Lire la violence politique en Corse
Xavier Crettiez
Le discours savant ou journalistique sur le terrorisme en Corse se caractérise par une extrême imprécision taxinomique des formes et fondements de cette violence. Les spéculations les plus hasardeuses sont proposées sur le niveau d’intensité de la violence produite par les organisations clandestines séparatistes issues du FLNC. Dans un article récent, un observateur de la situation insulaire parle de « 200 décès imputables à la violence nationaliste, directement ou indirectement, depuis le premier janvier 1991 » [1]. Au même moment, un article de presse sur l’histoire du nationalisme corse annonce le chiffre de 8044 attentats en vingt ans de lutte armée, omettant de préciser l’origine politique ou purement « commerciales » des actions mises en oeuvre [2]. Même les professionnels de la sécurité présentent une lecture statistique équivoque des attentats sur l’île. Les fiches mensuelles de renseignement de la sixième section de la police judiciaire ainsi que celles de la gendarmerie nationale n’opèrent aucune distinction entre l’acte politique relevant de la pratique terroriste et l’acte delictuel de droit commun sans lien apparent avec la mouvance nationaliste. De même, aucune distinction n’est faite dans le traitement statistique de l’attentat, entre une action d’envergure à l’encontre d’une caserne de gendarmerie et une explosion mineure, au moyen de quelques grammes de plastic, visant une villa secondaire. On soulignera enfin une couverture médiatique nationale partielle de l’actualité insulaire, concentrant l’attention d’un public profane sur quelques manifestations éparses (conférences de presse clandestine, attentats d’envergure), délaissant la réalité quotidienne d’un terrorisme faiblement destructeur.
Cette imprécision dans le recueil de l’événement est constitutive de la réalité présentée du terrorisme insulaire. Regroupant des actes violents hétérogènes sous une même qualification d’attentats terroristes, la « réalité statistique » de la violence politique dans l’île se confond avec une réalité médiatique, constituant l’objet analysé - le FLNC - en révélateur d’une situation d’insurrection militaire contre l’Etat et ses représentants ([3]). Une triple incompréhension découle de cette présentation schématique. De la part d’un public national las de constater l’impunité dont jouissent les clandestins et de la part des insulaires qui, dans leur vie quotidienne, ne partagent nullement l’impression d’insécurité qu’offre la Corse à l’extérieur [4]. Plus généralement, l’assimilation généralement partagée du terrorisme aux massacres d’innocents, ne fait que renforcer l’illusion assez mal fondée d’une île livrée au chaos et à la destruction.
Il paraît donc nécessaire d’appuyer toute réflexion sur l’actualité nationaliste en Corse d’une étude détaillée des répertoires d’action terroriste utilisés par les clandestins. Les moyens violents choisis, ainsi que la géographie des attentats ou le type de cibles visées contribuent à comprendre le sens du combat politique poursuivi. Ce travail de précision empirique, très souvent délaissé par les spécialistes de l’analyse du terrorisme [5], offre un regard complet sur l’état de la violence insulaire et permet, seul, d’en comprendre les logiques assez peu militaristes. Le principe de cet article est d’éclairer la dynamique du nationalisme radical en Corse à travers l’observation de sa violence. Il est donc souhaitable de dépasser la simple analyse culturaliste ou historique, très prisée dans l’étude du nationalisme insulaire[6], pour asseoir la réflexion sur la structure interne de l’organisation clandestine, productrice d’un type singulier de violence.
La violence du FLNC présente en effet des caractéristiques propres qui l’oppose au modes d’actions terroristes à l’oeuvre en Espagne - à travers la lutte d’ETA - ou en Grande Bretagne, confrontée au terrorisme de l’IRA. A l’inverse de ces deux mouvements, le FLNC fait montre d’une violence faiblement meurtrière et extrêmement démonstrative. C’est ce double constat qui guide notre réflexion.
I - L’état de la violence en Corse
Un état de la réalité statistique de cette violence diffuse est nécessaire. Si le terrorisme se comprend partiellement à travers le message idéologique qu’il émet, les acteurs militaires, policiers ou politiques qu’il combat ou le degré d’enracinement social dont il bénéficie[7], il nous semble avant tout prendre sens à travers la violence qu’il produit. Le terrorisme n’est certes pas uniquement « contenu dans l’attentat comme l’explosif dans l’explosion »[8]. Il se présente cependant formellement à travers les moyens armés qu’il mobilise. Loin des stéréotypes véhiculés par l’imaginaire terroriste, la violence politique en Corse offre un surprenant visage, autant par sa « tranquille » - mais dangereuse - pérennité que par le type de cibles auxquelles elle s’adresse.
1 - Une violence continue
Ce qui frappe d’emblée l’observateur de la violence politique en Corse est son extrême régularité depuis une vingtaine d’années, date d’apparition des premiers mouvements clandestins. Il apparaît, en dépit de certaines périodes de calme relatif, que la vague d’attentats n’est jamais retombée, assurant une pérennité surprenante à la violence insulaire. A certaines années particulièrement explosives (au cours desquelles on comptera près de deux attentats par jour), succèdent des périodes plus clémentes rythmées par deux ou trois explosions hebdomadaires. Le graphique ci-dessous atteste la réalité de cette violence quotidienne :
Bilan des attentats par explosif en Corse (1974-1995)
En dépit de cette actualité terroriste continue, une analyse détaillée de chaque attentats permet de relativiser la part de responsabilité des organisations clandestines nationalistes. Il apparaît en effet que près d’un tiers des attentats n’est pas le fait de mouvements politico-militaires mais semble relever de rivalités commerciales ou de différents de voisinage (comme en atteste la faible part d’attentats à l’encontre de biens publiques). Les récentes fiches de synthèse mensuelles de la sixième section de la DCPJ ainsi que les fiches de renseignement de la gendarmerie nationale proposent un descriptif de chaque action, de la cible visée et des moyens opérationnels utilisés, susceptibles d’éclairer l’analyste sur la provenance de l’attentat. Le dépouillement systématique de la presse régionale offre également une excellente et fiable base de données [9]. En détaillant le type d’action violente menée, ses revendications ou les messages de compassion qui lui succèdent, la presse locale permet d’établir avec un relatif degré de certitude l’origine politique ou sociale de l’attentat.
Pour autant, ce travail fastidieux de recueil d’informations ne saurait prétendre à une totale rigueur analytique. Une part d’interprétation est nécessaire lorsque les attentats ne sont ni signés ni clairement identifiés en fonction de la méthode ou de la cible choisie. Cela concerne principalement les attentats à l’encontre de biens privés : commerces, entreprise ou résidences secondaires. C’est sur cette dernière catégorie qu’apparait un important différentiel entre les attentats commis et ceux revendiqués par le ou les mouvement (s) nationalistes clandestins.
