La tragédie de Cluses
Grève ouvrière et violences patronales : les logiques d’un conflit
(article paru dans Michel Hastings et Elise F2ron, Les imaginaires communautaires, Paris, L'Harmattan, 2002)
Le 10 mai 1904, des ouvriers horlogers de la ville de Cluses, en Haute Savoie, décident de se mettre en grève pour protester contre le renvoi jugé abusif de sept des leurs par le patron de la plus grosse fabrique de la vallée. Confrontés au refus de leur employeur de réintégrer les ouvriers licenciés, les grévistes poursuivront leur mouvement pendant plus de deux mois, aboutissant au premier grand conflit social de la région du Faucigny. C’est à terme toute l’activité de sous-traitance horlogère au profit des puissants acheteurs suisses qui est menacée par un mouvement débordant rapidement le cadre de la municipalité. Le 18 juillet, après plusieurs tentatives avortées de conciliation, une grande manifestation d’ouvriers grévistes, soutenus par une partie de la population des communes voisines, traverse la place principale de Cluses en direction de l’usine réduite à l’inactivité. Des coups de feu sont alors tirés sur la foule assemblée depuis deux des fenêtres supérieures de la fabrique. Le bilan est de trois morts et une cinquantaine de blessés parmi les manifestants. Les tireurs, trois des quatre fils du patron de l’usine en grève, sont sauvés de justesse de la colère ouvrière par des dragons et gendarmes présents aux abords du drame. Ceux-ci ne réussiront cependant pas à empêcher la mise à sac et l’incendie des ateliers. Jugés aux assises de Bonneville par un jury populaire, en compagnie de six ouvriers accusés de pillage, les responsables de la fusillade de Cluses seront condamnés à un an de prison ferme alors que le quatrième fils du patron, présent sur les lieux mais inactif, écopera de huit mois d’emprisonnement. Les ouvriers seront relaxés.
Cette affaire, peu connue et peu étudiée par les historiens contemporains[1], marquera durablement la mémoire ouvrière de la vallée de l’Arve[2]. Elle sera vécue comme un traumatisme local mais aussi un choc national puisque ses répercussions se feront sentir jusque dans la capitale[3]. L’époque se prête évidemment à une exploitation politique de ce type de drames sociaux, qu’il s’agisse de dénoncer la « terreur rouge »[4] ou de mettre à nu les logiques féodales d’un certain patronat[5]. En ce début de siècle, l’histoire sociale regorge de violents conflits du travail qui signent l’affirmation sur la scène politique d’un acteur revendicatif nouveau, qui veut « transformer une exclusion vécue en scission volontaire » : le syndicalisme révolutionnaire[6]. Noyée au sein d’un long cycle de grèves et d’émeutes localisées, l’affaire de Cluses présente pourtant une caractéristique singulière au regard des drames similaires de ce début de siècle. A l’inverse des fusillades de Narbonne, Raon l’étape, Vigneux, Draveil, Chalons, Longwy ou bien évidemment, quelques années auparavant, de Fourmies, ce n’est pas l’armée chargée du maintien de l’ordre qui tient le fusil assassin mais le patronat. Ce n’est pas la République absolue qui mâte les revendications salariales mais un petit patron qui se fait justice selon une conception très personnelle de l’ordre social fondé sur l’absolu respect du droit de propriété. Le conflit est dès lors beaucoup moins politique et idéologique que ne le seront les oppositions frontales entre le mouvement ouvrier et l’Etat « bourgeois ». On ne saurait présenter l’épisode de Cluses comme illustratif des conflits de classe qui vont structurer la vie politique nationale pendant des décennies. On chercherait vainement d’ailleurs une référence à l’exploitation économique des ouvriers ou l’affirmation par ces derniers d’une conscience de classe. Car l’affront, on le verra, est présenté par les protagonistes du drame en terme moral plus que matériel et les oppositions radicales nées dans la violence des affrontements s’estomperont vite après le dénouement du procès[7]. Les exigences salariales sont d’ailleurs presque absentes du conflit. Aucune revendication portant sur les conditions de travail n’affleure dans le discours gréviste. La cessation du travail, bien que coûteuse, n’est pas ruineuse pour les ouvriers comme pour les patrons compte tenu du statut mixte de ces travailleurs qui sont également paysans, et du mode de production domestique de nombreux mouvements d’horlogerie, permettant une délocalisation multiple des points d’assemblage.
Crise ouvrière et drame social, l’affaire de Cluses est avant tout un conflit qui sourd de revendications morales. Les enjeux de la grève s’articulent autour de logiques émotionnelles plus qu’économiques ou idéologiques. Les termes de l’affrontement sont à rechercher dans des positionnements mutuels, ouvrier et patronal, où dominent des exigences d’honneur, d’estime de soi, de fierté ; où les sentiments qui exacerbent les antagonistes relèvent plus de la peur et de l’orgueil que de l’injustice matérielle ou de l’avarice entrepreneuriale. L’affaire de Cluses n’est peut être pas un cas isolé[8], mais elle ne saurait malgré tout être interprétée à l’aune d’une grille d’analyse économiste (en terme d’exploitation matérielle) ou idéologique (en terme de lutte de classes). Cette singularité que l’on s’attachera à dévoiler ne peut cependant être invoquée pour ôter au drame de Cluses toute dimension politique. L’affaire est symptomatique d’un changement d’époque et de mentalité, période de rupture où le patronat va apprendre à composer avec ses employés, désormais moins disposés, car plus unis, à accepter les appétences venus d’en haut. C’est le « patronat de droit divin » qui s’efface, difficilement comme à Cluses, devant les exigences démocratiques qui s’étendent à la sphère sociale comme elles avaient su pénétrer l’univers politique dès les tout débuts de la IIIéme République[9]. Cette transformation des mœurs ne se fera pas sans heurts. Cluses constitue un bon terrain d’analyse pour mesurer les résistances au changement par un milieu patronal rural qui se perçoit en situation de communauté agressée par le « spectre rouge »[10], fruit d’un imaginaire bourgeois que le mouvement ouvrier, naissant en Haute Savoie, endosse complaisamment. Notre propos pour comprendre l’issu dramatique de ce qui fut au départ une simple grève ouvrière est celui-ci : faire ressortir la logique communautaire que la grève active, sur la base de représentations fantasmées de l’autre où s’opposent la peur du rouge et l’honneur syndical. La violence est pour une bonne part la résultante de cette confrontation des imaginaires.
Le choix d’une analyse privilégiant des logiques émotionnelles n’est pas neutre en ce qui nous concerne. D’abord parce que tout travail de recherche sur les processus de manifestations et de violences rencontre des difficultés méthodologiques liées à la confrontation avec l’émotionnel[11] : rendre compte de l’agitation émeutière avec des mots ne permet pas toujours de saisir « la plénitude » de la dynamique à l’œuvre (les odeurs, les sensations, les sentiments participent à la complexité du moment de la manifestation) ; ensuite parce que le travail socio-historique rencontre un biais naturel : connaître la fin de l’histoire incite à opérer une reconstruction a posteriori des logiques intellectuelles et pratiques qui ont mené à son dénouement[12]. Ce dernier point est pour nous particulièrement pertinent. Le risque téléologique se double ici d’un rapport bien particulier à l’objet, même s’il ne nous paraît ni ambigu, ni trop singulier pour ôter à ce texte sa nécessaire neutralité axiologique[13]. Le patron de l’usine de Cluses contre lequel les ouvriers se sont mis en grève s’appelle Claude Crettiez. Il est l’arrière arrière grand père de l’auteur de ces lignes.
