L’affaire Bonnet
(article paru dans Dominique Chagnollaud, Responsabilité pénale et vie publique en France et à l'étranger, Paris, éd. Panthéon Assas, 2002)
Pour essayer de comprendre cette affaire, politique, judiciaire et hautement médiatique, il semble nécessaire dans un premier temps d’en rappeler les faits, et la difficile chronologie. Derrière une description factuelle précise, nous souhaiterions faire émerger ce que nous pouvons appeler la configuration des responsabilités.
L’objectif de cette présentation est de clarifier le jeu des responsabilités, toujours diluées en politique du fait de la complexité croissante des processus décisionnels ; plus encore dilué lorsqu’il s’agit de la Corse. Il ne s’agit pas ici de désigner, sur le modèle d’un juge d’instruction, par ailleurs au travail en ce moment même, les responsables de cette affaire. Juste de préciser « l’état des lieux » qui rendra possible, je dirai même prévisible (il est facile de se faire oracle après la tempête !), l’issu aussi ridicule que dramatique pour l’Etat de droit de cette affaire des paillotes.
C’est enfin le paradoxe de cette affaire que je voudrais souligner, faisant de l’E un acteur de la clandestinité, sur le modèle de ceux qu’il a vocation de combattre.
1 - Présentation de l’affaire
L’affaire Bonnet, du nom du préfet de Corse nommé dans l’île le 11 février 1998, 5 jours après l’assassinat de Claude Erignac, n’émerge comme telle que suite à l’affaire de la paillote « chez Francis », incendiés par quelques gendarmes, membres d’une unité spéciale : le GPS, aux ordres directs du préfet[1]. On distinguera donc rapidement, l’affaire de la paillote, « affaire de l’Etat », traduisant un dysfonctionnement grave des services régaliens sous l’action de quelques fonctionnaires, de l’affaire Bonnet, « affaire d’Etat », qui est celle de la mise en place, en Corse, d’une politique publique incontrôlée en dehors et parfois même en opposition aux règles de l’Etat de droit[2]. Si « l’affaire de l’Etat » engage directement la responsabilité pénale des protagonistes directs de l’incendie de la paillote (incendiaires et commanditaires), « l’affaire d’Etat » aurait dû, de façon plus claire qu’il n’a été, mettre en jeu la responsabilité politique du gouvernement de Lionel Jospin.
- L’affaire Bonnet part de l’assassinat du préfet Claude Erignac qui est ressenti dans la France entière comme un choc national. Pour le gouvernement Jospin, c’est le plus grand affront que les clandestins du FLNC - immédiatement montrés du doigt - puisse faire à l’Etat. Ce dernier se prononce immédiatement de façon extrêmement ferme contre la violence et pour un « indispensable sursaut » en Corse[3]. Il s’agit, selon les termes mêmes du préfet Bonnet, de rétablir l’Etat de droit dans l’île en mettant fin à la « violence endémique », à la « dérive civique » d’une population suspecte de laxisme vis-à-vis de la légalité et à la « dérive politique » des élus locaux et d’une nouvelle classe montante qualifiée de « nationale-affairiste »[4].
Pour ce faire l’Etat entend mettre les moyens. Bernard Bonnet est présenté par le premier ministre comme « l’homme qu’il faut là où il faut » ; comprendre « un vrai Républicain sans complaisance avec le régionalisme (expérience occitane) apte à rétablir l’ordre républicain ». Le conseil des ministres élargit ses pouvoirs de police pour « disposer de moyens exceptionnels en cas de crise menaçant gravement l’ordre public ». Plus concrètement, il va utiliser dès les premiers mois de son installation, un arsenal légal jusqu’alors peu usité : le contrôle de légalité, en particulier en ce qui concerne l’urbanisme et le respect du POS[5] ; les missions d’inspection que lui envoie les ministères (concernant, en particulier, les modes de financement de la CADEC, caisse agricole) ; l’utilisation de l’article 40 du code de procédure pénale qui oblige tout fonctionnaire ayant connaissance d’un crime ou d’un délit à le dénoncer au procureur de la République. L’utilisation pléthorique de ce dernier recours, entre 5 ou 6 fois par mois, inonde les parquets corses et met une forte pression sur les socio-professionnels de l’île. La colère des élus comme d’une partie de la population commence à croître face à un préfet sans concession, surnommé le « gouverneur » ou « vice-roi », rattrapant à la hussarde près de 20 ans de carence administrative dans l’île.