Comparaison entre les attentats réalisés et les attentats revendiqués
Quelques soient les années considérées, la proportion d’attentats revendiqués est nettement inférieure au nombre total d’attentats réalisés. Pourtant, considérer l’état de la violence politique en Corse à l’aune du seul nombre d’attentats revendiqués constituerait une erreur d’analyse. D’une part, de nombreux attentats commis par le FLNC ne sont pas revendiqués car ils laisseraient paraître les liens parfois étroits, et peu valorisants, entre la lutte politique et le grand banditisme (hold-up, assassinats d’insulaires, racket). D’autre part, des actions purement criminelles, dépourvue de toute colorations idéologiques, tentent de se maquiller sous le masque légitimant du nationalisme politique. Enfin, il est probable que des militants actifs clandestins aient pu agir à titre individuel pour le compte de groupes maffieux, dans un objectif d’enrichissement personnel, sans en référer à la direction politico-militaire du mouvement nationaliste.
2 - Une violence faiblement meurtrière
Au regard des expériences de lutte nationaliste basque ou irlandaise, la violence politique en Corse ne touche que de façon mesurée les personnes physiques. Le nombre élevé d’attentats à l’explosif ne doit pas faire croire à une violence protéiforme visant à la fois les biens matériels et les individus. Si le FLNC n’a officiellement revendiqué qu’une dizaine d’assassinats « politiques », la réalité de l’action meurtrière des groupes nationalistes tourne autour de quarante cinq assassinats, sans qu’il soit possible d’en préciser l’exacte portée.
Le tableau ci-dessous tente de présenter le bilan des attentats à l’encontre des personnes physiques, que celles-ci aient été directement ou involontairement visées par les clandestins. La plupart des assassinats évoqués, faute de revendication, sont imputables aux clandestins compte tenu de la personnalité de la victime ou du type d’action et de discours émis par l’organisation au moment de l’attentat. Pour autant, cette présentation n’est sans doute que partielle [10] :
Bilan annuel des attentats politiques à l’encontre de personnes physiques [11]
ANNEES |
TUES |
BLESSES GRAVES |
IDENTITES DES TUES |
1978 |
- |
2 |
- |
1979 |
- |
- |
- |
1980 |
- |
- |
- |
1981 |
- |
- |
- |
1982 |
2 |
- |
un légionnaire -- un commerçant (racketté) |
1983 |
3 |
1 CRS |
un coiffeur -- un truand --un haut fonctionnaire |
1984 |
3 |
2 CRS |
deux truands -- un CRS. |
1985 |
1 |
- |
un commerçant |
1986 |
7 |
3 gendarmes |
deux dealers tunisiens -- un propriétaire de camping et un gendarme l’accompagnant -- deux gendarmes -- un truand -- un notable |
1987 |
4 |
3 gendarmes |
deux militants anti-nationalistes-- le président du comité de soutien aux victimes du terrorisme -- un gendarme |
1988 |
2 |
5 gendarmes |
un gendarme -- un militant nationaliste |
1989 |
1 |
1 policier |
un politique local |
1990 |
2 |
1 militant anti-nationaliste |
deux agriculteurs, militants anti-nationalistes |
1991 |
1 |
- |
un dealer |
1992 |
4 |
- |
deux truands -- un militant à la FCCA et un ancien nationaliste |
1993 |
3 |
1 entrepreneur (?) |
deux truands -- un militant du FLNC canal historique |
1994 |
3 |
Pierre Poggioli, dirigeant de l’ANC. |
deux nationalistes -- un entrepreneur |
1995 |
11 |
3 nationalistes |
un industriel -- cinq nationalistes proches du MPA -- 5 nationalistes proche de aCN |
En dépit du nombre élevé d’attentats à l’explosif à l’encontre de biens matériels, la proportion de victimes physiques de ces opérations clandestines demeure relativement faible. Seuls un gendarme et un propriétaire de camping ont trouvé la mort lors d’une opération commando du FLNC, en 1986, contre un établissement touristique. Il convient de souligner la spécificité des nationalistes corses, ignorant les attentats aveugles et toujours soucieux d’éloigner la population civile lors d’actions à l’encontre de bâtiments publiques ou de villas touristiques.
La plupart des attentats mortels relèvent d’exécutions, à l’arme de poing ou à la mitraillette, de cibles bien définies selon leur profession, leur activité anti-nationaliste ou mafieuse et leur appartenance nationaliste. C’est, paradoxalement, dans cette dernière catégorie qu’il faut rechercher la majorité des assassinats politiques commis par le ou les FLNC :
Répartition des victimes du FLNC par catégories
Avec 18 nationalistes ou personnalités proches d’un mouvement nationaliste tués, c’est le mouvement nationaliste qui devient la principale victime de sa violence radicale. La guerre que se livrent les organisations clandestines (FLNC habituel, FLNC historique et Resistenza) explique ce débordement et relativise l’idée d’une lutte de libération nationale opposant le mouvement indépendantiste à l’Etat français. Avec 7 gendarmes et policiers assassinés ainsi qu’un haut fonctionnaire, l’Etat français n’est que peu directement visé par les terroristes corses. A la confrontation directe avec les forces de sécurité de l’Etat, le FLNC substitue une opposition moins dangereuse avec les membres du Milieu corse (11 assassinats)[12] ou les militants anti-nationalistes reconnus, proches de la CFR (9 assassinats). Enfin, seules 3 personnalités extérieures au conflit séparatiste seront tuées par le FLNC : deux commerçants qui ont refusé de payer à l’organisation l’argent du racket, qualifié d’impôt révolutionnaire, et un propriétaire de camping tentant de désamorcer la bombe placée dans son établissement.
Si la violence meurtrière reste mesurée et souvent contrôlée, la violence destructrice de biens matériels est devenue le mode d’action privilégié des nationalistes radicaux. Plus de 93 % des actions terroristes recensées par les services de sécurité de l’Etat sont effectuées au moyen d’explosifs (principalement de l’explosif agricole ou du Goma F15 associé à des bouteilles de gaz partiellement évidées).