I – La construction communautaire
La construction communautaire va s’opérer dans la grève. Elle oppose d’un côté le syndicat de Cluses, fondé un an à peine avant le vote de la cessation du travail, de l’autre le milieu patronal, mené par Claude Crettiez, responsable de la plus importante fabrique de la vallée. Le choc que constituera le vote de la grève, arme ouvrière mythique, aux connotations révolutionnaires, perçue comme profondément menaçante pour l’ordre social local, va bousculer les certitudes patronales sur « le droit absolu sur son bien »[14]. La grève éclate à la suite, et en conséquence, d’une lutte électorale particulièrement dure à laquelle elle sur-imprime sa charge conflictuelle. La propre division politique initiale se double dès lors d’une division sociale qui marque les frontières communautaires. Les intérêts similaires des acteurs du conflit, soucieux de ne pas perdre la face ni de donner l’impression de trahir leur communauté d’appartenance, vont exacerber les antagonismes, sinon de classes, du moins de castes.
L’opposition communautaire se constitue dans l’action et par l’adoption d’une semblable logique comportementale.
1 – L’action par la grève
L’origine de la grève est politique[15]. Elle naît des renvois d’ouvriers qui suivent la victoire de la liste patronale aux élections municipales du 1er mai 1904. Face à la liste conduite par Edmond Drompt, ancien professeur à l’école d’horlogerie, intime de la famille Crettiez dont un des fils appuie sa candidature, une liste qualifiée de « socialo-maçonnique » réunit plusieurs ouvriers[16]. Au lendemain du succès de la « liste patronale », accueilli avec colère par les ouvriers[17], sept des employés de l’usine, tous syndiqués et dont certains étaient présents sur la liste adverse, sont renvoyés. Le patron justifie sa décision par la traversée d’une « période creuse »[18]. Le 10 mai, 42 ouvriers sur 60 cessent le travail, exigeant la réintégration de leurs camarades. La grève va durer plus de deux mois, rythmée par les tentatives avortées de négociations et les manifestations grandissantes de colère de la part des ouvriers à l’encontre du patronat.
Dès le 19 mai, au lendemain d’un défilé houleux aux pieds de l’usine Crettiez[19], ce sont les 400 ouvriers horlogers de Scionzier, ville voisine, qui se joignent au mouvement de grève par « solidarité avec les travailleurs de Cluses ». Face à la menace économique pour la vallée, plusieurs petits patrons horlogers, épaulés par le maire de Cluses et le député de Haute Savoie, Emile Chautemps, interviennent auprès de Claude Crettiez pour faciliter la conciliation avec le syndicat ouvrier. Les exigences patronales sont jugées « inadmissibles »[20] et les négociations sont rompues. Le 11 juillet, les ouvriers votent la grève générale, plongeant la petite vallée industrieuse dans une inactivité quasi totale. Les deux mois de grève qui ont précédé ce vote ont fortement affaibli les ressources du syndicat. La tension est forte contre les rares « jaunes » accusés de saboter le mouvement. Le 12 juillet, la fabrique de Bretton, autre patron horloger, est envahie par des syndicalistes qui s’opposent à la continuation du travail. Le fils du patron parviendra, arme de poing à la main, à éloigner les ouvriers grévistes. Les manifestations sont alors presque quotidiennes et les heurts avec les soldats dépêchés sur place, sans être nombreux, sont jugés « inquiétants »[21]. Le 18 juillet 1904, ce sont près de 200 manifestants qui défilent sur la place centrale de la ville, sous les fenêtres de l’usine Crettiez. Au ton parfois agressif des manifestants répondront une série de coup de feu, faisant trois morts et plusieurs blessés.
Pour comprendre l’issue de la « tragédie de Cluses », comme la nommeront les observateurs de l’époque, il importe de resituer la grève dans son environnement à la fois géographique et historique. Si la grève reste une arme ouvrière encore peu familière et fortement connotée dans la France du début du siècle, elle est totalement inconnue et lourdement entachée de représentations négatives dans les régions les plus reculées du pays. La vallée du Faucigny est particulièrement isolée du reste du département, français depuis moins d’un demi siècle[22]. Isolée géographiquement par la chaîne des Aravis, elle l’est aussi économiquement par la barrière douanière de 1860 et l’arrivée tardive du rail qui ne desservira Cluses qu’en 1890. Région « interface »[23] entre la France et l’Italie, la vallée vit en fait surtout à l’heure de Genève dont l’influence économique et idéologique est forte[24]. Le Faucigny représente pour les maîtres horlogers de la capitale suisse une riche source de main d’œuvre, à la fois compétente et bon marché. Cluses, comme la plupart des villes voisines, est spécialisée dans les « cages » de montre qui sont montées dans les fabriques locales avant d’être envoyées à Genève. Au début du siècle, les ouvriers de la vallée, pour la plupart aussi paysans, partagent leur énergie entre le travail des champs et celui de l’atelier. On ne peut alors parler de culture ouvrière forte, mais plutôt de groupements paysans, percevant le travail d’usine comme une ressource d’appoint[25]. Cette communauté « paysanne-ouvrière » se répartit dans les onze fabriques des environs immédiats de Cluses pour des salaires modestes, qui complètent une activité agricole perçue comme essentielle[26]. La Haute Savoie de 1904 reste donc une région encore étrangère au mouvement d’industrialisation qui traverse modestement le pays ; elle conserve un tissu fragile de « fabriques disséminées » selon le mot de Braudel[27]. Ce profil essentiellement agricole marque une culture du travail terrienne, une relation patriarcale entre le patron et les « ouvriers-paysans », un mode traditionnel de dépendance sociale et salariale, enfin une très faible perméabilité aux innovations. Surtout, c’est l’absence même d’unité au sein d’un monde ouvrier dispersé (entre ouvriers de fabrique, ouvriers-paysans et paysans sous-traitants) qui est flagrante, interdisant de parler de culture ouvrière et, a fortiori de classe ouvrière. L’organisation ouvrière est d’ailleurs inexistante en Haute-Savoie jusqu’au tout début du vingtième siècle. Si les syndicats furent légalisés en 1884, ils restent majoritairement absents dans les zones rurales, « du cœur du massif central aux Alpes »[28]. Il faut attendre 1901 pour qu’une organisation de protection des travailleurs s’implante à Scionzier, puis deux ans plus tard à Cluses. La grève de 1904 ne peut alors que surprendre, les syndicats, peu à même encore de conduire un tel mouvement, les patrons plus habitués aux tractations paternalistes avec les ouvriers récalcitrants, une société rurale traditionnelle qui n’a jamais été confrontée à une action d’ampleur organisée.
La grève choque. Arme encore exceptionnelle, elle fragilise des certitudes bien ancrées sur le droit patronal. Elle est surtout perçue comme un véritable fléau pour l’économie locale et synonyme de désordre destructeur, comme le rappelle Michelle Perrot, analysant les grèves de la fin du XIXème siècle[29]. En ce début de siècle, les choses n’ont guère changé. Les grèves restent rares, essentiellement locales et assez peu violentes (seule une grève sur soixante donne lieu à des violences). Mais elles commencent à se répandre. On comptera 647 mouvements de grève pour l’année 1904, contre 1309 deux ans plus tard, en 1906, considérée comme une année charnière dans l’histoire de l’action revendicative ouvrière[30]. Surtout à partir de 1900, la grève cesse de commander à l’organisation ouvrière. C’est désormais cette dernière, lorsqu’elle existe, qui prend en main l’action collective, canalisant les revendications ouvrières et organisant plus efficacement la lutte contre le patronat. Ce mouvement de civilisation de la foule est perceptible à la fois en ville et dans les campagnes où la grève commence à faire son apparition (on dénombre, dès 1895, 52 arrêts de travail en milieu rural, alors que les grèves strictement agricoles atteignent un niveau record en 1904[31]). L’affaire de Cluses s’inscrit ainsi pleinement dans cette période de mutation ouvrière caractérisée par une affirmation continue mais encore fragile du pouvoir syndical au moyen de nouvelles ressources d’action dont la grève. Mais l’action collective reste chose nouvelle et peu acceptée des petits patrons qui se considèrent comme seuls maîtres chez eux. Plus généralement, c’est toute une vision du pouvoir partagé qui inquiète et révulse les possédants, qu’ils appartiennent aux classes supérieures, craignant la promiscuité ouvrière comme ils combattent la « contamination vénérienne » (Corbin), ou qu’ils viennent de milieux plus modestes, fiers de leur réussite et soucieux de l’inscrire dans la distance avec leurs origines. C’est là le cas de Claude Crettiez.
