Les violences nationalistes faites aux femmes Xavier Crettiez Professeur de science politique - UVSQ
Pour certains observateurs, les « guerres nouvelles » propres à l’époque trancheraient avec la conflictualité d’antan entre autre par la place des femmes dans le schéma guerrier . Alors qu’auparavant, les femmes étaient à l’arrière, observatrices silencieuses et parfois aides efficaces des guerres en cours, elles sont désormais au front, « de plein pied dans la guerre » quand elles n’en sont pas le principal objet . Ce point est particulièrement sensible dans les conflits de nature nationaliste ou ethnique où l’affirmation communautaire et identitaire se marrie très bien avec une atteinte faite au corps des femmes. Le discours sur la nation est en effet doublement lié au genre. A la fois dans la mesure où la nation est fortement érotisée par ses promoteurs afin d’en accroître la capacité de séduction, et en même temps, parce qu’elle répond à une logique genrée qui accorde aux hommes et aux femmes des places bien précises dans l’ensemble national : Aux hommes revient une fonction de protection et de défense de la nation ; aux femmes est réservé un rôle d’incarnation – au sens strict de l’inscription dans la chair – de l’honneur national. Dans leur personnification de la nation, les femmes se voient contraintes par toute une rhétorique machiste les engageant au respect de certaines valeurs, à un contrôle de leur désir et à une chasteté maternelle encouragée, censée représenter la pureté du corps national. C’est toute une censure rigide – souvent violente - sur la sexualité des femmes – du moins de celles qui incarnent la communauté – qui se met en place, participant paradoxalement à désexuer le féminin, en niant son identité de corps aux multiples fonctions, pour ne lui attribuer qu’une seule identité de corps procréant. A l’inverse, les hommes, devenus les gardiens de cette chasteté nationale, acquièrent une fonction virilisante : celle de défendre le corps de la nation femelle et de lui offrir une semence régénératrice seule à même de porter l’avenir national. Féminité désexuée et virilité exacerbée constituent ainsi les deux pôles complémentaires de la lecture sexuelle de la nation par les nationalistes. On verra donc quelle est la place de la femme dans les représentations nationalistes de la nation avant d’analyser la façon dont cette assignation genrée génère une violence sexuelle qui, lorsque la nation est menacée, s’affirme comme un langage politique entre hommes. 1 : Les représentations sexuées du nationalisme : La lecture sexuée du nationalisme défend l’idée d’une dichotomie orchestrée entre hommes et femmes quant à leur rapport à la communauté. Dichotomie non neutre politiquement puisqu’elle participe d’une « domination masculine » : la nation serait avant tout un projet hétéro-masculin né « d’une mémoire masculine, d’une humiliation masculine et d’un espoir masculin » dans lequel la femme occupe une place centrale et en même temps totalement marginale . Centrale dans la mesure où la femme représente bien souvent l’âme nationale (allant jusqu’à incarner physiquement l’Etat nation républicain : Marianne) et son avenir à travers sa fonction éducatrice qui assure le relais générationnel. Mais marginale tant de l’accès au droit de vote jusqu’à la représentation dans les plus hauts corps de l’Etat, les femmes ont semblé longtemps (et semblent parfois encore) désinvesties de la chose publique et uniquement centrées sur une fonction domestique ingrate . C’est là le grand paradoxe de la figure de la femme dans la nation : incarnation de la nation par de nombreux aspects, elle est longtemps restée aux frontières de la citoyenneté dans les Etats de droit et demeure chosifiée en projection fantasmatique dans les ethnocraties. En dépit de cette mise à l’écart des femmes, la nation demeure cependant fortement sexuée, en opposition à son fonctionnement concret. Cette sexualisation de la nation passe à la fois par la fonction reproductrice de la femme ainsi que par l’érotisation fabriquée de la communauté nationale à des fins de séduction collective. 