Les principales cibles du mouvement clandestin sont les administrations publiques et symboles de l’Etat, les forces de l’ordre, les banques, les villas et appartements, les complexes touristiques, les commerces et les symboles politiques ou syndicaux locaux :
Bilan annuel des attentats politiques en Corse selon le type de cibles (1980 - 1995)
Années |
Banques |
Administ. Symboles |
Forces de l’ordre |
Villas et appart. |
Tourisme |
Commerces entreprises |
Politique syndical |
Droit commun |
1980 |
40 |
50 |
17 |
72 (approx.) |
4 |
30 (approx.) |
1 |
164 |
1981 trêve |
17 |
26 |
4 |
47 (approx) |
21 |
30 (approx) |
0 |
32 |
1982 |
59 |
61 |
13 |
90 (approx) |
56 |
106 (approx) |
0 |
184 |
1983 |
39 |
17 |
13 |
128 (approx) |
34 |
69 (approx) |
0 |
136 |
1984 |
54 |
48 |
11 |
87 (approx) |
15 |
44 (approx) |
0 |
134 |
1985 |
26 |
34 |
12 |
59 |
7 |
67 |
1 |
147 |
1986 |
54 |
49 |
14 |
66 |
20 |
92 |
5 |
132 |
1987 |
22 |
28 |
38 |
64 |
17 |
61 |
6 |
159 |
1988 trêve |
11 |
15 |
13 |
50 |
20 |
23 |
3 |
93 |
1989 trêve |
05 |
13 |
1 |
15 |
8 |
51 |
3 |
52 |
1990 |
19 |
13 |
0 |
37 |
85 |
49 |
0 |
48 |
1991 |
10 |
37 |
11 |
37 |
17 |
60 |
5 |
118 |
1992 |
11 |
35 |
6 |
30 |
13 |
30 |
8 |
200 |
1993 trêve |
7 |
10 |
0 |
67 |
17 |
20 |
11 |
147 |
1994 |
14 |
52 |
25 |
64 |
13 |
30 |
8 |
166 |
1995 |
35 |
72 |
13 |
86 |
10 |
10 |
13 |
245 |
total |
423 |
560 |
191 |
999 |
357 |
772 |
64 |
2157 |
% de l’ensemble des attentats |
7,6 % |
10,15 % |
3,5 % |
18,1 % |
6,5 % |
14 % |
1,15 % |
39 % |
% des attentats politiques |
12,5 % |
16,7 % |
5,6 % |
29,7 % |
10,6 % |
23 % |
1,9 % |
- |
Il apparaît très clairement que les cibles institutionnelles du mouvement clandestin marquant son opposition avec le pouvoir central - casernes et véhicules des forces de l’ordre, administrations et symboles de l’Etat - sont minoritaires parmi l’ensemble des actions armées. Les forces de sécurité de l’Etat, pourtant vigoureusement dénoncées par le discours nationaliste (qui parle de « forces coloniales d’occupation »), ne sont que très faiblement touchées par les clandestins (3,5 % du total des attentats et 5,6 % des actions clandestines « politiques ») [13]. La violence ne s’inscrit nullement, à l’inverse de celle des militants d’ETA ou de l’IRA, dans une logique de guerre exclusive avec l’Etat[14]. Cette opposition frontale à l’Etat trouve sa matérialisation dans l’atteinte à un autre type de cibles « nationales », plus symboliques et moins dangereuses pour les militants du FLNC. Il s’agit des administrations et entreprises publiques (essentiellement les directions départementales de l’équipement, France Télécom, les palais de justice, les centres des impôts) qui représentent 10,3 % du total des attentats et 16,6 % des attentats « politiques ».
Le discours « gauchiste » du FLNC se traduit par des atteintes soutenues aux établissements bancaires accusés de faciliter la spéculation immobilière et de décourager les investissements agricoles locaux. La majorité de ces actions est le fait de la tendance « sociale » du Front, proche de l’ANC, qui opère, suite à la scission de 1990, sous le sigle de Resistenza[15]. Les actions contre les établissements bancaires ne représentent que 7,6 % de l’ensemble des attentats constatés et 12,5 % des actions des FLNC (s). On constate cependant, ces dernières années, une certaine augmentation des attentats à l’encontre de ces établissements alors même que Resistenza semble avoir rendu les armes. Selon Pascal Fourré, chargé de mission sur le terrorisme corse pour le ministère de la Justice, « une tendance très nette se dessine vers une certaine criminalisation de la lutte armée sur le modèle des guérillas dégénérées. La frontière entre violence politique et violence sociale est de plus en plus perméable, ce qui explique une recrudescence des actions contre des biens économiques immédiatement disponibles : braquages, attaques de banques... ». La recrudescence des atteintes aux établissements bancaires peut s’expliquer par cette criminalisation grandissante de la lutte armée[16].
Un troisième groupe de cibles dominantes réunit les villas de particuliers (principalement celles de continentaux) et les entreprises commerciales. Même surévalué dans l’analyse, ce groupe représente 32% du total des attentats constatés (parmi lesquels sont comptabilisés les 2157 attentats de droit commun) et 52,5 % des attentats « politiques ». Cette distribution ciblée des attentats clandestins procède d’une recherche de visibilité politique, peu coûteuse en terme de soutien populaire et de potentiel militant, et permet de faire sens au regard d’un discours politique ancré sur la protection de l’environnement et la sauvegarde identitaire. Parce qu’ils conjuguent ces préoccupations, les attentats vis-à-vis des villas et des commerces sont constants et dominants tout au long de l’histoire du Front. Quelles que soient les motivations écologiques, culturalistes ou de « protection du peuple corse » qui commandent ces actions clandestines, l’importance quantitative de ce groupe de cibles témoigne de la dérive progressive du mouvement clandestin. La recherche de financement auprès des acteurs économiques de l’île (commerces et entreprises privées) va orienter les actions armées sur ces cibles peu protégées et économiquement rentables. Cette évolution autorise dès lors un mélange des genres entre actions politiques et actes de banditisme.
Il en est de même des actions violentes visant des entreprises touristiques (campings, clubs de vacances, hôtel de plage...) qui, contrairement à une idée répandue, ne constituent pas la majorité des attentats du FLNC (10,6% des attentats « politiques »), même si leur visibilité est souvent importante[17]. Si les cibles touristiques sont régulièrement touchées par les clandestins, il s’agit bien souvent d’opérations ponctuelles qui ne s’inscrivent pas dans une stratégie générale d’atteinte aux capacités d’acceuil touristique de l’île. La carte ci dessous, juxtaposant le pourcentage d’attentats par zone au pourcentage d’hébergements par région touristique pour l’année 1985, montre la non-adéquation entre les deux séries de chiffres :
Rapport zones d’hébergement touristique / zones d’attentats en 1985[18]
Enfin, les actions violentes à l’encontre de symboles politiques et syndicaux locaux sont extrêmement minoritaires, bien qu’elles soient nettement en progression depuis la scission du FLNC. Les oppositions entre factions clandestines rivales et les alliances répétées avec certains clanistes insulaires expliquent cette évolution nouvelle et inquiétante.
3 - Une violence géographiquement située
L’analyse de la géographie de la violence en Corse révèle une homologie entre la densité de population par zone et la part des attentats qui correspond à ces zones. Les cartes qui suivent (pages 23-25) témoignent de cette immersion de la violence dans le vécu quotidien des insulaires[19]. Quelles que soient les époques considérées, six grandes zones regroupent l’ensemble des attentats politiques : le grand Ajaccio, la région bastiaise, le Cortenais, la plaine orientale, la Balagne et l’extrême sud de l’île autour de Bonifacio et Porto-Vecchio. Certaines régions de l’île sont à l’inverse presque totalement épargnées par la violence politique, comme la région du Cap, le centre de l’île ou les environs de Porto/Scandola.