Plus encore que la grève elle même, c’est la position des protagonistes qui l’alimente qui rend difficile tout compromis et débouche sur une opposition d’ordre communautaire : face au syndicat naissant, soucieux de consolider son implantation par la réussite de l’action collective, le patron de Cluses va opposer une intransigeance qui ne peut se comprendre qu’au travers d’un profil psychologique singulier. Plus qu’une opposition de classes, il semble au contraire que ce soit la proximité de culture qui ait radicalisé les antagonismes.
2 – La logique des comportements
Si toute grève semble dessiner des oppositions holistiques rigidifiée par l’Histoire, hostiles à toute interprétation « sentimentale »[32] (patrons contre ouvriers, bourgeois contre prolétaires), la dynamique de l’action est également traversée de logiques émotionnelles, souvent peu prises en compte par les analystes. Ces logiques semblent pourtant fondamentales qu’elles soient collectives et motivent un groupe unifié (le syndicat) ou qu’elles prévalent à l’action individuelle du patron : la peur du rouge, l’orgueil du possédant s’oppose ici pleinement à la fierté du travailleur ou à l’honneur du syndicat. Les émotions sont alors directement constitutives d’antagonismes exclusifs l’un de l’autre. Elles commandent également chaque « camp », confronté au regard soit de ses concurrents immédiats, le syndicat voisin, soit de ses pairs, à l’image des notables entrepreneurs, alliés naturels du patron intransigeant mais aussi censeurs de son ascension sociale. La logique émotionnelle puise alors dans l’histoire propre de chacun ; celle d’un syndicat cherchant son autonomie ; celle d’un petit patron fier de sa trajectoire remarquable. Dans les deux cas, il ne faudra pas faiblir au risque de perdre la face, de s’humilier et d’y laisser de la considération, donc du pouvoir. La tragédie de Cluses résulte avant tout, selon nous, de considérations de ce type, développées par chacun des protagonistes. C’est en refusant un compromis perçu comme un échec, en poursuivant obstinément une logique d’affirmation de soi que les protagonistes de la grève, le syndicat et surtout le patron, vont noyer le conflit social dans les larmes et le sang.
Il peut être utile, pour présenter celui qui était devenu le plus grand patron horloger de Cluses en 1904, de donner la parole à ses contemporains. Maître Descotes, avocat des accusés lors du procès de Bonneville, offre lors de sa plaidoirie, en novembre 1904, un portrait saisissant de Claude Crettiez : « Ayant conservé toute sa franchise et sa rusticité de montagnard, il n’avait rien du diplomate, de l’opportuniste, de l’homme de concession et de compromis. Monsieur Crettiez a la nature frustre, têtue, tenace d’un chef de famille d’autrefois. Il est ce qu’on peut appeler d’un mot aujourd’hui bien démodé un autoritaire. Quand il se croit dans son droit, il s’y cantonne et n’en sort pas. Entêté et autoritaire, c’est le Bismarck de l’Horlogerie… un mélange du règne minéral et du règne animal, un mélange d’or pur et de granit des Alpes incrusté dans les méninges d’une mule de Tarentaise. Père à la façon du droit romain, ces enfants tremblent devant lui ». Les citations abondent, pas toujours aussi lyriques et complaisantes, dressant de Claude Crettiez un portrait sans demi teinte, celui d’un homme entier puisant son autorité redoutée et sa rudesse dans ses origines sociales paysannes. Pour Aristide Briand, avocat des ouvriers, il s’agit « d’un rude homme (…) un parvenu orgueilleux qui ne se souvient de l’humilité de son origine que pour marquer plus de mépris à l’égard de ceux qui n’ont pas eu la chance de réussir comme lui (…) C’est un homme du passé, un féodal qui rapetisse les droits et les devoirs aux dimensions de son intérêt propre »[33]. Dans la même veine, Francis de Pressensé, éditorialiste à l’Humanité, le décrit comme « âpre, têtu, étroit, implacable aux autres, dominateur(…) dévot jusqu’à la superstition, jusqu’au fanatisme, d’une propriété dont il est l’esclave et non le maître »[34]. Derrière ces portraits peu flatteurs se dessine une trajectoire individuelle, celle d’un petit paysan d’Arraches, village de montagne perché plusieurs centaines de mètres au dessus de Cluses, devenu au fil des ans le plus gros entrepreneur de la ville. Cette réussite peu commune, que l’on devine jalousée et crainte de la part des notables installés, forge un caractère trempé où se conjuguent une dureté naturelle, un entêtement originaire et un certain orgueil, une fierté développée dans le travail ainsi que dans la distance prise avec ses origines modestes. Cette culture de la force, héritée d'ascendances paysannes et montagnardes, sertie de cette suffisance que donne la réussite, constitue le terreau psychologique au refus de tout compromis, de toute conciliation avec le syndicat de Cluses. C’est cette réussite qu’il convient d’inscrire dans le rejet de l’accommodement avec ceux là mêmes qui incarnent le monde dont on s’est extirpé. Un témoin, négociant à Cluses, appelé à la barre lors du procès de novembre 1904, soulignera la force de ce sentiment d’orgueil : « Monsieur Crettiez désirait certainement la fin de la grève et avec sincérité, mais la question d’amour propre primait tout chez lui et l’empêchait de se prêter aux tentatives de conciliation »[35]. Ces dernières ont d’autant peu de prise que l’époque n’est pas à la négociation collective, terme inconnu pour un patronat adhérant « au libéralisme intégral » ; « où l’entrepreneur doit bénéficier de la liberté d’action la plus large et ne doit connaître aucune limite à son autorité »[36]
C’est l’ascension sociale de Claude Crettiez qui le pousse à refuser le compromis syndical, c’est l’irruption de ce petit paysan dans le monde des notables qui le conduit à s’entêter, c’est enfin le partage avec ses opposants d’une certaine culture de la force qui lui permet de perdurer dans ses retranchements.