1-1 : Reproduire et représenter la nation : La place de la femme dans l’imaginaire national est d’abord et avant tout celle d’une reproductrice. La femme est un ventre semble dire les nationalistes et c’est de ce ventre que surgit l’avenir de la nation. C’est donc l’éloge de la maternité, de l’enfantement qui nourrit le discours nationaliste. De cette affirmation découlent de nombreuses injonctions faites aux femmes. C’est tout d’abord le contrôle de leur sexualité : la femme, pour demeurer reproductive en fonction des besoins du corps social, ne doit ni céder à la recherche du plaisir qui l’éloigne de la quête de régénérescence, ni disposer librement de droit de refuser l’enfantement qui freinerait l’essor de la communauté. Le gouvernement nationaliste serbe, à la fin des années quatre-vingt, quelques années avant d’entrer dans une guerre fratricide avec les autres peuples de la fédération, décréta ainsi une véritable politique nataliste qui passait par un contrôle tatillon de la sexualité des femmes mais aussi des comportements intimes des hommes. Un expert gouvernemental – le docteur Ivan Knajter - proposa ainsi de surtaxer les célibataires adultes, non disposés à faire des enfants . Avec la guerre, le discours nataliste du gouvernement serbe va s’accroître et devenir tout entier dirigé contre les femmes du pays. Il s’agit de culpabiliser les femmes refusant le programme nataliste tout en louant le modèle de la mère fertile, valeureuse et pure. Le journal The Warning accuse les femmes sans enfants d’égoïsme alors que Marko Mladenovic, un démographe officiel, encourage la procréation à des fins militaristes : « comment sauver la Serbie. Dans 15 ou 20 ans, il n’y aura plus personne pour travailler, mettre des enfants au monde et faire la guerre » . Le président de l’association Patrie, Rada Trajkovic, exhorte de la même façon à l’enfantement de futurs guerriers capables de venir remplacer les « héros » tombés au combat : « Pour chaque soldat serbe tombé en Slovénie, les mères serbes doivent mettre au monde cent nouveaux soldats » . De la même façon, l’Eglise orthodoxe précise: « Autrefois, les mères pouvaient envoyer jusqu’à neuf fils à l’armée de l’empereur pour combattre pour la liberté de leur pays et de leur foi orthodoxe. Nous avons encore de telles mères aujourd’hui mais en très petit nombre » . Bien sûr, ce discours nataliste qui se développe dans la Serbie des années de guerre s’accompagne d’un discours fondamentalement malthusien concernant les représentantes de la communauté opposée dont est au contraire dénoncée la trop grande fertilité, liée, pour les besoins de la propagande, à une supposée lascivité démoniaque . Toujours le journal nationaliste The Warning de dénoncer les Albanais, les Musulmans et les Gitans et leurs taux de natalité plus élevés (qui) s’écartent des taux de reproduction nationaux, humainement acceptables (et qui) menacent donc les droits des autres peuples » . Il s’agit à la fois de dénoncer une démographie jugée galopante, de suggérer qu’un tel niveau d’enfantement relève d’un comportement inacceptable, aux frontières de l’humanité et d’en déduire une menace certaine pour les populations voisines. De nombreux conflits qui voient s’opposer deux communautés sur un même territoire connaissent une situation comparable où l’enjeu démographique implique la mise en œuvre d’une politique nationaliste qui commande les attitudes sexuelles et propose un contrôle des corps féminins. L’enjeu démographique est important pour les catholiques d’Ulster qui espèrent très prochainement renverser à leur profit le rapport politique fortement commandé en démocratie par la loi du nombre. Alors que l’IRA a pu, un moment, encourager des pratiques natalistes au sein de sa communauté, les organisations rivales protestantes ne cesseront de dénoncer « la libido débridée » des femmes catholiques, aussi voluptueuses qu’immorales . En Israël, la très forte pression démographique palestinienne vient s’ajouter au sentiment