Mais du rétablissement de l’Etat de droit, on va passer progressivement à l’établissement d’un état d’exception. D’une saine rigueur administrative (dont il convient de mesurer l’apparence de brutalité au regard du laxisme passé), on évolue vers une logique policière, sur fond d’enquête autour de l’assassinat d’Erignac. Car la réussite de la nouvelle politique en Corse passe parallèlement par la résolution de l’assassinat de l’ancien préfet, meurtre fondateur de la nouvelle politique corse, cause sacrée du ministère de l’Intérieur et de Matignon.
Or l’enquête Erignac est l’occasion de vives tensions entre les représentants de l’Etat dans l’île.
Tensions entre acteurs policiers tout d’abord : Traditionnellement, l’anti-terrorisme relève de la DNAT dirigée par le commissaire Roger Marion, ainsi que des Renseignements Généraux sous l’autorité de Yves Bertrand. En Corse, la Gendarmerie peut également avoir un rôle actif vu sa large occupation du territoire (97% de l’île est « zone gendarmerie ») et sa bonne imbrication locale. Enfin, le SRPJ local, dirigé au moment de l’assassinat du préfet par Dimitrius Dragacci, suit quotidiennement l’évolution d’une violence poreuse, à la fois sociale et politique. A cette multiplicité d’acteurs policiers s’ajoute une concurrence au sein des services judiciaires spécialisés entre les juges Bruguière et LeVert (saisi de l’affaire Erignac) et le juge Thiel, originellement saisi de l’affaire de Pietrosella[6]. On ajoutera une concurrence feutrée entre cabinets ministériels, celui de Matignon où se gère traditionnellement depuis « l’après-Joxe » le dossier Corse[7] et celui de l’Intèrieur[8]. Sans parler des interférences présidentielles (Maurice Ulrich, conseiller de Jacques Chirac sur les problèmes de sécurité) ou des mythiques et fameux « réseaux Pasqua ».
C’est dans ce jeu de concurrence mutuelle entre services d’Etat, dont on verra qu’il ne sera nullement modéré par le pouvoir politique, que l’affaire Bonnet prend sa genèse. Une étude détaillée de cette configuration d’acteurs, de leurs interactions réciproques serait nécessaire pour comprendre l’affaire. Celle-ci s’avère difficile à établir compte tenu de l’opacité des faits et de la rareté des informations disponibles. Tentons cependant, au risque de rentrer dans le détail, de cerner le jeu des responsabilités, né du déroulement de l’enquête.
Le jeu de force latent aboutit, dès avril 1998, à l’éviction du juge Thiel et de la gendarmerie (enquêtant sur l’affaire de Petrosella). A l’heure où est rediscutée la répartition nationale des forces de sécurité de l’Etat, les conflits sont nombreux entre police et gendarmerie. En ce qui concerne l’anti-terrorisme, les liens établis sur les dossiers basques et islamistes entre le « pool » judiciaire, sous l’autorité du juge Bruguière, et la 6éme section de la DCPJ dirigée par Roger Marion, assurent à cette dernière l’exclusivité des recherches. Les gendarmes en feront les frais. Il en ira de même pour le patron de la police judiciaire locale, Dimitrius Dragacci, qui perd son poste de direction alors que ses hommes, soupçonnés par les enquêteurs parisiens et le préfet de Corse de collusion avec le milieu nationaliste, laissent la place à la DNAT[9].