Face au patron, le monde « ouvrier » semble nouvellement soudé autour d’un syndicat horloger local, créé une année seulement avant le déclenchement de la grève. La fermeté du combat syndical, épuisant pour une organisation jeune et sans moyen[37], répond là aussi à des logiques d’ordre émotionnel qui poussent à la radicalisation. Le syndicat de Cluses succède à l’apparition d’une première organisation active dans la région, celle de Scionzier, déjà responsable d’une grève dure en 1902, motivée par des revendications plurielles (amélioration des rémunérations horaires et droit d’absence pour le travail des champs en été)[38]. D’obédience guesdiste, le syndicat de Scionzier inquiète les autorités locales par son radicalisme. Plusieurs patrons horlogers se liguent pour contrer la montée du mouvement ouvrier alors que les notes du ministère de l’Intérieur témoignent d’une crainte réelle de la menace révolutionnaire. Une note du 30 juillet 1904 met en garde contre « une réunion à Genève de l’union ouvrière au sujet des récents incidents qui ont marqué les grèves de Cluses et Besançon ». Une mise en garde du 12 août dénonce « le danger que fait planer sur la région la section socialiste révolutionnaire réunie à Genève » (ayant voté une souscription pour les ouvriers de Cluses)[39]. Sur le plan national, une note du 18 décembre 1901, intitulé « les guesdistes et la grève » note que « l’on remarque depuis quelques temps que les guesdistes qui, dans nombre de congrès se sont montrés hostiles aux agitations grévistes, paraissent maintenant vouloir se mêler à tous ces mouvements ouvriers qu’ils condamnaient jadis (…) les guesdistes militants sont avant tout des révolutionnaires, des gens qui ne reculent devant rien pour arriver à leurs fins »[40]. Le voisinage actif du syndicat de Scionzier, véritable tuteur moral du mouvement de Cluses avec lequel il se lie dès le déclenchement de la grève, contribue fortement à ancrer les positions des ouvriers clusiens. Plusieurs témoignages, lors du procès, indiquent la proximité parfois insistante du syndicat guesdiste : « Il ne s’agissait pas d’une grève de salaires mais d’une grève politique, déclare un témoin à la barre. Il y avait à Cluses un groupe révolutionnaire très actif et qui excitait sans cesse les ouvriers (…) Mais il n’y avait pas que des manifestants de Cluses, il en venait de Scionzier. Les ouvriers ont dû même faire un instant leur police, ils ont surpris des gens (…) jetant des pierres aussi bien sur les gendarmes que sur la maison des Crettiez dans un simple but d’excitation générale »[41]. Aristide Briand parle sur un ton ironique de « la menace du terrible Scionzier »[42]. Sans pouvoir donner foi aux accusations concernant la présence d’agitateurs syndiqués, les observateurs de l’époque reconnaissent l’influence de l’organisation ouvrière voisine. Il convenait de ne pas démériter au yeux de Scionzier et d’ancrer définitivement la présence du syndicat lors de cette première grande grève. Le refus de céder aux exigences du patron répond à cette logique de l’honneur dont Julian Pitt-Rivers nous dit qu’elle est « la valeur qu’une personne possède à ses propres yeux, et aussi ce qu’elle vaut au regard de ceux qui constituent sa société »[43]. On retrouve dans cette définition les trois composantes émotionnelles qui activent le combat ouvrier clusien : la grève est source d’honneur en fonctionnant comme « un rituel par lequel, en sacrifiant des jours de travail, on peut acquérir du prestige et de l’identité » (honneur statutaire) ; la grève est un combat sacrificiel où « l’honneur est exactement proportionnel à la capacité de perdre et de supporter la dette »[44] (honneur pour soi) ; enfin, l’action collective est sous surveillance, celle du syndicat voisin, juge et tuteur de la persévérance ouvrière (honneur pour l’autre). A l’heure où les premières industries de décolletage s’installent avec leurs cortèges d’ouvriers spécialisés, plus techniciens et compétents, c’est la dignité et l’avenir professionnel de la communauté ouvrière horlogère qui est en jeu.
La quête de la constitution d’une véritable communauté de lutte est également perceptible dans la demande faite par le syndicat clusien d’une aide extérieure. Le commissariat spécial de Dijon écrit dans une note du 26 mai 1904 : « Le comité de la grève des ouvriers horlogers de Cluses avait écrit à un groupe révolutionnaire de Paris demandant l’envoi sur les lieux d’un délégué orateur dont la parole stimulerait l’énergie des grévistes. Ce groupe fit immédiatement part de cette demande à la Bourse du travail de Dijon en la priant de désigner le camarade Marie Joseph B., bien connu comme un libertaire sincère aux convictions intransigeantes »[45]. Le soutien est jugé important si l’on en croit la presse qui rapporte que « l’émissaire de la CGT est attendu comme le messie chaque soir à la gare »[46]. Concurrence syndicale, affirmation communautaire, différenciation professionnelle, quête d’une légitimité extérieure idéalisée, c’est toute une dynamique émotionnelle qui concoure à la singularité du combat ouvrier à Cluses.
Au delà des enjeux immédiats de la grève (réintégration des camarades licenciés – qui se verront tous offrir une place dans les fabriques concurrentes), c’est surtout de part et d’autre le refus de perdre la face (Goffman) et/ou la volonté de faire plier l’adversaire qui alimentent le conflit du travail[47]. L’environnement local ne permettra guère d’atténuer les oppositions. Au contraire, c’est dans une structure d’opportunité favorable que vont puiser les acteurs du drame : le maire de Cluses, rapidement débordé par l’agitation ouvrière, ne parviendra pas à faire respecter son arrêté du 19 mai interdisant tout attroupement. Loin d’aider à la conciliation, il cherchera surtout à incarner, au côté du patron entêté, un ordre moral et social qu’il estime menacé. Le procès fera apparaître que le premier magistrat avait encouragé Claude Crettiez à « ruiner le syndicat », menaçant pour la commune[48]. Par sa présence « timorée »[49], il laisse libre court au patron et abandonne son rôle politique de conciliateur. Il ne sait non plus s’opposer ou composer avec l’activisme syndical. Les manœuvres maladroites des forces chargées du maintien de l’ordre ajoutent à la confusion. A l’issu d’une première manifestation, le 18 mai, le préfet d’Annecy envoie à Cluses « un escadron de dragons et une demie compagnie d’infanterie ». Mais neuf jours plus tard, confronté à un calme apparent, le gros des troupes se retire, ne laissant que 150 hommes sur place. Le 24 juin, suite à un désaccord avec la mairie sur les frais de stationnement des militaires, l’effectif est réduit à moins de 100 chasseurs, répartis sur une zone s’étendant bien au delà des limites de la commune, incluant Scionzier. Il faudra attendre le surlendemain du vote de la grève générale par les ouvriers, soit le 14 juillet, quelques jours avant la fusillade, pour que le Général du 14éme corps d’armée d’Annecy accepte le redéploiement d’une compagnie d’infanterie[50]. Outre les déficiences certaines des militaires dans la pratique du maintien de l’ordre, qui se soldent régulièrement par une répression féroce[51], il est probable que ces va-et-vient multiples n’aient pas donné l’image d’une dissuasion permanente. Plus précisément, on avancera l’hypothèse d’un possible sentiment de « toute puissance prolétarienne » devant le vide du pouvoir, d’autant plus ressenti par les grévistes que de nombreuses auditions, lors du procès, feront état de rapprochements entre forces de l’ordre et ouvrier(e)s manifestants.
II – Les représentations fantasmées
La grève a constitué des communautés exclusives l’une de l’autre. Par sa nouveauté et la méfiance qu’elle suscite, elle a forcé la division communautaire entre le monde ouvrier en quête d’unité et d’affirmation de son pouvoir et l’univers patronal aux certitudes établies, répondant aux mots d’ordre de l’orgueil et d’une certaine arrogance dirigeante. Mais cette division communautaire s’ancre d’autant plus aisément dans le réel qu’elle fait appel à des représentations fantasmées de l’autre. Le regard porté sur l’adversaire est emprunt des stéréotypes de son époque : la « canaille émeutière » aux relents révolutionnaires semble menacer une société rigide et insensible au changement social. Face à la représentation répulsive de la « populace déchaînée », c’est le fantasme symétrique du « patronat de droit divin » qui est directement visé par la vindicte ouvrière.