d’encerclement de l’Etat juif, entouré de toute part par des Etats arabes souvent hostiles. Il en découle dans le discours sioniste une certaine exaltation de la femme juive reproductive et un appel à la virilisation de l’homme juif, capable de défendre sa terre et d’honorer sa compagne . Un nationalisme extrémiste juif entretient également une condamnation morale de la femme musulmane souvent comparée à un animal juste bon à procréer et enfanter de futurs kamikazes, qui n’est pas sans rappeler le discours raciste tenu par le colonisateur à l’encontre de « la lascivité » et de « l’esprit de débauche » des femmes arabes, sans retenue ni morale . Le parti nationaliste hindou, le VHP, a dans un tout autre univers culturel produit un film de propagande encourageant chaque femme hindou à donner naissance à huit fils pour lutter contre la pression démographique ennemie . Les musulmans sont ainsi accusés d’user de la « bombe de la population » comme une tactique de guerre à l’encontre de l’Inde historique, cette bombe étant activée par la polygamie qui encourage la surnatalité . Cette dénonciation des « usines à bébé pakistanaises » s’accompagne là également d’un regard méprisant pour les femmes musulmanes accusés de convertir les hommes hindous en les séduisant par leurs pratiques amorales et leur réputation pécheresse . On le voit, enjeu politique majeur, le corps sexué qui produit la nation autant qu’il l’incarne, se doit d’être contrôlé par la communauté, sous l’égide des partis nationalistes, instillant une violence réelle faite aux femmes. Le nationalisme aboutît ainsi à un étonnant paradoxe qui revient à sexualiser la nation, dont le destin dépend du sexe féminin, tout en désexuant au maximum les femmes qui l’incarnent, simples mères génitrices et épouses fidèles. C’est finalement le sexe propre, utilitaire et fécondant qui peut incarner la grandeur nationale ; mais lorsque celui-ci rappelle le désir et le stupre ou plus simplement son utilisation libre, il est rejeté et refusé. C’est à l’inverse la nation rivale dont on ne reconnaît pas l’attrait qui est peuplée de figures étrangement sur-sexuées, témoignages de sa décrépitude et de son travestissement moral. La femme ne se contente pas de reproduire la nation, elle l’incarne également, elle la représente en assurant culturellement son développement (fonction pédagogique) et en personnifiant son existence (fonction symbolique). Pour ces deux raisons, le corps des femmes est là encore sous contrôle. La femme est ainsi investit d’un double devoir : préserver sa pureté dont dépend la grandeur nationale et assurer la pérennité des frontières nationales par un ancrage constant dans la tradition qui passe, là aussi, par le respect de contraintes corporelles. La femme est dans le discours ethnocrate toujours potentiellement traîtresse à la cause collective, en livrant son corps, en cédant aux attraits du sexe, bref en brisant une morale communautaire dont elle est censée être l’émanation et la gardienne. Le mouvement nationaliste irlandais assure ainsi une surveillance constante des femmes de prisonniers, interdites de tentations adultérine, pour le moral des « soldats » grillagés mais aussi bien sûr pour l’honneur de la cause que ces femmes incarnent. En Croatie, le président nationaliste Franco Tudjman rendait responsable « les femmes, la pornographie et l’avortement » du désastre de la tragédie de la nation croate alors que celles qui avaient eu recours à l’interruption volontaire de grossesse étaient désignées comme « les ennemis mortelles de la nation » . L’opposition à l’avortement rejoint le refus des relations sexuelles librement consenties dans une même méfiance à l’égard de la modernité. Le contrôle par les ethnocrates de la sexualité féminine traduit avant tout le refus d’un individualisme triomphant qui ferait des femmes les seules maîtresses de leurs corps, sur le mode occidental, tout comme le refus du droit de vote au femmes trahissait un refus de ce processus d’individualisation où, pour reprendre les termes de Charles