Qu’est ce que le terrorisme ?
A l’heure où ce qui est communément appelé l’affaire de Tarnac défraie les chroniques médiatique et judiciaire, s’interroger sur l’identité du terrorisme, sa possible définition, ne parait pas inutile. Mais il est des mots dont l’approche parait si complexe qu’on se réfugie bien volontiers dans les représentations fantasmées qui obscurcissent le sens plus qu’elles ne l’éclairent ou pire encore dans une vision dogmatique stigmatisant tous les violents comme terroristes ou à l’inverse niant toute tentation terroriste au nom de la défense d’un « droit légitime à l’insurrection ». C’est souvent ainsi que le terme terrorisme se balade de policiers en militants, de films hollywoodiens en représentations médiatiques, d’accusations outragées en plaidoiries pathétiques. Bref, après maints visionnages de James Bond et plusieurs lectures de presse, on n’en sait guère plus sur ce qu’est le terrorisme si ce n’est que… ce n’est pas bien d’en être accusé.
« On est toujours terroriste sous le regard de l’autre » a un jour malicieusement écrit le sociologue Michel Wieviorka. Et c’est sûrement cette subjectivité de la notion qui pose problème. La charge accusatoire et émotionnelle du mot est telle que l’on peut légitimement se demander si l’enjeu de la lutte terroriste n’est pas plus la disqualification de l’autre comme tel que sa mise à mort effective. Il est classique de rappeler l’épisode de la seconde guerre mondiale où De Gaulle dirigeait une armée terroriste quand l’occupant nazi représentait le pouvoir établi. Que dire également d’un Ben Gourion, poseur de bombes face aux anglais avant de devenir un respectable chef d’Etat. Mandela était bien lui aussi le chef de l’ANC considérée alors comme une organisation terroriste et Martin Mac Guiness en Ulster un barbare de l’IRA désormais en charge d’un ministère important. Les exemples abondent et témoignent de l’élasticité temporelle du terme de terrorisme. Cette élasticité provient également d’un grand écart entre l’étymologie du terme – souvent revendiquée dans les discours militants – et sa représentation commune, souvent confirmée par le discours policier. Si l’on s’en tient à une analyse étymologique stricte, le terme de terroriste est moins associé à des rebelles illégaux qu’à l’Etat lui-même, alors que Gracchus Baboeuf dans le journal de la liberté du peuple, en appelait au « patriotisme terroriste » des français pendant la Révolution et la terreur. James Burke, l’historien britannique de la révolution française et farouche conservateur confirmera que l’Etat révolutionnaire est « un chien terroriste lâché des enfers ». Le « terroriste » dans l’imaginaire commun fortement influencé par le cinéma et une certaine littérature est, à l’inverse, celui qui portant cagoule et arme rutilante, s’attaque de façon indirecte au pouvoir institutionnel et à la population civile. Poseur de bombes, le terroriste est aussi lâche qu’efficace dans ses intentions meurtrières.
Cette représentation schématique du terrorisme demeure forte. On la retrouve dans les écrits de certains chercheurs contemporains pour qui les terroristes sont des individus désocialisés, cherchant dans la violence collective « une société plus accueillante et maternelle » (Servier). Friedrich Haker parle de « personnes la plupart du temps complexées, privées de succès et éternellement frustrées ». Cette thèse bien connue des intellectuels frustrés à l’origine du passage au terrorisme, qui servit un temps à pointer du doigt les leaders bolcheviks, a pu retrouver une certaine actualité avec la stigmatisation d’une ultra-gauche formée – dit-on – de surdiplômés sans débouchés, ruminant en conséquence une haine pour une société aussi peu accueillante. Ce modèle psychologique de lecture de la menace terroriste puise ses racines dans les théoriciens des foules de la fin du dix-neuvième, hostiles à la modernité et craintifs devant la montée des revendications ouvrières et de leurs leaders, métamorphosés en dangereux criminels. S’il n’est sûrement pas faux de relever les incidences psychologiques en terme de radicalité et de cécité sensitive qui sourdent des phénomènes de clandestinité, il est absurde – et surtout très peu exigeant intellectuellement – de faire porter sur un psychisme dérangé tout le poids de la tentation terroriste.
Le sociologue Michel Wieviorka, dans un livre fondateur en langue française sur ce thème (sociétés et terrorisme, Fayard, 1988), a proposé un modèle nettement plus ambitieux de compréhension du terrorisme. Sur la base de plusieurs expériences de lutte (Brigades rouges, Mouvement basque, ASALA…), Wieviorka suggère qu’il y a terrorisme lorsque le mouvement social chargé de la gestion des luttes entre dans un phénomène d’inversion et ne trouve que la violence pour palier à ses contradictions. Dit de façon plus simple, l’inversion est un phénomène dans lequel le groupe chargé d’animer une lutte particulière (sociale, ethnique, religieuse…) ne parvient plus à le faire et se détache progressivement de sa population de référence (la classe ouvrière, le groupe ethnique, la communauté croyante). Ce fut le cas par exemple pour un groupe comme Action directe dont la violence au nom de la classe ouvrière n’était nullement reconnue par cette dernière et n’exprimait finalement qu’une fuite de sens. Le terrorisme serait ainsi une pratique de violence avant tout déterminée par la césure entre les actes et la population de soutien.