1 – « l’anarchie spontanée » ou la terreur émeutière[52]
Le 12 juillet 1904, les ouvriers grévistes votent la grève générale. Cette décision parachève aux yeux du clan patronal des semaines de tension et d’agitation pendant lesquelles la manifestation a plusieurs fois frôlé l’émeute. La peur est palpable selon un témoin de la défense auditionné lors du procès de Bonneville : « Une sorte de terreur régnait à Cluses avant les événements du 18 juillet (…) beaucoup de personnes avaient acheté des revolvers ». « Plusieurs familles retiraient leurs enfants de l’école avant quatre heures » déclare un autre témoin[53]. Le juge de paix de la ville parle, lui, d’un « climat de terreur »[54]. La nouveauté de la grève et sa radicalité alimentent les craintes de cette petite société rurale. Mais avec le vote de la grève générale, les craintes se muent en fantasmes. C’est le mythe du « grand soir » développé conjointement par la presse anarchiste et celle d’extrême droite qui surgit et effraie[55]. La grève générale est plus qu’un acte de grève généralisé. Il s’agit en ce début de siècle du symbole le plus fort de la « menace prolétarienne ». Au delà de son utilité immédiate, c’est la force du mot qui est recherchée par les votants. Comme le relève Jacques Julliard, « il n’est pas besoin de souligner à quel point une telle démarche avait valeur symbolique plutôt que programmatique »[56]. La grève générale est pensée dans les milieux socialistes comme « le levier qui sert à déclencher la révolution sociale »[57]. Pour Annie Kriegel, il s’agit d’un « mode privilégié d’intervention des masses populaires urbaines dans une conjoncture donnée pour des objectifs mettant en cause l’organisation sociale établie »[58]. Analysée en des termes similaires dans la petite commune rurale de Cluses, la grève générale est interprétée comme une tentative de renversement de l’ordre social. Le mot est d’autant plus redouté qu’il est nouveau. Le principe de la grève générale est officiellement adopté par la CGT, lors de son deuxième congrès à Tours en septembre 1896. Elle apparaît alors comme l’unique moyen pour la classe ouvrière de s’affranchir de la tutelle patronale et étatique. Elle s’oppose à la grève partielle, contestée dans son principe par les divers représentants des mouvements socialistes. Aristide Briand écrit ainsi en 1899 : « je ne suis pas partisan de la grève partielle. Je la juge néfaste et même quand elle donne des résultats, je considère qu’ils ne compensent jamais les sacrifices consentis » (congrès général du parti socialiste, Paris, 3 décembre 1899). Si la position de la CGT évolue à partir de 1902 avec l’accession à sa tête de Victor Griffuelhes, partisan des grèves partielles propices à une « gymnastique révolutionnaire », le mythe du coup de force ouvrier demeure. La grève générale n’est jamais totalement déconnectée des luttes syndicales ordinaires qui la préparent, en habituant les troupes au combat de classe[59].
Le vote du 11 juillet résonne ainsi comme une menace mûrement préparée, dirigée contre les patrons et la paisible société de Cluses ; un moment inéluctable qui succède à une longue stratégie de la tension. Les témoignages abondent, dénonçant ce qui est perçu comme une terreur ouvrière dans la petite ville. Le maire et le patron de Cluses recevront des lettres de menace, signées d’un groupe intitulé « vengeance et anarchie », promettant de « venger nos frères grévistes ». « Nous mettrons la ville à feu et à sang, chaque maison brûlera, nos engins seront prêts, il faut que justice et vengeance se fassent au plus tôt. Nous avons choisi le jour de la fête de Dieu pour assouvir notre haine… »[60]. Un gendarme de Cluses fait état lors du procès d’une semblable missive incendiaire : « Te voilà parti lâche et ambitieux pandore, mais tout n’est pas fini. Prends garde que quelques uns des émigrés ne te fasse un mauvais coup, tu seras toujours un souteneur d’assassins »[61]. Le ton outrancier complète les manifestations physiques d’hostilité à l’encontre des fabriques et ouvriers non grévistes. Les premières manifestations du mois de mai donnent lieu à des débordements verbaux. « On injuriait notre père, on criait : à bas les patrons affameurs, A bas les Crettiez, mort aux proprios » déclare l’un des accusés au procès. La violence verbale à l’encontre des « patrons affameurs » ou des « bandits patronaux » est courante dans la rhétorique anarchiste du tournant du siècle. On parle de « pendre les bourgeois » et de « brûler les ateliers ». Pour Michelle Perrot, il s’agit de « domestiquer la parole sauvage » en mettant en scène cette sauvagerie que l’on contient[62]. Si, en effet, la violence se cantonne à ce registre, elle institue dans les imaginaires ruraux, peu habitués à ces débordements, des représentations fantasmatiques, celles du sang, de l’émeute, de la révolution sociale. Celle du rouge. Les manifestations qui suivent le vote de la grève générale, jusqu’au défilé fatal du 18 juillet, prennent une coloration nettement révolutionnaire. L’usure et la fatigue érodent la patience des négociateurs ouvriers. Elles radicalisent les attitudes. Le récit des deux dernières manifestations par les accusés et les témoins de la défense est éloquent. Il trahit cette peur intense qui décidera de l’épilogue tragique : « Le cortège s’est avancé contre l’usine. Ils étaient au moins 200, hurlant la Carmagnole et l’Internationale, drapeau rouge en tête et criant : A mort les Crettiez, A l’eau, A l’échafaud ; ils avaient des gourdins et des haches ». « Les ouvriers étaient ivres, une foule exaspérée, armée de massues »[63]. L’officier chargé de repousser les grévistes parle « des cris et vociférations d’une foule en délire »[64]. C’est bien la représentation de la foule révolutionnaire qui fascine et sème l’effroi, traduisant en acte les prédictions apocalyptiques des oracles du soulèvement des classes dangereuses, à l’image d’un Gustave Le Bon[65]. La foule, « femelle à la nature instinctive » (Le Bon), serait suiviste et manipulable à l’excès. Le mythe du meneur, de l’étranger anarchiste, très présent dans la littérature alarmiste de l’époque, complète ainsi la perception fantasmée des grévistes clusiens. En attente de recommandations sur la conduite à tenir, les ouvriers locaux sont considérés « sous l’influence d’agents secrets suscités par la concurrence étrangère (…), soumis aux agissements d’un meneur » s’amuse Aristide Briand qui dénonce la peur irraisonnée du délégué de la CGT[66]. La foule émeutière renforce son attitude ouvertement révolutionnaire en usant de chants considérés alors comme séditieux. Rappelons que l’Internationale et la Carmagnole sont chantés publiquement pour la première fois à Paris en 1900 et que l’usage du drapeau rouge sans inscription est jugé illégal. « Le phénomène (du drapeau rouge) reste exceptionnel » rappelle d’ailleurs Danielle Tartakowsky[67]. L’utilisation conjointe à Cluses des chants guerriers et de l’emblème rouge, ces symboles de l’imagerie révolutionnaire, lors des deux grandes dernières manifestations de juillet, ne pouvait que conforter le clan patronal dans la conviction de la tentation révolutionnaire[68].
2 – Le « patronat de droit divin » comme fantasme symétrique
Il n’est pas exagéré de reprendre à Pierre Rosanvallon cette formule qui éclaire l’état d’esprit du patron Crettiez, et la perception que pouvaient en avoir les ouvriers de Cluses. Alors que la grève s’enlise près de deux mois après son déclenchement, plusieurs personnalités, dont le député de Savoie et le juge de paix de la ville, tentent une conciliation entre les parties. Celle-ci se fera en deux temps. Après une première visite au domicile patronal, le chef d’entreprise accepte de réintégrer les ouvriers licenciés à la condition qu’ils renoncent définitivement à la grève et qu’ils participent aux frais d’assainissement des locaux, partiellement endommagés lors d’une manifestation houleuse. Une deuxième visite, le 15 juillet (trois jours avant la fusillade), convaincra le patron de renoncer à sa première exigence. Il restera ferme sur la deuxième, refusant même que la municipalité prenne à ses frais la remise en état de quelques vitres brisées. Selon le député Chautemps, il s’agissait « d’humilier le syndicat »[69]. Aristide Briand relate ce différent, plus symbolique que réel, qui se trouve à l’origine directe du drame : « Il (le patron) exige que le syndicat s’engage par écrit à lui rembourser le prix des vitres qui ont été cassées à son usine et à sa maison. ‘Qu’ils paient la casse déclare-t-il et tout est arrangé’. Il sait bien que le syndicat ne consentira jamais à souscrire à cette humiliation (…) Il s’obstine. Alors pour en finir, des tiers indignés s’offrent à payer eux-mêmes le montant des dégâts. Il s’agit d’une misérable somme de 250 francs ; car cette grève tumultueuse, cette grève révolutionnaire qui a duré deux mois n’a pas causé pour plus de 250 francs de dégâts »[70]. Le patron refuse. Cette exigence « sévèrement jugée par tous » va radicaliser la position des grévistes et renforcer « leur colère (…), leur refus de toute concession »[71]. L’épisode témoigne de façon presque caricaturale de l’insolente certitude qui habite alors une partie du petit patronat, sûre de son droit et se considérant en situation de légitime défense face à un mouvement syndical grandissant.