Maurras, « chaque foyer menaçait de devenir un petit parlement ». Mary Moran l’illustre bien dans le cas du Libéria où le discours nationaliste d’Etat oppose à la femme occidentalisée, « moderne », prédatrice et agressive, un portrait de femme louée par les autorités, traditionnelle et gardienne de la maisonnée . De même, le kémalisme en Turquie a également « nationalisé » la femme anatolienne, devenue « la cheville ouvrière maternelle de la famille turque idéale » et la sourcilleuse gardienne conservatrice de la nation contre les excès de la modernité mise en place par les hommes . Gare aux femmes qui s’écartent de ce modèle passéiste imposé : en Nouvelle Guinée, alors que la société civile connaît une subite et forte modernisation et un déclin parallèle des valeurs traditionnelles, les femmes, plus adaptées sur le marché de l’emploi, vont être victimes de violences domestiques et sexuelles de la part de maris transformant leur peur de la modernité en attitude criminelle . La femme nationale est donc caractérisée par sa retenue et sa soumission à l’exigence communautaire. Mais retenue ne signifie pas aversion. Calme et soumise, la femme doit cependant demeurer à l’image de sa nation : belle et désirable. 1-2 : Erotiser et viriliser la nation : Il est rare que la rhétorique nationaliste fasse explicitement référence au sexe pour asseoir sa force de conviction. Mais il est en même temps rare que ce dernier soit totalement absent des mises en scène nationalistes. La nation se doit d’être parée de ses plus beaux atouts pour séduire et parfois même pousser jusqu’au sacrifice suprême celui qui va l’embrasser. Cette beauté chaste et respectable que possède la nation n’a rien à voir avec les portraits lascifs qui sont faits des femmes ennemies, aisément bousculables et si peu respectables. La splendeur nationale est discrète et attirante mais jamais répulsive et grossière. Les allusions à son potentiel sexué sont discrètes ; c’est finalement plus à une esthétique adorable, celle d’une mère ou d’une fidèle compagne, que l’on se réfère Ainsi d’un journal bosniaque faisant état de l’engagement de femmes dans l’armée de libération « du plus beau des pays » et note le plaisir immense du journaliste de « partager la compagnie de femmes blanches, aux longs cheveux noirs avec un discret maquillage, qui manient des grosses armes automatiques dans leurs fragiles mains de femmes Au kurdistan, la lutte armée du PKK accordera à la femme une place importante dans les rangs combattants comme dans l’imaginaire reproducteur de la nation kurde. Face au « régime patriarcal » turc, le mouvement kurde développe un imaginaire très légèrement érotisée de la femme kurde, « extraordinaire », à l’image des « déesses kurdes de l’âge d’or » . En Corse, comment ne pas sourire – jaune - aux propos de ces jeunes nationalistes insulaires, rejetant un continent « peuplé de noirs et d’arabes », louant la beauté de leur île, le plaisir d’y vivre et ces « femmes si belles, qui font si bien l’amour » . Plus direct encore, le président autocrate de la Biélorussie, fortement encouragé par son puissant voisin russe dans sa politique nationaliste anti-occidentale, interdisait récemment les publicités où apparaissaient des mannequins « de l’ouest » au motif que la Biélorussie possède « les plus belles femmes du monde ». En Inde, le nationalisme du RSS va longtemps utiliser la figure de la déesse Kali, connue pour sa cruauté et sa férocité à l’encontre de l’ennemi mais également pour sa beauté attrayante, pour symboliser la nation en devenir : Le nationalisme d’Etat n’est pas en reste pour louer la non équivoque beauté féminine lorsqu’elle incarne la République ou la nation. Le portrait de Marianne au sein pulpeux dénudé ou celui qu’en fait Daumier, d’une femme française allaitante mais dont la gorge généreuse est aussi un plaisir esthétique. Zola ne louait-il pas dans Fécondité (1899), Marianne, « ses hanches fortes, sa gorge nourricière, son calme sacré de bonne déesse féconde (qui) a la beauté éclatante de la mère, qui fait de la beauté