Mais le pouvoir politique socialiste et les cabinets se méfient d’une DNAT classée, à raison, à droite de l’échiquier politique et fortement soupçonnée d’être au main des « réseaux Pasqua » dans l’île. La pression est forte sur le préfet : il faut contrebalancer l’influence de Marion en s’appuyant sur la gendarmerie pour mener l’enquête, tout autant que sur la police. L’idée de créer un corps de gendarmes spécialisé dans le renseignement et l’action anti-terroriste prend forme. Ce sera chose faite en juillet 1998 avec la création du GPS alors que le Journal Officiel du 3 juin donne au préfet des « pouvoirs spéciaux » sur le modèle des préfet de zone de défense[10]. Cette création d’un corps d’exception coïncide avec un certain retournement de l’opinion publique insulaire, confrontée à la guérilla administrative du préfet et aux méthodes musclées de la DNAT appliquant au terreau social insulaire, une pratique d’arrestations brutales expérimentée sur les réseaux islamistes ou basques. Le silence traditionnel face à l’Etat se mue peu à peu en refus de la stigmatisation dont les Corses semblent faire l’objet.
Bernard Bonnet, soutenue par une hiérarchie méfiante à l’égard de la police, va traiter lui-même l’enquête Erignac. La double enquête commence et se prolonge alors qu’à Paris, le ministre de l’Intérieur subit un grave accident opératoire. Disposant d’un informateur bavard, le préfet Bonnet est disposé à collaborer avec le juge Bruguière qui, fait exceptionnel, laisse l’autorité administrative préfectorale avoir accès à la procédure judiciaire. Mais alors que Bernard Bonnet transmet au juge Bruguière et au procureur de la République une note d’information détaillant les membres du commando à arrêter, Roger Marion, opérant sans consultation avec l’autorité judiciaire, interpelle à Bastia un seul membre présumé du commando, Jean Castella, laissant méfiant le reste du groupe, présent sur Ajaccio. Cette faille dans la coordination des services de police et de justice est ressentie par le préfet de Corse comme une marque de soupçon à son encontre et de défiance par rapport à la politique de rétablissement du droit, entreprise dans l’île. Le préfet, méfiant vis-à-vis de la police devient convaincu qu’il ne peut compter que sur ses seuls efforts[11].
C’est dans cette ambiance de tension et de déchirement au sein des services de l’Etat que va être pensée l’opération « paillote ».
Dans le cadre du rétablissement de l’Etat de droit, le dossier de l’occupation illégale des plages du domaine public maritime est une priorité. Très médiatique, ce dossier est symbolique, aux yeux du préfet, du retour à l’Etat de droit. Si l’enquête Erignac freine l’activisme du représentant de l’Etat, elle ne l’atteint pas totalement. La question des paillotes est posée brutalement lorsque Yves Féraud, propriétaire de chez Francis, déclare dans une émission télévisée, en novembre 1998 sur F2 : « je sais que je suis dans l’illégalité mais je vais y rester ». Selon les déclarations du colonel Mazères, mis en examen par le juge Camberou d’Ajaccio, cette déclaration stupéfait Bonnet qui parle d’un « sentiment d’impunité judiciaire », principal frein à son action rédemptrice[12]. Le plan paillote est-il alors en gestation ? Dans un premier temps prime l’action légale : le 2 mars 1999, la préfecture annonce « la remise en état » du littoral. Le génie militaire détruit la terrasse du restaurant Roses des sables à la sortie d’Ajaccio. Le 9 avril, c’est la paillote de la plage d’argent, face à Ajaccio, qui est visée. L’opération est prévue le jour même où l’Assemblée Territoriale de Corse doit examiner une motion présentée par les nationalistes de Corsica Nazione visant à surseoir à la démolition des paillotes. Prévenus par le propriétaire de la paillote, familier d’un employé de l’Assemblée de Corse, de nombreux élus insulaires dont un responsable politique continental (François Léotard) s’interposent, rejoignant un groupe de manifestants menés par Yves Féraud. La situation est explosive et le préfet Bonnet cède, alors que de nombreuses pressions d’élus et de responsables policiers l’engagent à surseoir à la destruction de la paillote « chez Francis », prévue dans les mois à venir.