La rhétorique syndicale de ce début de siècle porte sur les patrons « vampire », « tyrans », « saigneurs », « vautour ». L’Ouvrier métallurgiste titre son article sur l’affaire de Cluses : « Patrons affameurs et assassins » alors que le journaliste dénonce le « bandit patronal »[72]. Ce vocabulaire stigmatisant et violent exprime, au delà d’une classique opposition stratégique, la dénonciation d’une certaine attitude de condescendance, de mépris dans lequel est tenu l’ouvrier. C’est le refus même de reconnaître l’existence d’un pouvoir ouvrier, ou simplement d’une parole ouvrière, qui motive les attitudes d’un patronat sur la défensive, insensible aux évolutions sociales et pourtant confrontées à la réalité d’une conscience ouvrière. Michelle Perrot souligne la fréquence de ce type d’attitude : « Plus encore, devoir reconnaître le pouvoir syndical, le légitimer en discutant avec lui, voilà le fond de bien des conflits, le principal blocage à la négociation »[73]. Si la conscience de classe est encore faible à Cluses, dans un monde « d’ouvriers paysans », le refus d’offrir la parole à ses employés est notable. D’autant plus pourrait-on avancer qu’il s’agit d’affirmer publiquement, par une stratégie brutale de distinction, sa réussite, sa distance avec ses origines, son insertion dans un univers notabilaire. Le poids du local est ici primordial pour saisir les représentations identitaires. C’est toute une géographie du pouvoir qui exprime la réussite patronale et chosifie la distance sociale. C’est cette « géophysique du pouvoir » (Foucault) qui accompagne le refus de la reconnaissance ouvrière. La concentration du capital, économique, politique, symbolique est une réalité physique à Cluses. Claude Crettiez a l’une des plus belles villas de la ville, sur la place centrale, face à l’hôtel de ville[74], à proximité immédiate de la fabrique, la plus importante de la région. Le petit paysan d’Arraches est devenu un notable envié et estimé, dont le pouvoir semble s’afficher avec insolence dans l’espace même du conflit. Les représentations fantasmées d’un « patronat vampire » trouvent dès lors un terreau favorable. Le mépris exprimé est, pour beaucoup, le fait du pouvoir absolu qu’il contribue à alimenter. C’est tout le pouvoir local qui est contesté, mêlant la dénonciation de l’oligarchie économique et le refus d’une main-mise démocratique. La lutte ouvrière opère d’ailleurs également dans l’espace symbolique de ce pouvoir et en réaction contre lui. Les manifestations, nouveautés à Cluses, disputent au clan patronal l’espace du centre ville, celui de la place du marché, de la mairie et de l’usine en grève ; c’est le pouvoir d’occuper le territoire, contre lequel les interdictions d’attroupement ne pourront rien, qui s’inscrit dans les processions ouvrières. Cette mise en scène localisée du nombre n’est pas neutre. Elle dénonce verbalement et physiquement l’inacceptable ; elle raconte son refus de laisser à certain le monopole exclusif de la définition de l’ordre social.
Le choix d’une analyse des antagonismes sociaux qui privilégie les logiques émotionnelles ne sourd pas du rapport de proximité à l’objet. La survenance de la violence à Cluses découle surtout d’une dynamique où les imaginaires sociaux et l’assignation d’une identité stigmatisée commandent l’action. La violence ne paraît pas résulter d’un sentiment aigu d’exploitation économique ou d’un différend salarial. Au contraire, les sources archivistiques comme les témoignages lors du procès (y compris ceux de l’accusation) font état du bon niveau général de rémunération dans l’usine en grève. A l’inverse de nombreux concurrents horlogers, le patron conspué refuse le « truck system » c’est-à-dire le paiement pour moitié en nature (vivres alimentaires ou bois de chauffage)[75]. Il jouit d’une réputation de « bon payeur » en même temps qu’il se voit attribuer une rigueur parfois terrifiante. La thèse de la « négociation collective par l’émeute » (Hobsbawm) n’est pas ici pertinente. De leur côté, les « ouvriers paysans » horlogers ne sont pas démunis lorsque le travail en atelier cesse. L’été est propice au labeur des champs et il est probable que certains profiteront avantageusement de cette involontaire « saison morte ». C’est enfin ce statut partagé, entre ouvrier et paysan, qui rend peu pertinente la thèse de l’infiltration idéologique, socialiste et franc-maçonne, ou celle d’une conscientisation de l’émeute[76]. La dispersion au travail empêche toute culture ouvrière forte, homogène, productrice d’une véritable conscience de classe. Si les tentatives de prosélytisme ont souvent été rendues visibles dans une région à cheval entre Genève « la rouge » et l’Italie du Nord, on peut raisonnablement douter de l’acceptation unanime des programmes socialistes par une vallée rurale, agricole et catholique[77]. C’est au contraire l’absence même de classe ouvrière constituée et encadrée qui fut ici propice à l’émeute[78]. Le partage avec le patron d’une même culture de force héritée d’origines paysannes a renforcée les antagonismes plus qu’il ne les a effacés. C’est toute une hexis corporelle fondé sur un registre de valeurs populaires (glorification de la force physique, virilité, sens de l’honneur) qui est commune aux deux protagonistes[79]. Soulignons pour conclure, que la durée de la grève (plus de deux mois) a puissamment contribué à son dénouement : alors que les travailleurs de Cluses ne possédaient aucune « habitude de la grève », ils sont confrontés à un mouvement qui dure trois fois plus longtemps que la moyenne des conflits de l’époque[80]. Loin de ternir les antagonismes, le temps fait son œuvre : il alimente les rancœurs et renforce les perceptions négatives de l’autre. Il est, en lui même, facteur de violence.
L’épisode de Cluses fait entrer la vallée dans l’ère des conflits modernes. La grève y devient alors une arme ouvrière courante alors qu’une culture de conflit s’installe durablement. Entre février 1905 et août 1907, on compte six grèves partielles et quatre grèves générales à Cluses. Sur ces dix grèves recensées, sept ont éclaté pour obtenir le respect des libertés syndicales et de la condition ouvrière[81]. Beaucoup plus tard, le journal local, Le messager fera état de violences patronales. Une manifestation a lieu le 18 juillet 1982, « en souvenir de 1904 », alors que l’article établit un parallèle avec l’épisode du début du siècle, mettant en garde : « Attention que l’histoire ne se répète pas »[82]. La mémoire collective perdure et sert de matrice aux conflits sociaux contemporains. Elle réactive aussi une douloureuse mémoire domestique.
Xavier Crettiez
Professeur de science politique
Université de Versailles-Saint Quentin
[1] - Sauf erreur, aucune étude d’envergure consacrée au mouvement ouvrier, à l’action collective ou au syndicalisme du début du siècle n’accorde à l’affaire de Cluses un traitement approfondi . A notre connaissance, seul Jacques Julliard l’évoque d’un trait in Clémenceau, briseur de grèves, Paris, Julliard, 1965, p. 66. Voir également, Yves Lequin, Histoire des Français, Paris, Armand Colin, 1983, p.438-439. De façon illustrative, Patrick Bruneteaux cite la fusillade de Cluses in Maintenir l’ordre, Paris, Presse de Sciences Po, 1996, p. 39. En revanche, sous un mode romancé mais très documenté, Aragon consacre à cette affaire trois chapitres de son livre, Les cloches de Bâle (Paris, Gallimard, 1965, p.171-189).