hésitante, équivoque, de la vierge, un néant » . Si l’esthétique de la nation française évolue, la beauté chaste est rappelée pour l’associer à la communauté . Si la nation est belle et attirante, c’est qu’elle s’adresse prioritairement à des hommes forts et convaincus de leur identité sexuelle, exacerbée dans les moments de crise . C’est la mise en avant de l’image du « guerrier national », corollaire recherché de la féminisation de la nation, dont la marque première est la virilité. Paradoxalement, cette exacerbation de la virilité guerrière au service de la nation est souvent associée à une mise à distance de la sexualité pratique : séduisant et fort, l’homme est également détaché des affres libidineux tant son amour est tout entier au service de sa patrie. Un journal croate ose ainsi un parallèle douteux – rappelant les chansonnettes des soldats français engagés dans les tranchés en 1914 - dans lequel l’arme devient compagne et le désir se voit subsumé par la violence : « un de nos hommes, d’à peine dix-sept ans, embrasse plutôt que sa petite amie, son automatique 84 et au lieu de sa cigarette, allume un tank Tchetnik » . Cette fusion entre guerre et amour trouve évidemment son apothéose dans le sacrifice individuel du soldat prêt à mourir pour sa patrie chérie, fécondant de son sang répandu, la terre de ses aïeux. La femme nationale a ainsi une fonction d’érotisation du nationalisme guerrier des hommes. La violence nationaliste peut ainsi se lire comme une tentative de revirilisation des pratiques masculines auprès des femmes. Vincent Foucher dans son travail sur la Casamance pose ainsi comme hypothèse de travail une relation étroite entre l’engagement militariste diola et la volonté de réaffirmation virile. Confrontée à la crise du système migratoire dans le nord du Sénégal, la population masculine diola n’est plus en mesure d’assurer à son entourage des revenus issus de l’accès des hommes aux emplois publics rémunérateurs. Dans le même temps, la migration féminine perdure, essentiellement dans le petit commerce urbain, accélérant les mariages hors de la communauté casamançaise. Cette concurrence wolof sur le marché matrimonial, l’atteinte à la virilité communautaire qui en découle et l’impression vivement ressentie d’une perte de la tradition jusqu’alors incarnée dans les habitudes sédentaires des femmes, vont peser sur le processus d’entrée dans la lutte armée des rebelles casamançais : « l’affirmation explicite des vertus guerrières des diolas peut se lire comme une tentative de lutter, dans l’imaginaire, contre la dévirilisation portée par la crise » affirme Vincent Foucher. La guerre va être l’occasion de réaffirmer son statut viril au service de la nation/femme à reconquérir. La stratégie semble – à ce niveau au moins – être payante puisque les indications qualitatives recueillies par le chercheur laissent penser que les maquisards du MFDC – auréolés de la gloire du combattant et enrichi par les exactions de la guerre - trouvent plus vite femme que leurs homologues civils . La quête de revirilisation, la nationalisation du corps des femmes et le contrôle de leur sexualité sont d’indiscutables violences. Mais la violence se déploie bien sûr surtout sur les corps des femmes de la communauté adverse à travers ce qu’on pourrait appeler une politique des viols. 2 - Violences nationalistes sur les corps : A la brusquerie d’une soldatesque pressée de « se payer » en possédant le butin de l’ennemi (dont ses femmes), on opposera une pratique, souvent planifiée et encouragée, de destruction en profondeur, via le viol, des liens communautaires et des références culturelles du groupe haï. Le viol change ici de registre. Il n’est plus seulement l’expression des pulsions masculines déjà exacerbées dans les situations de combat, il devient une arme politique pour éradiquer la présence de l’autre, avilir la communauté rivale et stigmatiser l’impuissance de l’ennemi masculin outragé. Le viol n’est plus ici affaire individuelle, mais destin collectif, il n’est plus quête de plaisir, mais quête