A theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 1971.
- Anthony Smith, « The Ethnic Sources of Nationalism », Survival, vol.35, n°1, printemps 1993.
- Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 1992.
- Paul Zawadsky, « Le nationalisme comme religion séculaire » in Delannoi et Taguieff, Nationalisme en perspective, Paris, Berg, 2001.
Xavier Crettiez
Professeur de science politique à l’Université de Versailles Saint-Quentin.
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