Les interrogatoires, par le juge d’instruction, du préfet, de son directeur de cabinet Gerard Pardini et du colonel Mazéres, commandant de légion et intime de Bonnet, font état de ce tournant critique du 9 avril. L’opération avortée est vécue par la préfecture comme un camouflet en même temps qu’une conspiration : Des élus locaux - et nationaux (José Rossi et François Léotard) - se sont opposés au préfet ; la PJ et les RG semblent récuser la politique suivie (sur fond de rivalité dans l’enquête Erignac) ; la gendarmerie est accusée par Bonnet de n’avoir pas suivi ses instructions en n’isolant pas suffisamment le site de Mare e sole sur la plage d’Argent, laissant s’organiser la contestation ; le pouvoir politique (cabinet Matignon) condamnera les propos ironiques du préfet, tenus le lendemain à Corse Matin, faisant allusion au « mur de Fréjus », visant l’ancien ministre Léotard[13]...
Le 20 avril, soit 11 jours plus tard, la paillote de chez Francis est incendiée par 3 officiers du GPS, abandonnant dans la débâcle une cagoule et un poste émetteur corail, signant la participation d’un corps militaire à l’attentat.
2 - Les leçons juridiques et politiques d’une dérive
Les leçons de l’affaire...
- La première leçon est d’ordre très générale. On remarquera d’abord, et de façon paradoxale, que le traitement judiciaire de l’affaire Bonnet peut être interprété comme un réel progrès de l’Etat de droit. Pour la première fois, une action illégale engageant des fonctionnaires d’Etat ne peut se cacher derrière la raison d’Etat. On saluera, dans la mise en lumière de cette affaire, dans sa publicité, dans l’indépendance de la justice à l’oeuvre, la force de l’Etat de droit contre le droit de l’Etat. On notera également l’heureuse singularité française en Corse : « l’opération main propre » montée suite à l’assassinat du préfet Erignac, l’est par l’Etat lui-même et non à l’initiative de quelques juges férus d’indépendance comme ce fut le cas en Italie ou en Espagne.
- La deuxième leçon porte sur la question de savoir si l’affaire Bonnet peut être considérée comme une « affaire de l’Etat » plutôt que comme une « affaire d’Etat ». Finalement, il s’agit de se demander si cet acte de T ne relève que de la responsabilité pénale de quelques fonctionnaires égarés ou s’il engage plus généralement la responsabilité constitutionnelle des gouvernants.
Il paraît évident que la responsabilité pénale des agents de l’Etat, auteurs de l’attentat, est vivement engagée. Il s’agit là d’une responsabilité individuelle jugée à l’aune de la commission d’une infraction relevant du code de procédure pénale. En aucun cas, cette responsabilité ne saurait être étouffée par la mise en avant d’une responsabilité supérieure, collective, engageant l’appareil de gouvernement dans son ensemble.
Pour autant cette dernière demeure. Le récit détaillé de l’affaire Bonnet nous semble mettre en avant une tendance lourde : celle de la criminalisation de la responsabilité, substituant la responsabilité pénale des agents de l’Etat, ici légitimement engagée, à une non moins légitime responsabilité politique des gouvernants. L’infraction constatée qui dévoile le crime masque, alors qu’elle devrait révéler, la faute politique des gouvernants. Dans cette affaire, il ne saurait y avoir exclusion des deux formes de responsabilité, mais plutôt convergence, tant la faute politique semble avoir conduit à l’infraction pénale.
De quelles fautes politiques parle-t-on ?