de message, il n’est pas un crime commun mais un acte politique condamnable . Le viol ethnique propose un dessein collectif d’éradication de la communauté rivale, de ses affects, de sa mémoire et de ses traditions à travers des violences indicibles, touchant à l’intimité fondatrice des groupes. Il cherche avant tout à déstabiliser le lien communautaire, à le renverser, en empêchant les hommes de « protéger » les femmes, en forçant à l’acte d’inceste ou en avilissant l’image de la femme/mère et compagne. Fondamentalement, le viol ethnique puise sa raison d’être, non pas dans l’expression de pulsions individuelles, mais dans son ancrage dans la culture des combattants, comprise comme l’ensemble des représentations à la fois genrées et nationales, que se font les violents d’eux-mêmes et de leurs victimes . Comprendre le viol ethnique revient à plonger dans ces représentations qui y sont associées. Celles-ci sont de deux ordres : nationale et sociale . 2-1 : Les représentations nationales : Les exactions sexuelles à l’encontre des femmes en Serbie comme au Rwanda offrent deux exemples, assez différents, de violences intimement liées à des représentations collectives de la « nation » adverse. En Serbie, la diabolisation de l’ennemi bosniaque va s’accompagner d’un discours sur la sexualité des musulmans, à la fois arme et expression de leur nature dégénérée. Le thème est pour la première fois évoqué dès le milieu des années quatre-vingt alors que la question du Kosovo – berceau de l’âme serbe ou terre albanaise ? – se pose de façon lancinante avec l’accroissement démographique des bosniaques et kosovards aux dépends des serbes. Obsédant, le sujet va donner lieu à plusieurs colloques ainsi qu’à des tentatives législatives d’inverser la donne en matière d’équilibre démographique. C’est la montée en puissance d’un discours sur la menace sexuelle à l’encontre des femmes serbes qui va hanter le débat public. L’accusation de viols commis par des musulmans du Kosovo sur des femmes serbes devient constante dans la presse nationaliste et participe d’un rejet collectif du voisin bosniaque et kosovard. L’interprétation qui est faite de ce phénomène est clairement nationaliste : il s’agirait pour les kosovards d’humilier la nation serbe, de terroriser les serbes vivants dans les quartiers musulmans et de les conduire à émigrer pour laisser place libre aux désirs d’indépendance des nationalistes du Kosovo, sous l’égide de la LDK. En 1986 est même voté – comble du paradoxe compte tenu de ce qui va suivre – une loi portant sur le « viol nationaliste » modifiant le code criminel serbe et alourdissant considérablement les peines infligées . Des responsables de l’armée serbe parleront même d’une tentative militariste des fondamentalistes albanais d’engrosser des femmes serbes afin de fonder une future armée de janissaires sur le sol national . Cette menace est d’autant plus crédible assurent les nationalistes serbes qu’elle rend compte de la nature dégénérée de l’ennemi musulman. Les vieux clichés sur le vice des turcs et leur nature homosexuelle et fortement libidineuse sont repris et appliqués aux populations du Kosovo et de Bosnie. L’affaire Martinovic, jeune serbe hospitalisé après avoir été prétendument attaqué par des albanais qui lui ont coincé le pénis dans une bouteille, va animer l’espace médiatique serbe. Bien que le jeune homme ait avoué s’être lui-même coincé le sexe dans la bouteille à des fins de stimulation érotique ( !), une campagne de presse cruelle va illustrer la supposée « perversité albanaise » . Ainsi de ce dessin publié dans la revue à grand tirage Knji evne novine représentant un Albanais agressif, le pénis coincé dans une bouteille, poursuivant un serbe effrayé, nu et porteur d’un préservatif. Cette caricature illustre l’ensemble des peurs serbes et des représentations de l’autre musulman depuis la lubricité supposée des albanais qui les conduit à ne guère différencier leurs proies sexuelles, mâles ou femelles, leur férocité mais également la pleutrerie du peuple serbe incapable de