L’essentiel des actions clandestine a lieu dans les deux grandes villes de Corse qui rassemblent la plupart des bâtiments administratifs, des banques et des entreprises de l’île. Mais ces zones urbaines concentrent surtout plus de la moitié de la population insulaire parmi laquelle de nombreux jeunes désoeuvrés, réserve militante importante pour l’organisation clandestine. Les deux capitales administratives de l’île restent, de 1980 à 1995, les zones les plus visées par les clandestins.
La plaine et la côte orientale constituent également, jusqu’en 1988, une zone de choix pour les plastiqueurs du FLNC. La concentration de grandes entreprises agricoles dirigées par des pieds noirs accusés de « spolier la terre corse » expliquent ce choix. Mais surtout, la multiplication des camps de vacances, camping et autres lieux de villégiature (plus de 50% des touristes estivaux se concentrent entre le sud de Bastia et Porto-Vecchio) pousse le FLNC à s’implanter fortement dans cette zone. Il s’agit à la fois de lutter contre la politique du « tout-tourisme » et, plus récemment, de faire taire la concurrence au moment où de nombreux nationalistes se reconvertissent dans le tourisme ou la restauration. La répartition des attentats en 1992 et 1995 montre cependant une baisse notable des plasticages dans cette zone, sans que pour autant l’économie touristique n’ait réellement diminuée. Un propriétaire de camping proche d’Alèria confiait à mots couverts devoir sa sécurité à un « arrangement financier » avec certaines personnes proches des nationalistes[20]. La « protection » achetée de certains centres de vacances, mais aussi la réinsertion de nombreux nationalistes, suite aux scissions de 1990, dans des entreprises touristiques locales, expliquent sûrement cette quiétude retrouvée sur la côte-est[21].
La région centre reste relativement peu touchée par les attentats clandestins. Le Cortenais concentre moins d’un dixième des attentats presque tous rattachés au campus universitaire. La faible densité touristique du centre de l’île explique cette situation. Même Corte, ville à forte identité nationaliste et symbole de cette Corse ancestrale vantée par les clandestins[22], est très peu touchée par les attentats. Il en est de même pour la Balagne qui, bien qu’extrêmement touristique, demeure relativement peu visée par les terroristes corses.
Enfin, la région « grand-sud », autour du triangle Sartène - Porto-Vecchio - Bonifaccio constitue la sixième zone privilégiée du FLNC. Extrêmement touristique, elle fut pendant longtemps proportionnellement moins touchée par les attentats. Jusqu’à l’opération manquée de Spérone en 1994, au cours de laquelle un commando du FLNC est arrêté en flagrant délit, les trois grandes villes du sud sont épargnées par la vague d’attentats des années quatre-vingt. Tout comme la côte orientale, la région sud est dominée par les nationalistes proches du MPA, moins radicaux et plus libéraux que leurs rivaux de la Cuncolta. Ils n’hésitent pas à investir dans des installations touristiques, aidés par un organisme socio-économique créé sur mesure par un proche d’Alain Orsoni : la COFIDE, sous l’égide du Rialzu Economicu[23]. Mais surtout, l’alliance officieuse entre certains élus clanistes du sud de l’île (particulièrement à Porto-Vecchio ou Propiano) et les nationalistes, favorise une politique militaire clémente de la part des clandestins[24]. L’arrestation de Spérone et la scission du mouvement nationaliste relanceront les actions terroristes dans le grand sud devenu une zone de lutte entre factions nationalistes pour l’obtention des faveurs clanistes et une zone symbole du « martyr » nationaliste pour les militants du FLNC canal historique.
Il apparaît donc nettement que l’ensemble des attentats se concentre sur les côtes riches et habitées de la Corse, délaissant presque intégralement l’intérieur de l’île. Sur le littoral, seul le Cap Corse, aux villas cossues mais relativement peu fréquenté et à la topographie aride, est épargné par les plastiqueurs. Cette géographie de la violence illustre le lien, sans cesse grandissant, entre les actions du mouvement clandestin et les zones touristiques ou entrepreneuriales de l’île, productrices de richesses. La Corse de l’intérieur, plus pauvre mais aussi parsemée de casernes de gendarmerie ou de commissariats de police, est presque totalement épargnée.
La géographie des attentats en Corse et les cibles privilégiées des clandestins témoignent du refus assumé de l’organisation séparatiste de s’engager dans une réelle opposition à l’Etat français. Aux commissariats et gendarmeries sont préférés les camps de vacances, administrations régionales et les villas côtières. Cette orientation de la configuration du terrorisme corse s’illustre également par la faible exportation de la violence clandestine sur le continent. A l’inverse d’ETA qui réserve à Madrid et aux grandes villes espagnoles hors du Pays basque, ses attentats les plus meurtriers, le FLNC n’opère que très occasionnellement en France continentale, privilégiant des cibles symboliques, sans jamais s’en prendre directement aux forces de l’ordre[25]. Avec 277 attentats sur le continent depuis 1978 (dont 252 avant 1984), l’organisation clandestine corse n’a réalisé que 8,2 % de ses actions hors de l’île. Le graphique ci-dessous témoigne de la forte implication locale des actions violentes de l’organisation clandestine, plus préoccupée d’asseoir sa visibilité politique dans l’île que de s’inscrire dans un combat « anti-français » :
Proportion d’attentats du FLNC réalisés sur la continent (1978-1995)
Plus des deux tiers de ces opérations qui visent des banques, des administrations, des palais de justice ou certaines entreprises (Nouvelles Frontières ou la SNCM) ont eu lieu dans les grandes villes qui bordent la Méditerranée : Marseille, Toulon, Nice ou Aix. Le reste des actions se distribue entre Paris, Bordeaux, Rennes ou Lyon. Le choix de ces villes semble dépendre avant tout des capacités opérationnelles dont les clandestins bénéficient sur place. Les villes méditerranéennes, abritant de nombreux insulaires de la diaspora et quelques étudiants corses, sont des lieux stratégiques pour l’organisation[26]. De même, Paris ou Lyon, villes symboles de la France centraliste, hébergent une nombreuse population corse susceptible de servir les intérêts du FLNC[27]. L’exportation de commandos de l’île vers le continent semble être extrêmement rare tant la structure même des organisations clandestines rend difficile, à l’inverse du mouvement basque, ce type d’opération.
II - Lire la violence en Corse
Une lecture ordinaire de la violence politique en Corse accorde une place prépondérante à une prétendue pesanteur sociologique qui trouve son fondement dans la logique de « l’inconscient millénaire du mare nostrum » méditerranéen[28]. Ce type d’analyse sous-estime volontairement les stratégies de acteurs pour privilégier une contingence culturaliste qui commanderait, déterminerait et donnerait sens à la violence terroriste. L’histoire chaotique de l’île, les invasions successives, la logique de la vendetta ou la tradition des « bandits d’honneur » attesteraient une pratique séculaire de la violence dans laquelle s’inscrit, en droite filiation, l’action clandestine.