- L’affaire Bonnet, c’est avant tout la confusion entre Etat de droit et Etat d’exception. Cette mise en place de procédures et de moyens d’exception qui sortent souvent du contrôle de légalité et de la surveillance administrative, fut du ressort du gouvernement. On ne peut que voir là une première faute politique consistant à sublimer la force de l’Etat au dépend de la capacité de contrôle de son action. Dans la mesure où l’instauration d’une politique publique singulière en un point du territoire national (fusse la Corse) ressort exclusivement de décisions gouvernementales, il est normal que les conséquences de cette politique publique relèvent de la responsabilité politique de ce même gouvernement. Ainsi, l’octroi au préfet Bonnet de pouvoirs de police exceptionnels ainsi que la création d’un corps militaire d’exception à son seul service, relève de la responsabilité politique des décideurs[14].
- La deuxième faute relève de « l’esprit de la nomination ». On peut parler d’une faute plus subjective, résultant de l’extraordinaire pression politique instaurée sur les acteurs directs de l’affaire. Ici, la responsabilité du gouvernement doit être mesurée à la hauteur de son engagement proclamé en Corse. Or celui-ci fut majeur : le rétablissement rapide de l’Etat de droit et la résolution de l’enquête Erignac sont érigées en priorités nationales, en « cause sacrée de la République ». C’est toute une politique de rupture avec les errements passées qui est jugée sous l’œil des média. Peut-on dire que la conjonction de ses deux situations : pression politique + mise en place de moyens d’exception va favoriser les conditions du dérapage ?
- La faute politique est plus flagrante encore dans l’examen détaillé du déroulement de l’enquête sur l’assassinat d’Erignac. Selon une déclaration du préfet de Corse au juge d’instruction, rapportée par le journal l’Express, ses informations confidentielles sur l’identité des assassins, transmises au cabinet de Matignon et au procureur de la République, n’ont pas été immédiatement mises à disposition des hommes de la DNAT chargés de l’enquête[15]. La méfiance du pouvoir politique par rapport à une police soupçonnée d’être « de droite » aurait donc freiné la bonne efficacité du travail policier, pérennisant les mécanismes de la double enquête. Cette intrusion supposée du pouvoir politique, freinant le bon déroulement d’une enquête judiciaire et encourageant la mise en œuvre d’une enquête parallèle menée par l’autorité administrative, constitue à l’évidence une faute majeure de « malgouvernance ».
La responsabilité des gouvernants...
On ajoutera trois choses concernant la timide mise en jeu de la responsabilité politique des gouvernants dans le cadre de cette affaire :
- Première remarque : celle-ci n’a pas échappé, quoiqu’on en dise, aux gouvernants eux-mêmes. Le premier ministre parlant à l’Assemblée nationale d’un « coup dur » pour son action publique reconnaissait implicitement la portée politique de cette dérive préfectorale. Il la reconnaîtra d’autant plus lorsqu’il s’agira de partager une éventuelle responsabilité avec la deuxième tête de l’exécutif, favorable, elle aussi, à la nomination du préfet. La tentative de mise en cause larvée du Président de la République dans cette affaire permet de penser que l’idée d’une responsabilité à assumer n’était pas étrangère au gouvernement.
- La deuxième remarque concerne la motion de censure déposée par une partie de l’opposition à l’encontre de la politique du gouvernement en Corse. Il s’agit là évidemment du mode normal de mise en jeu de la responsabilité collective du gouvernement. En déclarant que le dépôt d’une motion de censure était motivé par « une politique fautive du gvt en Corse, symptôme du mal gouvernement de la France (dans l’île) »[16], l’opposition parlementaire était pleinement dans son rôle de contrôle de l’activité gouvernementale.
On s’étonnera juste, en plus de la faible adhésion à cette initiative, de certaines déclarations de l’opposition parlementaire motivant la motion de censure par le fait « qu’il est impossible qu’on ait agît sans l’aval ou l’ordre de tel ou tel ministre »[17], faisant ainsi coïncider une responsabilité pénale des ministres avec la responsabilité politique du gouvernement. Une telle interprétation renvoie plus à une infraction de type « criminalité gouvernante » qu’à la seule responsabilité politique des gouvernants [18].