procréer et fuyant derrière la menace sexuelle. Ces représentations collectives qui pointent le danger musulman seront au cœur de la politique expansionniste de l’armée serbe et de ses milices qui n’hésiteront pas à user de l’arme sexuelle pour défaire cette communauté tant redoutée. Le cas rwandais pourrait être comparable. Il existe aussi un ensemble de rumeurs, à fortes connotations sexuelles, qui va alimenter la peur hutue et sa volonté de vengeance. Mais, le moteur culturel du viol ethnique ne repose pas tant ici sur la crainte supposée de l’autre que sur la fascination qu’il exerce. On n’aura ainsi guère de mal à mettre en adéquation les exactions sur les corps des femmes tutsies avec la représentation collective dans l’imaginaire rwandais de cette « européenne à peau noire » qu’elle incarne, si fascinante et tellement inaccessible aux hommes hutus. Les viols massifs à l’encontre des Tutsies s’inscrivent ainsi dans une double rhétorique de la fascination esthétique et de la frustration raciale et sociale de la part de ceux qui accèdent par la violence à la conquête de celles qui leurs étaient auparavant interdites. Le viol est ainsi l’occasion de se venger de cette frustration, de cette mise à distance de l’objet de désir, d’une femme dont la rumeur disait qu’elle était faite pour le plaisir quand la femme hutue servait elle pour le travail . Les violences sexuelles sur les femmes tutsies sont ainsi d’une double nature : il s’agit d’abord de corrompre le corps de l’ennemi et singulièrement de l’ennemi reproducteur en rendant impossible un enfantement qui pourrait en appeler à la vengeance à l’encontre des bourreaux de ses pairs ; il s’agit ensuite de l’expression d’une revanche sociale et raciale de la part de ceux qui s’estimant frustrés autant sexuellement que socialement ont pu profiter de la violence pour assouvir leur soif de possession. Il s’agit avant tout d’anéantir l’autre ethnique, dont on craint la vengeance et dont on souhaite voir disparaître la « face arrogante ». Aussi, à l’inverse de la Bosnie, les viols sont systématiquement suivis du meurtre des victimes et souvent même d’actes de mutilations destinées à marquer la différence avec soi et à venger, par la dégradation du corps de l’autre, le sentiment intériorisé d’infériorité esthétique. Erin Baines va plus loin et suggère que la violence sexuelle à l’encontre des femmes tutsies répondait avant tout à une besoin de construction nationaliste pour les Hutus radicaux. Alors que la population hutue est socialement très divisée et plurielle, il s’agit à travers la violence de fonder une unité artificielle sur le corps des tutsis dont la supériorité coloniale rendait impossible la construction d’un nationalisme hutu. Le corps de la femme tutsie va devenir le terrain de formation de cet imaginaire nationaliste hutu en unissant dans un même crime tout un peuple, en renversant les pôles de la domination et en rendant impossible – lorsque les viols étaient suivis de meurtres – la vengeance programmée de l’ennemi . 2-2 : Les représentations des genres : Au-delà des représentations nationales, les pratiques de violences sexuelles expriment évidemment des représentations genrées. On en distinguera principalement trois en s’appuyant sur le cas serbe. - Il s’agit en premier lieu, à travers des pratiques de violences faites aux femmes, d’affirmer une identité masculine exacerbée qui sera d’autant plus démonstrative qu’elle semble en crise. La rhétorique nationaliste serbe repose sur l’ontologie guerrière de l’homme serbe qui devra, par la guerre, recouvrer sa véritable nature après des décennies d’une paix ankylosante et efféminante. Le Serbe connaît en effet une crise de sa masculinité qui s’exprime tout particulièrement dans des taux de natalité très bas. On accuse l’ancien régime et les méfaits actuels du libéralisme qui engendrent chômage et individualisme pour expliquer cette mise à l’écart de l’homme serbe incapable d’assumer son rôle de nourrisseur de la famille. La guerre apparaît dès lors comme le moyen de pallier à ces