Cette lecture appréciée des essayistes comme des journalistes ne saurait exclure un regard plus sociologique sur les stratégies violentes employées par les clandestins. Outre qu’elle n’explique nullement le type de violence pratiquée par le FLNC, la vision culturaliste pêche par réductionnisme en concluant qu’il y a de la violence en Corse parce que les Corses sont violents[29].
A l’opposé de ce genre d’interprétation, nous souhaiterions insister sur la dimension stratégique de l’action radicale des nationalistes. Loin de se limiter à un héritage culturel - ce qu’elle est partiellement - la violence est avant tout une ressource politique majeure qui se définit « dans le cadre d’une stratégie rationnelle comme un moyen permettant à un groupe d’obtenir une reconnaissance politique qui lui est refusée par les acteurs établis »[30]. Loin d’être l’expression d’une irrationalité d’action ou d’un substrat vendettaire, la violence terroriste des clandestins, singulièrement démonstrative et relativement peu meurtrière, obéit à une logique d’intrusion politique et d’affirmation identitaire. Plus que de violence politique, à l’image des mouvements séparatistes basque ou irlandais, il convient de parler, dans le cas du FLNC, de politique violente.
1 - Une violence démonstrative
Si les actions clandestines corses, requérant un usage soutenu de l’explosif, révèlent un niveau de dangerosité limité, elles constituent un sur-marquage important du territoire insulaire. L’importance de cette forme d’action est tout autant symbolique que « militaire ». L’objet est ici, moins de déprécier l’adversaire ou de marquer l’opposition entre Corses et non Corses, que de montrer son potentiel opératoire, son sérieux et la réalité de sa présence politique sur l’espace public. L’utilisation répétée de l’explosif devient une prise de parole politique, destinée à s’imposer, à la lueur des attentats, comme interlocuteur valable face au pouvoir d’Etat, aux détenteurs monopolistiques de la parole publique que sont les clans, et également au sein même du mouvement contestataire où les divers sous-groupes du FLNC luttent pour le monopole de la représentation identitaire.
La répartition des attentats du mouvement nationaliste corse montre que le FLNC opère essentiellement à l’encontre de cibles sociétales intégrées à la vie insulaire. Les atteintes extérieures à l’île ainsi que les attentats contre des symboles fortement représentatifs de l’Etat et de ses agents sont rares. Les villas, appartements, entreprises ou même les administrations, majoritairement occupées par des fonctionnaires corses, sont des cibles internes à la vie sociale et politique insulaire et ne traduisent que très partiellement l’idée d’un conflit historique entre l’île et le pouvoir central. La pratique désordonnée et presque pathologique de l’explosif ne répond nullement à une stratégie élaborée d’opposition à un adversaire étatique désigné. Elle semble bien plus destinée à offrir une visibilité politique au nationalisme insulaire en réaction contre l’hégémonie claniste sur le champ politique local[31]. Elle permet conjointement de dénoncer une spéculation sauvage et un trafic d’influence local accusé d’encourager la cession de la terre corse à des étrangers. La violence qui motive le discours « indépendantiste » semble donc peu destinée, dans les faits, à concrétiser la rupture avec l’Etat central. Elle répond bien plus à un processus de différenciation et d’affirmation politique par rapport au pouvoir décisionnel régional dénoncé comme corrompu et affairiste[32]. L’idée dominante, popularisée par la Cuncolta, que seule la violence du FLNC a permis la sauvegarde du paysage insulaire témoigne de cette instrumentalisation politique de la lutte armée à des fins intégratives au champ politique local.
Certaines pratiques violentes « spectaculaires » alimentent cette logique de visibilité politique :
Aux actions régulières des différentes sections régionales du Front - souvent rivales - destinées à marquer leur territoire et leur force opératoire[33], s’adjoignent des actions d’envergure couvrant l’ensemble du territoire de l’île, perpétrées à des fins stratégiques, à l’issue d’un scrutin régional remporté par les clanistes ou à l’annonce de la venue en Corse d’un représentant du gouvernement. Ces actions, appelées « nuits bleues »[34], signent l’importance politique du mouvement clandestin et sa prétention à peser sur le débat public. En intensifiant quantitativement l’action armée, le FLNC s’impose aux média et dans le champ politique, sans recourir aux exécutions physiques plus coûteuses moralement et politiquement. Moins violent, ce type d’opération n’en est pas moins extrêmement spectaculaire, et apprécié de l’organisation séparatiste, comme, parfois, d’une partie de la population. La pratique des « nuits bleues » permet de répondre aux attentes des militants de base, éloignés des opérations d’envergure et néanmoins soucieux de concrétiser physiquement leur engagement moral. Elle autorise également quelques négligences financières de la part de la population lorsque les attentats ont pour cible le centre des impôts ou certaines banques. Selon Pierre Poggioli, ce type d’opération a « fait la publicité du FLNC et permis d’accentuer le mythe du clandestin, partout présent et imprenable »[35]. Il a permis au FLNC d’apparaître comme un acteur dominant du jeu politique insulaire, marquant en tous points du territoire « national », l’emprunte du nationalisme politique.
Résultante politique de la pratique militaire, la nuit bleue est aussi une incitation à l’action et un instrument important de mobilisation militante. La fréquence de ce répertoire d’action propre au nationalisme corse atteste son importance stratégique (de 1983 à 1995 ont eu lieu 34 nuits bleues totalisant 697 attentats). Elle éclaire en cela une autre spécificité du terrorisme insulaire : les conférences de presse clandestines et nocturnes.
Régulières depuis la naissance du FLNC, les conférences de presse clandestines produisent une violence ritualisée et mise en scène qui, au même titre que la violence des attentats, constitue une prise de parole publique. La clandestinité de fait du mouvement « séparatiste » vient répondre en échos à la clandestinité de droit des partis politiques insulaires, détenteurs monopolistiques de la parole civique dans l’île. Le rituel conférencier offre une alternative extra-institutionnelle au mouvement nationaliste. Il force le pouvoir d’Etat à discuter « hors de l’arène officielle » aux mains des clans, dans l’espace nationaliste créé avec la complicité des media[36]. Il assure à la lutte armée une représentation politique dans l’espace insulaire et à ses acteurs une position de partenaire privilégié avec le pouvoir central, en relation de concurrence avec les partis traditionnels de l’île. Il complète, en cela, l’action « militaire » quotidienne du FLNC.