Ainsi, la mise en jeu de la responsabilité politique est pensée, par ceux là même qu’elle engage, sur le registre du droit pénal, trahissant une forte « pénalisation des habitus » politique.
- Troisième remarque enfin : notons que le faible écho de cette motion de censure résulte de l’annonce quasi-simultannée de l’arrestation des assassins du préfet. Cette « coïncidence » très politique montre que la responsabilité d’une politique efficace peut être endossée pour affirmer son action publique au parlement. Pourquoi dès lors récuser une responsabilité négative ? Pour le dire autrement, la juste satisfaction du gouvernement suite à l’arrestation des assassins du préfet et, n’en doutons pas, sa promptitude à endosser la responsabilité d’une telle réussite (ou de celle des succès de l’Etat de droit en Corse) ne peut avoir comme pendant que le même mécanisme concernant ses errements.
Cette révélation, très médiatisée puisque très attendue, montre également comment l’utilisation des media peut vider de son sens les mécanismes du régime parlementaire, au premier rang desquels la fonction de contrôle de l’activité gouvernementale. Le principe de responsabilité en est dévoyé. Le filtre des média permet au gouvernement de jouer le public contre le travail de contrôle des parlementaires. Le gouvernement n’est plus responsable devant les représentants de la nation mais redevable devant une opinion publique, juge et partie de la politique répressive tenue en Corse.
3 - Les leçons de la cagoule
Au delà du débat juridique, l’affaire Bonnet soulève un paradoxe sur lequel le sociologue ne peut rester silencieux, quand bien même les outils de la discipline semblent singulièrement pauvres à le révéler[19]. Paradoxe immanquablement constaté dans toutes les affaires de terrorisme, que ce soit au Pays basque espagnol, dans les montagnes kurdes ou dans l’Algérie contemporaine[20]. Paradoxe qui veut que les acteurs d’Etat en butte à la menace terroriste ne résistent pas à user des méthodes et à revêtir les cagoules de ceux là mêmes qu’ils prétendent combattre[21]. La leçon de la cagoule des gendarmes du préfet Bonnet rejoint ici les fonctions du masque qui, pour citer René Girard, permet l’effacement des différences tout autant que leur incorporation en un « double monstrueux »[22]. En effet, ce qui frappe le plus l’observateur et ce qui a pu apparaître comme étant le plus choquant dans cette affaire, c’est l’extraordinaire mimétisme, dont la cagoule est le symbole, qui réunit les « adversaires » du jeu corse. Le trouble ressenti par une opinion publique lasse de l’actualité insulaire résulte moins de l’incendie de la paillote, privant un restaurateur, illégalement installé, de son bien, que de la rocambolesque description de l’affaire, identifiant en tous points des fonctionnaires d’Etat aux clandestins du FLNC... l’efficacité en moins. Même méthode (commando), mêmes moyens (fuel et bouteille de gaz partiellement évidée), même qualification d’infraction retenue, même style de défense (usage immodéré des média), même ton vindicatif (entre Bernard Bonnet et les élus nationalistes), même mode de vie (« clandestinité » d’un préfet coupé des réalités sociales insulaires).
Le paradoxe de cette affaire corse est de produire de la ressemblance là où l’on attendait le plus de la différence comme si, portant leur désir sur un même objet convoité, les acteurs du jeu corse se sentaient obligés d’enfiler les mêmes cagoules.
Comment expliquer cette dérive criminelle spéculaire, au moment même où l’Etat de droit engageait sa plus importante offensive légale ?
On usera pour cela de l’apport psychanalytique et anthropologique d’un René Girard. Pour l’auteur de la Violence et le sacré, les relations entre les hommes sont régies par un mécanisme d’imitation et de rivalité qui relance sans cesse la violence. Pour mettre fin à cette violence de tous contre tous, il faut lui substituer une violence sacrificielle de tous contre un seul. Le sacrifice d’une victime émissaire ne sert pas nous dit Girard à expier une faute (en ce sens la victime n’est pas un coupable) mais à détourner la violence de la communauté à protéger pour la diriger vers un tiers extérieur à la communauté. Le sacrifice serait ainsi une manière de tromper la violence par la violence, de mettre fin à l’escalade de la « mauvaise » violence entre les hommes, en se fondant sur une « bonne » violence de rassemblement.