manquements. Etre contre la guerre, ce n’est plus dès lors seulement être un traître à la nation serbe, c’est aussi être un traître à son genre sexuel. C’est prendre le risque de se voir traiter d’être faible, efféminé, sans virilité. La propagande nationaliste sera ainsi sans pitié pour les opposants à la politique de Milosevic, qui se verront traités de « masturbateurs » et d’ « homosexuels », c’est-à-dire dans les deux cas, des incapables de la reproduction . Il n’est pas exagéré dés lors de déduire de cette ambiance masculino-nationaliste, très présente dans les milieux militaires et miliciens, un facteur moteur d’encouragement aux exactions sexuelles, destinées à matérialiser ce recouvrement d’une virilité perdue. Violence d’autant plus marquée que la Yougoslavie connaissait une évolution politique marquée relativement anxiogène ; période de transition propice aux défoulements nationalistes - Deuxième représentation genrée, celle qui insiste sur l’atteinte à l’honneur masculin. Le récit fantasmé des viols subis par les femmes serbes donnera le ton à une réaction d’honneur typiquement masculine. Le viol n’est pas immédiatement perçu comme une violence faite à la femme mais bien d’avantage comme un déni de la force de l’homme protecteur. Le viol cherche avant tout à humilier l’ennemi masculin devenu incapable de protéger ses femmes comme sa terre . « Le corps de la femme déshonorée devient un champ de bataille rituel, le lieu de la parade victorieuse du plus fort » . Le magazine Ilustrovana Politika explique ainsi en juillet 1989 : « Les séparatistes albanais nous infligent la plus grande des humiliations en violant nos sœurs et nos femmes, en assaillant nos jeunes enfants. Allons nous – nous, la nation qui a détruit l’Empire ottoman- réagir à cela ? » . L’objectif des viols commis n’est pas la destruction mais bien la profanation de l’autre, de sa culture et de son identité. Il s’agit de profaner, à travers le corps de la femme, la force de son mari, et derrière la force de sa nation, incapable de protection et dont la sacralité – accentuée par la place de la virginité dans la religion musulmane – est atteinte. Selon certains témoignages, la fuite de l’armée géorgienne devant l’avancée russe en août 2008 a été l’occasion de concrétiser cette « lâcheté » supposée des hommes à travers des viols nombreux commis très souvent par des miliciens ossètes. - Enfin, la troisième représentation genrée du viol porte sur l’idée d’une transmission, par l’acte sexuel, de l’identité culturelle et nationale du père. Cette idée explique largement la singularité des viols en Bosnie qui repose sur l’organisation méticuleuse des violences consistant à tenir enfermée jusqu’à un stade avancée de la grossesse des femmes soumises à des pratiques forcées d’enfantement. La croyance nationaliste dans la transmission de la filiation par le sang et via le sperme, motive l’acte de violence : en plus du déshonneur subi par le mâle de la famille, c’est le produit du viol, l’enfant, qui est marqué à jamais comme un corps étranger, comme un bâtard, fragilisant à jamais l’unité du groupe communautaire qui l’accueille . On s’est contenté ici de porter le regard sur les violences ethniques faites aux femmes et d’opérer le lien entre féminité et nationalisme. Mais ce constat d’une violence guerrière sexuée pourrait aussi probablement être ramené aux violences domestiques, aux relations hommes / femmes dans les périphéries urbaines des grandes villes. L’actualité n’est guère avare de ce type de drames. On peut y voir la prégnance d’un machisme dominateur ou la traduction d’une idéologie radicale (nationaliste ou religieuse) dans laquelle la femme est donnée comme seconde et son atteinte subalterne. Mais quoiqu’il en soit, les violences faites aux femmes sont toujours des violences contre la vie, contre l’instinct de vie que les femmes incarnent culturellement comme biologiquement. Violence mortifère pour la société, elle atteste la fragilité du lien social et bien souvent la situation de crise de ceux qui la pratiquent.