2 - Une violence communielle
Si la violence est communication - explosive ou cathodique - elle est aussi acte de communion. Elle fonde l’unité de la communauté nationaliste et la distingue efficacement de ses rivaux et adversaires politiques. Le mouvement nationaliste est en concurrence avec ses prédécesseurs autonomistes pour la représentation de la parole identitaire dans l’île. L’Action Régionaliste Corse (ARC), qui deviendra l’Union du Peuple Corse (UPC), traduit la revendication culturelle et identitaire au même titre, mais plus pacifiquement, que les nationalistes radicaux. La violence démonstrative clandestine devient dès lors une ressource pour se distinguer des régionalistes en offrant au groupe nationaliste un sentiment d’identité dans l’action, indispensable pour unifier la communauté protestataire sous l’égide du FLNC. La violence des attentats, peu coûteuse moralement et physiquement, constitue la marque du groupe nationaliste en même temps qu’elle le fait exister comme tel. Elle permet d’attirer à soi, en créant un sentiment d’identification dans l’action, une clientèle électorale jeune et souvent paupérisée qui ne se reconnaissait que partiellement dans le programme entrepreneurial régionaliste vieilli. Le succès du FLNC a été d’agréger autour de son nom, érigé en mythe de libération, une population hétérogène qui trouve dans l’appartenance au mouvement clandestin un certain nombre de gratifications symboliques, sources d’identifications collectives et de ressources sociales, suffisamment fortes pour rendre peu pertinents les risques - modérés - de l’engagement. L’utilisation d’un discours révolutionnaire, la réification d’une histoire belliqueuse, la constitution de symboles d’allégeance tel le « ribellu » (représentation picturale d’un militant cagoulé armé d’une Kalachnikov) ou le mythe vivant d’une clandestinité plus théâtralisée que réelle sont autant de ressources « jouant un rôle crucial dans la création de micro-cultures activistes et l’auto-identification au mouvement »[37]. La pratique des conférences de presse clandestine et les attentats répétés contre les biens matériels constituent également des incitations esthétiques à la soumission au nationalisme. Objectif du mouvement clandestin, la violence théâtralisée du FLNC est également un vecteur de mobilisation en assurant à ses membres un même sentiment d’exaltation et de fierté reconnue[38]. A cette reconnaissance sociale que procure l’engagement dans la « lutte armée » s’ajoutent parfois des gratifications plus matérielles, sources de revenus financiers et d’insertion professionnelle[39].
La violence clandestine mesurée dont fait preuve le FLNC fonde l’identité du groupe nationaliste sans laquelle la mobilisation politique est impossible. Manifestation visible de cette mobilisation, la violence est à la fois une forte incitation sélective à la participation à l’action clandestine reposant sur un triple sentiment d’identification, d’exaltation et de solidarité groupale ainsi qu’une ressource mobilisable par les groupes clandestins pour s’imposer sur la scène politique insulaire, face à l’Etat, contre les clans.
3 - Une violence territorialisée
La distribution atomisée de la violence, essentiellement ancrée sur le territoire de l’île, correspond à la structure décentralisée du mouvement clandestin corse. A travers la géographie des attentats se dessinent les zones d’action des six branches opérationnelles du FLNC. L’organisation terroriste corse se structure en effet en fonction d’oppositions géographiques, regroupant des « régions », responsables de « secteurs », chargées, de façon progressivement autonome, des actions politiques, militaires et financières. Cette territorialisation de la structure militante et organisationnelle du mouvement clandestin explique la répartition géographique des attentats et permet de comprendre le type de violence pratiquée dans l’île.
Les six « régions » du FLNC (Bastia, Balagne, Porto-Vecchio, Ajaccio, Corte, Plaine Orientale) correspondent aux zones les plus touchées par les attentats politiques. Excepté pour les grosses opérations visant certaines administrations policières ou civiles, les actions clandestines sont décidées et menées à leur terme par des commandos réduits de deux ou trois militants directement issus de la région considérée. Cette chaîne opérationnelle simplifié, excluant toute intervention extra-régionale de la direction du mouvement, détermine fortement l’intensité mesurée de la violence produite par les clandestins :
Les militants nationalistes sont directement responsables de leurs actions. La mort « accidentelle » ou volontaire d’un passant ou d’un fonctionnaire de police engage la responsabilité morale des acteurs agissant. La déresponsabilisation autorisée par la chaîne de commandement, transformant l’acteur clandestin en bras armé d’une structure englobante et légitimante, est ici inexistante. Directement confrontés aux effets d’une violence qu’ils mettent en œuvre de façon autonome, les militants clandestins ne peuvent partager la responsabilité de l’acte commis, ni l’imputer à une direction « protectrice ». Le choix de cibles immobilières et la modération du répertoire d’action trahit la difficulté à sombrer dans un terrorisme plus meurtrier sans bénéficier d’un appui structurel matériel sinon moral.
L’immersion géographique des militants corses, connus et reconnus comme tels dans leur micro-communauté d’appartenance, rend également difficile toute exaction meurtrière éthiquement condamnable. Les « clandestins », comme leurs familles et leurs proches étrangers à la lutte armée, risqueraient d’être désavoués au sein d’une communauté fermée, sensible aux « conduites honorables »[40]. Cette « communautarisation » de la violence clandestine constitue un encouragement morale à l’action en rendant plus difficile la répression policière mais elle est également un frein éthique à tout emballement de la violence à l’encontre de personnes physiques.
Enfin, l’absence d’infrastructure logistique extérieure au commando opérationnel complexifie la tâche des clandestins armés. Uniquement dépendant de ses propres informations et de ses capacités d’actions, le commando s’oriente plus aisément vers des cibles matérielles « faciles » telles des villas isolées ou des administrations non surveillées. Cette autonomie imposée rend les clandestins maîtres du déroulement de leurs actions. Alors que les commandos d’ETA apparaissent comme l’aboutissement logique d’un important travail logistique effectué en amont par d’autres militants au sein d’une même chaîne opérationnelle, obligeant les activistes à répondre aux attentes des précédents, les commandos du FLNC n’ont d’exigence que leur propre investissement en termes de temps et de dangerosité. L’autonomie d’action induit une indépendance de « rentabilité » des opérations armées qui freine toute tentation de surenchères militaires.