Pour qui connaît l’univers nationaliste en Corse, il apparaît clairement que l’assassinat du préfet Erignac correspond en tous point à ce projet sacrificiel. Le rite girardien rencontre ici la tragique actualité. Il s’agissait moins pour le commando nationaliste meurtrier d’attaquer l’Etat (ce qu’il fera de fait) que de vouloir ressouder et refonder la communauté nationaliste, menacée de déliquescence depuis les rivalités assassines de 1995[23]. Erignac a joué ici ce rôle, nécessaire aux yeux des militants radicaux exclus des structures officielles de la clandestinité, de victime expiatoire de la violence nationaliste fratricide[24].
L’erreur de l’Etat dans cette affaire est d’avoir voulu user du même rituel sacrificiel, aux mêmes fins que son adversaire nationaliste. Clandestins et Pouvoirs publics ont en effet en commun un même objet de désir que le rite prétend assouvir : la quête d’une unité communautaire et d’une légitimité à diriger. Le meurtre sacrificiel d’Erignac visait cet objectif nationaliste (unité de la communauté nationaliste ; légitimité des clandestins auprès d’une population de plus en plus critique). Le meurtre d’Erignac sera également pour l’Etat l’occasion, historique car première, d’introduire l’Etat de droit en Corse, d’avoir une action légitime sur l’île, de mettre fin à la spécificité insulaire, celle d’une dérogation constante au droit commun national. La ferme prise de position des gouvernants au lendemain du lâche assassinat fut l’occasion d’amorcer un processus long mais réel de rétablissement de la légalité républicaine dans l’île. Il s’agissait véritablement d’unir dans le respect du droit l’île au continent et de prouver aux insulaires la réalité de l’action étatique en Corse.
J’avance l’hypothèse que l’erreur de l’Etat est donc d’avoir usé du même rite sacrificiel que ses adversaires nationalistes pour faire advenir la légalité en Corse. En désirant la même chose (l’unité et la légitimité), les protagonistes (Etat et nationalistes) vont se comporter de la même façon : fonder brutalement le retour du droit sur le meurtre du préfet, c’était prendre le risque de mélanger enquête policière et ordre administratif, de confondre moyens policiers et légalité publique, bref de mêler Etat de droit et droit de l’Etat. La fusion constatée - et encouragée - entre acteurs policiers et responsables politico-administratifs a fondé le rétablissement du droit sur des moyens d’exception.
La crise sacrificielle est alors devenue une crise mimétique. C’est la grande leçon de la cagoule du préfet Bonnet.
Xavier Crettiez
Maître de conférences à l’Université Paris II
Membre du CECP
[1] - GPS : Groupe de Pelotons de Sécurité.
[2] - Je reprends ici les termes du premier ministre à l’Assemblée Nationale, le 5 mai 1999.
[3] - intitulé du rapport de la commission d’enquête parlementaire dirigée par Jean Glavany, rapport n° 1077.
[4] - termes utilisés par le préfet Bonnet lors de la présentation de son action à venir à Matignon, le 1 mars 1998. Voir Pascal Irastorza, Le guêpier corse, Paris, Fayard, 1999, annexe 3, p. 229 et s.
[5] - Plan d’occupation des sols. C’est ainsi que l’Assemblée territoriale de Corse est tenu de raboter son beffroi qui dépasse de 11,73 m la hauteur autorisée.
[6] - du nom d’une gendarmerie détruite par le groupe clandestin Sampieru qui vole à cette occasion l’arme qui a servi à l’assassinat du préfet.