[2] - Le cimetière de la ville de Cluses offre au regard un « monument aux martyrs ouvriers » de 1904 alors que chaque été est l’occasion d’un rappel historique de l’épisode sanglant dans la presse locale. On se reportera en particulier à la description hebdomadaire de l’affaire par Paul Guichonnet parue dans Le messager du 21 octobre 1999 au 30 décembre 1999.
[3] - Suite à l’annonce du drame, une banderole est suspendue à la bourse du travail à Paris en hommage aux « assassinés de Cluses » : « Les fenêtres de la Bourse du travail à Paris sont pavoisées de bannières rouges syndicales cravatées de crêpe, pour manifester à la suite des incidents de Cluses. De longues écharpes de deuil descendent du quatrième étage jusqu’au premier, voilant la façade du monument », Le rappel, 23 juillet 1904.
[4] - Pascal Delwit et José Gotovitch, La peur du rouge, Bruxelles, Editions de l’Université libre de Bruxelles, 1996.
[5] - Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, paris, Gallimard, 2000, p. 347.
[6] - Jacques Julliard, « Le peuple » in Pierre Nora (dir), Les lieux de mémoire, Quarto II, Paris, Gallimard, 1997, p. 2382. Du même auteur, Autonomie ouvrière, études sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard, 1988
[7] - Comme le montre la signature d’une pétition par de nombreux grévistes pour la libération des fils du patron, reconnus pourtant comme responsables du drame, ou la proposition patronale de venir au secours des familles endeuillées, « un secours que je prélèverai sur le peu qui me reste après tant de désastres », écrit le patron dans une lettre de pardon, Archives Départementales d’Annecy. ADA, carton 10M37.
[8] - Pierre Sorlin donne l’exemple de quelques rares cas de grèves où « les exigences sont d’ordre moral : en 1899, les mineurs du Creusot veulent que les ingénieurs les traitent sans mépris et ne tiennent pas compte de leurs opinions politiques ; en 1909, les postiers souhaitent que le ministère ne règle pas l’avancement à sa fantaisie et ne conduise pas autoritairement son personnel », La société française, 1840-1914, Paris, Arthaud, 1969, p. 201.
[9] - Sur ce point, voir Pierre Rosanvallon, op cit., p. 337 et s.
[10] - Le terme est utilisé par Aragon pour décrire l’épilogue du drame de Cluses dans son roman Les cloches de Bâle, op cit., p. 188.
[11] - Pour une prise en compte de l’émotionnel en politique, Philippe Braud, L’émotion en politique, Paris, Presse de science Po, 1996.
[12] - Ces précisions méthodologiques sont bien mises en avant par Michel Offerlé, « Descendre dans la rue, de la « journée » à la « manif » » in Pierre Favre (dir), La manifestation, Paris, Presse de science Po, 1990, p. 99.
[13] - Mais celle-ci est elle un horizon toujours atteint en sciences sociales ? Je ne souhaite pas dans ce texte m’appesantir sur le lien étroit – quoique finalement assez distancié puisque les protagonistes de l’affaire me sont évidemment parfaitement inconnus – entre le sujet et l’objet. Ce lien nécessite d’être souligné parce qu’il offre aux yeux de l’auteur une certaine densité au sujet. Stimulateur du travail entrepris, il est dans le même temps un censeur constant de l’écriture et procure une certaine pénibilité à la diffusion naturelle de l’information « familiale ». Il a évidemment présidé à la décision d’écriture et peut-être à la forme même de l’écriture comme à la problématique choisie. A ce titre d’autres approches auraient mérité l’attention : la transmission familiale de la mémoire, en l’espèce très chaotique et conflictuelle, ou la gestion quotidienne par les descendants localement encore présents du « souvenir de famille » pourrait intéresser le psycho-sociologue. Mais ce n’est point notre approche, non par goût mais par manque de compétences. Cette « affaire de famille » est donc ici abordée avec le regard exclusif du sociologue des mobilisations, insistant sur l’émotionnel comme moteur de l’action collective. Le cadre de la réflexion ne doit pas ici être confondu avec l’élan volontariste du chercheur.
[14] - Selon la formule d’Aristide Briand, qualifiant ainsi dans sa plaidoirie en tant qu’avocat des ouvriers accusés de pillage, la position de Claude Crettiez, archives municipales de Cluses, AMC I61.
[15] - Le récit récapitulatif des événements est réalisé à partir de la lecture de la presse de l’époque qui relate l’affaire à l’issu du procès. On a consulté en particulier l’Union Républicaine de Haute Savoie, le Nouvelliste, L’ouvrier métallurgiste, l’Allobroge, le Messager, le Rappel, le Petit journal, l’Humanité, le Petit parisien. Voir également la très bonne synthèse de Paul Guichonnet, op cit.
[16] - Selon la formule d’un journal notabilaire local, L’Union républicaine de Haute Savoie, 23 juillet 1904. La présence maçonnique, apparemment réelle et forte, est affirmée par maints témoignages dont celui d’un anonyme, La Franc Maçonnerie en Haute Savoie : documents pour servir à l’histoire d’une société secrète dans ce département par un contemporain, 1913, AMC, DOC 175.
[17] - Selon les témoignages des accusés aux audiences, corroborés par les ouvriers, Le petit journal, 16 novembre 1904.
[18] - Le Petit Parisien, 21 juillet 1904.
[19] - Au cours duquel des injures furent lancées à l’adresse du patron, des carreaux cassés et un arbre fruitier, dans le jardin familial, déraciné.
[20] - Plaidoirie Aristide Briand, 24 novembre 1904, AMC I61.
[21] - Télégramme du sous-préfet en date du 12 juillet, ADA, carton 10M37.
[22] - La Savoie est devenue française en 1860.
[23] - Stein Rokkan, « Cities, States and Nations » in Eisenstadt et Rokkan (dir), Building States and nations, London, Sage, 1973. Pour une interprétation du cas français, voir Jean Louis Thibault, “La France dans l’oeuvre de Stein Rokkan, RIPC, vol2, n°1, avril 1995, p.100-101.
[24] - Dès 1868, la police impériale s’inquiète de la pénétration des idées de la Iére internationale en Faucigny, selon Yves Lequin, Aux origines de l’organisation ouvrière en Haute Savoie, poly, 1965, np, AMC doc 24.
[25] - Cette culture ouvrière naîtra plus tard dans le décolletage suite à l’extinction progressive de l’industrie horlogère au moment où le progrès technique et l’apparition des machines rendront plus autonomes les maîtres horlogers genevois.
[26] - Le salaire journalier d’un ouvrier horloger est de 3 francs pour un homme et 2,25F pour une femme. A titre de comparaison, un terrassier du rail recevait 5,40F et un menuisier en fabrique, 5,50F in Paul Guichonnet, op.cit.
[27] - L’identité de la France, Les hommes et les choses, Paris, Flammarion, 1986, p. 276.
[28] - Claude Villard (dir.), La France ouvrière, T.1, Paris, éditions sociales, 1993, p. 339.
[29] - Jeunesse de la grève, Paris, Seuil, 1984, p. 58 et s.
[30] - V. Claude Villard, op. cit, p.320 et Patrick Fridenson, « le conflit social » in Jacques Revel et André Burguière, Histoire de la France, T. 3, Paris, Seuil, 1984 : « On peut diviser l’histoire des (grèves) en deux périodes : avant et après 1906, qui marque la première centralisation ou coordination des vagues de grèves », p. 388. Pour Jacques Julliard, c’est à partir de 1906 que les organisations syndicales contrôlent véritablement le volume des grèves, in Autonomie ouvrière, Paris, Gallimard, 1988. Voir également l’analyse de Charles Tilly : « Avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la reconnaissance partielle des travailleurs organisés en tant que force nationale, la vague de grèves de 1906 et la mobilisation des viticulteurs du midi de 1907, des changements qui s’amorcent lors de la transition du siècle précédent apparaissent en plein jour : le rôle prépondérant joué par les partis, les syndicats (…), la place toujours plus dominante des salariés organisés dans la contestation… », La France conteste, Paris, Fayard, 1986, p. 540. Voir aussi dossier CARAN F/7/12773-1 : notes du ministère de l’Intérieur sur les mouvements séditieux
[31] - Yves Lequin, Histoire des Français, op. cit, p. 440 et s. et Claude Villard, op. cit, p. 329.