« Les fous contre l’Etat ». L’équation, souvent en filigrane dans l’affaire de Tarnac où les jeunes interpellés étaient considérés soit comme des marginaux frustrés, soit comme des idéalistes sans base sociale, ne convainc pas totalement pour singulariser le terrorisme par rapport à d’autres formes de violence. Pourtant le terrorisme a bel et bien à faire avec l’Etat. Bertrand Badie l’avait souligné en montrant que le terrorisme est toujours un acte contre l’Etat en remettant en cause le contrat hobbesien qui lie le citoyen à la puissance publique : si celle-ci ne peut me protéger des errements criminels de quelques uns, pourquoi continuerai-je à me soumettre à l’Etat et à me priver de toute ma liberté ? Le terrorisme oppose également à l’allégeance citoyenne une allégeance qui lui est propre (prolétarienne, ethnique, islamiste…). Enfin, le terrorisme défie la césure historique entre espace public et espace privé, constitutive de la formation des Etats en Europe. Il frappe n’importe où pour faire plier l’Etat sans attention pour les cibles et les victimes. C’est peut-être parce que le terrorisme est une des rares formes de violence à vraiment menacer la philosophie de l’Etat en plus que ses bases réelles qu’il est totalement combattu, sans clémence aucune. C’est aussi parce qu’il est cet ennemi absolu que les discours politiques de l’anti-terrorisme sont si utiles aux politiques, n’hésitant pas à stigmatiser les « menées terroristes » pour mieux produire autour de leur légitimité fragilisée un consensus rassurant. A ce titre les média, s’ils sont le grand allié des terroristes – Raymond Aron en faisait même là l’élément de la définition du terme – sont aussi pour les pouvoirs publics une utile caisse de résonance pour leur discours unanimiste sécuritaire.
Cet usage politique du terrorisme – si visible dans l’affaire de Tarnac – a pu faire dire à certains que le terrorisme n’était, au même titre que la déviance analysée par Foucault ou bien avant par Durkheim – qu’un effet de construction politique, une simple « labellisation administrative lestée d’un poids judiciaire » (Didier Bigo), ainsi nommé pour servir des administrations policières en mal de « clients », construisant un ennemi utile pour servir leur activisme bureaucratique. On se gardera à mon sens de lire les terrorismes au prisme de ce regard conspirationiste, faute d’en saisir la réalité criminelle et sanguinaire. Pourtant il faut bien admettre que certaines « affaires terroristes » faisant intervenir à grand frais des forces spécialisées et une section particulière du Parquet, semblent parfois relever de la fascination pour le spectacle de force de l’Etat quand ce n’est pas de la pure propagande politique.
Est-ce à dire qu’il est impossible de saisir « l’esprit du terrorisme » en ne se référant qu’aux actes commis et aux intentions des acteurs criminels ? Nous pensons que non. La définition des « violences de terrorisation » (terme plus neutre émotionnellement et politiquement, et, plus juste axiologiquement) demeure possible à condition de ne surtout pas essentialiser la notion mais de la lire comme une simple tactique de guerre, un mode d’action stratégique et rationnelle au sein d’un répertoire varié allant de la manifestation jusqu’à la guerre. Les violences de terrorisation relèvent d’une pratique aussi bien d’Etat que d’opposants qui se caractérise par un point fondamental : l’usage d’une violence indiscriminée opérant une distinction intentionnelle (le terme est important) entre une cible et une victime. Il s’agira pour l’Etat ou pour un groupe contestataire de cibler un pouvoir politique difficile à atteindre et de choisir en conséquence une victime plus simple d’approche : la société civile. La bombe dans le métro qui explose pour forcer l’Etat français à négocier ou à modifier sa politique avec tel pays étranger relève ainsi d’une violence de terrorisation au même titre que le bombardement intentionnel de la population japonaise au moyen d’armes atomiques pour faire plier un gouvernement belliqueux. On parlera tout autant de terrorisme – ou de pratique de terrorisation – même si le degré – plus que la nature – de la violence diffère évidement. Le meurtre d’un policier ou d’un préfet par un groupe contestataire ne relèvera, selon cette définition, pas du terrorisme, mais de l’assassinat politique, de même que le bombardement accidentel d’une école en Irak par l’armée américaine, acte de barbarie dans la guerre, n’est pas non plus une violence de terrorisation faute d’élément intentionnel.
Xavier Crettiez
Professeur de science politique à l’UVSQ