La territorialisation du mouvement clandestin va également aboutir à une totale déstructuration de l’organisation, incapable de contenir les rivalités inter-régionales et les appétits de puissance de certains secteurs du FLNC[41]. La concurrence entre les secteurs régionaux est telle qu’il sera ainsi nécessaire, sur Ajaccio, de fixer des dates d’opération afin d’éviter des explosions similaires et simultanées[42]. De la même façon, l’autonomie financière de chaque région conduit à des compositions avec le milieu insulaire ou certains groupes politiques pour la recherche de ressources de fonctionnement. Ce rapprochement entre nationalistes et banditisme va modifier l’orientation et les formes de la lutte armée. Les idéaux d’égalité, de respect de l’environnement et de défense de la ruralité corse, vont peu à peu s’atténuer au profit de nécessaires compromissions. Le développement touristique des côtes destinés à attirer de riches plaisanciers (comme à Cavallo) est de moins en moins combattu puisque les divers groupes clandestins en tirent de substantiels revenus en assurant la « protection » des résidents et promoteurs. Comme le remarque Pierre Poggioli : « Des liens conjoncturels ont été établis entre certains secteurs nationalistes et les maffias locales ou italiennes, souvent pour des raisons financières »[43]. La reconversion de militants dans le banditisme est dès lors l’occasion de rentabiliser leur aptitude en matière d’explosif ou d’extorsion de fonds. Si les actions « écologiques » ou « anti-coloniales » se font plus rares, les opérations armées contre des entreprises ou des commerces connaissent en revanche une fulgurante croissance[44].
Loin de traduire une opposition guerrière avec l’Etat, la violence du FLNC témoigne des ambitions politiques locales du nationalisme insulaire. Fondé contre le clan, en réponse à son emprise structurelle sur l’espace politique corse, le mouvement clandestin va développer une violence d’affirmation politique, avant tout destinée à s’assurer une publicité auprès des pouvoirs publiques.
La « guerre » nationaliste est surtout une guerre pour la parole politique dans l’île et l’accès au statut gratifiant de partenaire privilégié des gouvernements de l’Etat. C’est dans cette concurrence locale que s’inscrit une violence politique aux prétentions séparatistes, masquant avec difficulté sa réalité clanique.
[1] - Pierre Tafani, « Corse : la paix du désert », Limes, n°1, 1996, p. 119. Ce chiffre, totalement excentrique, ferait du FLNC le groupe clandestin séparatiste le plus meurtrier en Europe, surpassant l’IRA et l’ETA réunies!
[2] - Le Monde, 12-13 mai 1996.
[3] - Ainsi, suite à l’assassinat du préfet Claude Erignac en février 1998, la presse parle à l’unisson de « guerre » entre l’île et les forces de l’Etat en Corse (l’événement du Jeudi titre, le 12 février 1998 sur « l’histoire secrète d’une guerre » alors que le Nouvel Observateur se demande « pourquoi la guerre en Corse va continuer »).
[4] - Un sondage Sofres à la fin de l’année 1996 (période pendant laquelle la Corse est directement exposée aux média nationaux) montre que 74 % des insulaires ne sont « jamais inquiets pour leur sécurité » alors que 11 % se déclarent « rarement inquiets », Le Figaro, 11 décembre 1996.
[5] - A notre connaissance, seuls Didier Bigo et Daniel Hermant ont réellement insisté sur cette dimension organisationnelle de l’analyse terroriste. La création, par l’Institut Français de Polémologie (dirigé par ces deux chercheurs), d’une banque de données sur les actions terroristes sert cette ambition descriptive et analytique. On ne peut que regretter la cessation de son activité.
[6] - L’immense majorité des ouvrages consacrés au nationalisme corse propose un regard culturaliste sur la violence en Corse, liant les attentats politiques aux phénomènes de vendetta, à l’histoire chaotique de l’île, au culte des armes à feu, à la tradition des bandits d’honneur ou à l’emprise étouffante du clan sur le système de partis insulaire. Cette vision scientifique - qui bien souvent s’accorde avec la vision militante - est évidemment fondamentale. Elle sous-estime cependant la logique interne de la violence et l’importance de la dynamique organisationnelle au sein des mouvements clandestins. Surtout, elle reste extrêmement floue quand à la réalité palpable de la violence terroriste, souvent fort éloignée des préceptes politiques qui la légitime. Pour une approche culturaliste intéressante de la violence en Corse, on se reportera à José Gil, La Corse entre liberté et terreur, Paris, La différence, 1991 et Nicolas Giudici, Le crépuscule des Corses, Paris, Grasset, 1997.
[7] - Michel Wieviorka, Sociétés et terrorisme, Paris, Fayard, 1988.
[8] - Selon la formule un peu tranchée de Didier Bigo, « La relation terroriste », Etudes Polémologiques, n° 30 , 1984, p. 49.
[9] - Notre travail repose sur le dépouillement de la presse locale pour la période 1985-1995. Les informations statistiques sur la période précédente proviennent des fiches de renseignement des services de police et de gendarmerie ainsi que du rapport parlementaire Masson, n° 322, 17 mai 1984, annexe I-B, p. 4-16.
[10] - Moins d’un meurtre sur trois parvient à être résolu en Corse. La personnalité de nombreuses victimes ne permet pas, sans autres preuves matérielles ni revendications, de faire porter la responsabilité sur un groupe politico-militaire plutôt que sur une vengeance privée ou un acte du Milieu. Selon Pascal Fourré, chargé de mission pour le terrorisme à la direction des affaires et des grâces du ministère de la Justice, « il est possible d’estimer à une petite cinquantaine le nombre de victimes réelles du FLNC », entretien, Paris, 30 juin 1997.
[11] - Les sigles CFR, FCCA, ANC, MPA et aCN signifient respectivement : Corse Française et Républicaine ; Fédération Corse pour le Commerce et l’Artisanat ; Accolta Naziunalista Corsa ; Mouvement Pour l’Autodétermination et a Cuncolta Naziunalista.
[12] - L’opposition avec le Milieu insulaire, initialement nécessaire pour empêcher son implantation massive dans l’île, deviendra au fur et mesure des besoins financiers de l’organisation clandestine, une guerre de marchés, destinés à dessiner les lignes de partage géographique du monopole du racket ou du trafic des stupéfiants. Il est également probable que certaines exécutions de truands aient été perpétrées dans le but d’affaiblir tel secteur nationaliste opposé qui s’appuyait, pour certaines opérations douteuses mais rentables, sur des truands ou hommes de main sans scrupules. Cette homologie structurale entre nationalisme et banditisme - largement sous-estimée dans notre comptabilité - est une réalité difficile à démontrer.
[13] - L’année 1996, au cours de laquelle 104 interpellations de nationalistes ont eu lieu, constitue un record en ce qui concerne les attentats à l’encontre des forces de gendarmerie. Bien que l’on ne déplore aucune victime physique, la Gendarmerie a enregistré 43 attentats, dont 13 par explosif, 28 par mitraillage et 2 tirs de roquettes (désamorcées). Au total, ce sont 24 gendarmeries qui ont été touchées.
[14] - A titre de comparaison, les actions d’ETA à l’encontre des forces de sécurité de l’Etat espagnol (militaires, policiers, gardes civils et Ertzainas) constituent 63 % du total des attentats perpétrés par le mouvement séparatiste basque.
[15] - La scission de l’ANC en 1989 et le départ supposé du FLNC de nombreux militants qui formeront Resistenza coïncident avec le chiffre le plus bas d’attentats à l’encontre d’établissements bancaires. Depuis cette date, la grande majorité des attentats contre ce type de cibles est signée Resistenza.