[7] - Le cabinet du premier Ministre est dirigé par Olivier Schrameck. Clotilde Valter y est chargée du suivi des affaires corses, sous l’autorité d’Alain Christnacht, conseiller du directeur de cabinet.
[8] - Philippe Barret, proche de Jean Pierre Chevènement, y est chargé de l’aspect interministériel du dossier corse.
[9] - La réputation sulfureuse de la police judiciaire ajaccéenne remonte au début des années quatre-vingt où des tracts du FLNC furent retrouvés sur les photocopieurs d’un commissariat. Plus récemment, en 1997, un vol d’armes au sein même du commissariat attira l’attention des média continentaux.
[10] - impliquant la possibilité de décréter un état d’urgence.
[11] - sur les impressions de Bernard Bonnet confiées au juge d’instruction d’Ajaccio, on se reportera à Pascal Irastorza, op. cit, p. 161 et s.
[12] - Idem, p. 57.
[13] - cette condamnation intervient suite à d’autres mises en garde répétées depuis la fin de l’année 98 (refus d’un entretien à LCI, critiques d’un effet d’annonce sur un contribuable - introuvable - ayant soustrait « plusieurs millions de $ au fisc »...).
[14] - Ceux-ci ne pouvaient par ailleurs pas ignorer l’existence du GPS, annoncé dans le rapport sur la Corse de la Commission d’enquête parlementaire Glavany et discuté en « réunion interministérielle d’arbitrage », le 14 mai 1998.
[15] - L’Express, 3 juin 1999.
[16] - le Monde, 25 mai 1999.
[17] - Idem.
[18] - On aboutit ici à une confusion des genres qui nous entraîne vers ce que Diez Picazo appelle la « criminalité gouvernante », infraction permettant de qualifier des actes qui « tendent à brouiller l’adéquation entre l’Etat et la légalité et par conséquent, tendent à délégitimer l’Etat devant les citoyens », La criminalidad de los gobernantes, Barcelona, Critica, 1996, p. 14. Le juriste espagnol fait allusion à l’instauration des commandos anti-ETA, GAL - Groupes Antiterroristes de Libération -, véritable politique publique terroriste mise en œuvre par les dirigeants politiques socialistes. On est loin de l’affaire de la paillote où l’intentionnalité criminelle des gouvernants n’est nullement soulevée et où les deux formes de responsabilité doivent être clairement distinguées.
[19] - Sur ce point, voir l’analyse d’Alfred Simon sur l’œuvre de René Girard, Esprit, novembre 1973.
[20] - Voir à ce sujet, Luis Martinez, La guerre civile en Algérie, Paris, Karthala, 1998. Francisco Letamendia Belzunce (Ortzi), Historia del nacionalismo vasco y de ETA, Donostia, RyB ediciones, 1992, principalement le troisième tome, p. 310 et s.
[21] - On lira avec profit l’analyse de Didier Bigo et Daniel Hermant, « La relation terroriste », Etudes polémologiques, n°30 et 31, 1984.
[22] - René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 213 et s.
[23] - Comme en témoignent les propos des présumés meurtriers du préfet de Corse, dénonçant sans cesse la dérive des chefs et la nécessité de poser un acte de rassemblement autour d’un idéal (l’indépendance) en perdition. Voir le dossier de Libération « Corse, l’Etat incendiaire » in http ://www. Libération.fr/corse/actu/990716b.html
[24] - non sans un certain succès d’ailleurs si l’on en juge par l’excellent score de Corsica Nazione aux élections territoriales de mars 1999 ou par la création du comité Fiumorbu destiné, justement, à unifier le conglomérat nationaliste. Sur les déchirements du FLNC, Xavier Crettiez, La question corse, Bruxelles, Complexe, 1999 et notre article « Quelles violences ? » in Xavier Crettiez et Jérome Ferret, Le silence des armes, Paris, La documentation française, 1999, p. 189-212.
Toujours difficile de refaire l'histoire, surtout quand on n'en connaît pas tous les rouages !?
Rédigé par : bias de priène | 27 février 2011 à 21:27