[16] - Entretien Pascal Fourré, Paris, le 30 juin 1997.
[17] - Il s’agit souvent d’actions commandos de plusieurs hommes, agissant de nuit ou en plein jour, contre de vastes complexes touristiques. Les courtes prises d’otages occasionnées pour éviter tout risque physique et l’infrastructure militante importante nécessaire donnent à ce type d’actions une visibilité médiatique inconnue des plasticages dépersonnalisés de villas ou de locaux administratifs
[18] - Carte réalisée à partir des informations sur la fréquentation touristique fournies par les Tableaux de l’Economie Corse, Ajaccio, INSEE, 1986, p. 89-92 et base de données personnelle.
[19] - Les deux premières cartes (1980-1982) ont été réalisées à partir des indications fournies dans le rapport sénatorial Masson, n° 322, 17 mai 1984, annexe I-B, p. 4-16. . Les regroupements opérés par les statistiques policières ne permettent pas une lecture fine de la géographie exacte des attentats, mais soulignent efficacement les six zones d’action du FLNC. Les quatre autres cartes sont le résultat du dépouillement de la presse locale et de certaines informations policières sur les périodes considérées.
[20] - Entretien anonyme, Plaine Orientale, 12 août 1996. Pierre Poggioli, ancien dirigeant du FLNC condamne désormais cette monétarisation du mouvement qui conduit à dénaturer les valeurs nationalistes : « Des grosses sociétés, à Cavallo ou ailleurs, peuvent s’acheter une tranquillité à condition d’y mettre le prix. Cela ne correspond plus à des impératifs politiques mais à des préoccupations financières » in Le Monde, 3 octobre 1992.
[21] - Cette réinsertion d’anciens nationalistes dans le commerce touristique ou la restauration rapide vaut à une faction nationaliste, le MPA, le surnom de Mouvement des Pizzaiolis Associés !
[22] - Corte était la capitale politique pendant la brève période d’indépendance de la Corse, sous Pasquale Paoli, de 1755 à 1769.
[23] - office proche de la chambre de commerce et d’industrie d’Ajaccio, dirigée par un ancien nationaliste du MPA, Gilbert Casanova.
[24] - Marianne Lefèvre, « La dérive de la Corse, une dérive économique, sociale, civique », Hérodote, n° 80, 1° trim. 1996, p. 33-37.
[25] - A titre de comparaison, ETA a réalisé 51 % de ces attenatts hors du Pays basque et 80 % des victimes civiles d’attentats aveugles à la voiture piégée sont des non-Basques, essentiellement Madrilaines et Catalans.
[26] - Marseille abrite plus de corses que Bastia ou Ajaccio !
[27] - C’est le cas de Paris, où la structure Front compte de nombreux étudiants et plusieurs lieux de rassemblement, à Issy les Moulineaux et dans le douzième arrondissement.
[28] - Nicolas Giudici, Le crépuscule des Corses, Paris, Grasset, 1997, p. 57.
[29] - De plus, elle ne permet pas de comprendre, a contrario, la non émergence de mouvements similaires dans des régions elles aussi secouées par l’histoire et des traditions belliqueuses, comme la Vendée.
[30] - Didier Lapeyronnie, « Mouvements sociaux et action politique... », Revue française de sociologie, XXIX, 1988, p. 600.
[31] - Sur le phénomène claniste, on se reportera à Jean Louis Briquet, Corse : la tradition en mouvement, Paris, Belin, 1997.
[32] - Le discours nationaliste, derrière une façade tiers-mondiste, cache mal la réalité de l’adversaire déclaré du FLNC. Plus que l’Etat, les nationalistes dénoncent « les élus et notables qui sont la honte de notre peuple, (...) les ennemis de notre terre qu’il nous faudra balayer » (A liberta o a morte, texte fondateur du FLNC, 1977). La Cuncolta, bras politique du FLNC, parle du « terrorisme banal, celui des atteintes à la démocratie en Corse » (U Ribombu, n° 354, 25 janvier 1990) alors qu’un ancien dirigeant du Front stigmatise « les seuls ennemis irréductibles de la paix en Corse (qui sont) les politiciens véreux, qu’il se réclament de la droite, de la gauche ou d’un nationalisme dévoyé » (U Ribombu, n° 264, 11 juin 1996).
[33] - Pour Max Siméoni, dirigeant du mouvement autonomiste, l’UPC : « le FLNC a multiplié les attentats pour marquer son territoire, pour impressionner les concurrents et faire peur », entretien Siméoni, Bastia, 18 juillet 1997.
[34] - Nous entendons par là un ensemble d’au moins dix attentats couvrant simultanément une partie importante du territoire.
[35] - Entretien Pierre Poggioli, Ajaccio, 21 juillet 1997.
[36] - Doug Mac Adam, « Tactical Innovation and the Pace of Insurgency », American Sociological Review, vol. 48 , décembre 1983, p. 735-736.
[37] - Timothy Ingalsbee, « Ressource and Action Mobilization Theories : The New Social-psychological Research Agenda », Berkeley Journal of Sociology, vol. 38 , 1993-1994, p. 148.
[38] - Les témoignages abondent de militants - réels ou inventés - exprimant leur fierté d’appartenir au FLNC et exhibant les signes visibles de cette appartenance proclamée : badge et briquets à l’effigie du FLNC, collier en or « ribellu », auto-collant FLN etc...
[39] - De nombreux nationalistes ont pu, à l’écart des structures militantes, vendre leur « savoir faire » en matière d’attentat à des commerçants indélicats soucieux d’éliminer une concurrence trop pressante, quand ils n’ont pas purement et simplement utilisé l’argent de « l’impôt révolutionnaire » à des fins plus mercantiles que politiques. Sur les risques de dérive financière que la structure éclatée du FLNC autorise, voir le témoignage d’un ancien haut responsable du FLNC, Pierre Poggioli, Journal de bord d’un nationaliste corse, La Tour d’Aigues, éd. De l’Aube, 1996, p. 44 - 45 et 70.
[40] - Pour reprendre le terme de Max Siméoni décrivant la « mentalité insulaire », entretien, Bastia, 8 août 1996.
[41] - Sur l’évolution de l’organisation interne du FLNC, se reporter à notre thèse de doctorat, La violence politique contre l’Etat. Les exemples basque et corse, Science politique, Université Paris I, décembre 1997, chap. 4.
[42] - Selon un ancien responsable politique du FLNC, entretien, Bastia, 9 août 1996.
[43] - Entretien Poggioli, Ajaccio, 21 juillet 1997.
[44] - L’année 1992 sera marquée par une augmentation sans précédent du nombre d’attaques à main armée (260) et d’homicides crapuleux (40), sans qu’il soit possible cependant d’en déterminer avec certitude les commanditaires.