[32] - Entendons par là, une analyse qui privilégierait la prise en compte des sentiments comme moteur de l’action.
[33] - Extraits issu des AMC, DH33.
[34] - L’Humanité, 27 novembre 1904. Le directeur de la libre parole, journal réactionnaire et profondément hostile au « bloc des gauches », parle d’un « self made man, comme on dirait en Amérique. Il s’est fait lui même ; c’est un ancien ouvrier qui, à force d’intelligence, de volonté et de travail, était arrivé, étape par étape à la fortune. Se souvenant du passé, M Crettiez avait voulu que ses fils ne dussent, comme lui, leur situation qu’au travail : ses fils étaient ses ouvriers et non ses associés », La libre Parole, 15 novembre 1904.
[35] - M. Michaud, cité dans le Petit journal, 17 novembre 1904. Dans un article intitulé « les causes d’un conflit », le journaliste du Petit parisien note : « vingt fois on tenta la conciliation et vingt fois aussi l’entêtement de monsieur Crettiez qui émettait la prétention d’enlever à ses ouvriers toute possibilité de réclamation dans l’avenir empêcha la concorde », 21 juillet 1904.
[36] - Patrick Fridenson, « Le conflit social – la négociation » in Revel et Burguière, op. cit, p. 436 et Adeline Daumard, « Puissance et inquiétudes de la société bourgeoise » in Fernand Braudel et Ernest Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, Paris, PUF, 1979, p. 412-413.
[37] - Le commissaire spécial détaché à Cluses note dans son rapport du 11 juillet à l’attention du sous-préfet de Bonneville : « le syndicat est las de payer pour une cause sans issue ; les fonds de la caisse des ouvriers sont en train de fondre (…) Si la cessation du travail pour tous les syndiqués (la grève générale - nda) est mise à exécution, ce serait surtout pour en finir. Le désir est de reprendre l’ouvrage le plus tôt possible », ADA – carton 10M37.
[38] - Cette même année, Genève connaît une très forte mobilisation ouvrière avec de multiples cessations de travail et le vote de la grève générale, dont l’échos fut fort dans le Faucigny. Selon Paul Guichonnet, « A l’origine de (la syndicalisation dans la vallée), il faut rechercher non pas des incitations venues du reste de la France qui est encore lointaine, mais de genève. Cette ville entretient avec le Faucigny des relations étroites (…)La franc maçonnerie, très engagée dans la bataille anti-cléricale est également venue de Genève et une loge active s’est ouverte à Cluses », op. cit.
[39] - ADA – carton 10M37
[40] - CARAN – carton 2701.
[41] - AMC – DH33. voir aussi compte rendu du Petit journal, 17 novembre 1904.
[42] - Plaidoirie Aristide Briand, 24 novembre 1904, AMC I61
[43] - Cité dans L’honneur, Paris, Autrement, 1991, p. 41.
[44] - Pascale Trompette, « La négociation dans l’entreprise : symbolique de l’honneur et recompositions identitaires », Revue Française de Sociologie, XXXVIII, 1997, p. 813-814. Sur l’honneur et la fabrique, Hugues Lagrange, La civilité à l’épreuve, Paris, PUF, 1995, p. 69 et s.
[45] - ADA – carton 10M37
[46] - L’écho du Faucigny, 26 novembre 1904.
[47] - Erwing Goffman, Les rites d’interaction, Paris, éd de Minuit, 1974, p.9. Cette volonté de « sauver la face » est ici perceptible à travers une approche goffmanienne élargie. Goffman privilégie les seules situations de mise en scène des corps, d’interactions physiques où l’un est en présence de la réponse corporel de l’autre pour adopter sa propre stratégie de présentation de soi. L’objectif reste le bon déroulement de la pièce. La grève ne met pas en scène que des corps mais aussi des réputations, des identités en construction ou déjà réalisées, des acteurs en devenir (le syndicat – le patronat). Ces collectifs, non immédiatement visibles à eux-mêmes, se perçoivent de plus en termes antagoniques. Sauver la face revient alors à refuser à l’autre une face acceptable, à lui dénier même toute stratégie d’évitement. L’interaction est conflictuelle dans la mesure où elle ne cherche pas le compromis propice à son bon déroulement mais la réussite de l’un par l’échec de l’autre.
[48] - Aristide Briand le note dans sa plaidoirie : « son intérêt de patron se trouvait en accord avec celui du maire. Il était, au point de vue économique, tout naturellement enclin à atteindre, dans sa force naissante, le syndicat ouvrier, dont les revendications commençaient à lui susciter de vives inquiétudes. En le détruisant, il se débarrassait d’un contrôle gênant, consolidait son autorité patronale et, du même coup, affranchissait ses amis de la municipalité d’un voisinage gênant ». Un peu plus loin, il déclare en s’appuyant sur le témoignage d’un notable : « Drompt a joué pendant la grève un rôle assez louche tantôt exhortant le patron à la conciliation, et tantôt le poussant à la résistance. C’est lui qu’un témoin a entendu dire au père Crettiez : ‘ne cédez pas, tenez bon, la municipalité est avec vous’ », op. cit.
[49] - Selon l’avocat de la défense, « Cluses avait un maire timoré, manquant de tact et de fermeté, d’où les incidents que tout le monde déplore aujourd’hui », l’Union Républicaine de la Haute Savoie, 26 novembre 1904.
[50] - Selon les échanges de télégrammes entre acteurs politiques et militaires, ADA – carton 10M37. On s’étonnera que la commune de Cluses ait demandé le renvoi des militaires sous prétexte de ne pouvoir les prendre en charge financièrement puisqu’un arrêt du conseil d’Etat du 6 janvier 1893, rappelé par une note du ministère de l’Intérieur en date du 3 décembre 1902, stipule que « les frais de cantonnement des troupes réquisitionnées en cas de grève doivent être supportés en totalité par l’Etat », CARAN, F/7/12773-1
[51] - Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre, Paris, Presse de science Po, 1996, p. 34-61.
[52] - Le terme est de Hyppolite Taine (Les origines de la France contemporaine, Paris, Hachette, 1ére édit : 1899). Il est repris en l’espèce dans un édito signé par Edouard Drumont, pour illustrer les affaires de Cluses et de Neuvilly (émeute ouvrière dans un atelier de tissage près de Douai), La libre parole, 15 novembre 1904.
[53] - l’Union Républicaine de la Haute Savoie, 19 novembre 1904.
[54] - le Petit journal, 16 novembre 1904.
[55] - « Bientôt peut-être les ténèbres traversées de flammes du grand soir couvriront la terre. Puis viendra l’aube de joie et de fraternité » écrit l’anarchiste Adolphe Retté, « Vers la révolution », Le Libertaire, 1899. Dans la France juive, Drumont met en garde contre « ce grand soir dont parle mystérieusement les sociétés secrètes dirigées par les juifs, ce grand soir qui doit envelopper les ombres de la mort et plonger dans le silence de la solitude les ruines de ce qu’aura été la France », La France juive, Paris, Flammarion, 1885, p. 573. Sur ce thème, voir Maurice Tournier, « Le grand soir : un mythe de fin de siècle », Mots, n°19, juin 1989, p. 79 et s.
[56] - Jacques Julliard, « Le peuple » in Pierre Nora (Dir), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 2382.
[57] - Rosa Luxembourg, Grève de masses, parti et syndicats – Œuvres I, Paris, Maspero, 1969, p. 92.
[58] - Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, Paris, Flammarion, 1969, p. 151.
[59] - Comme le montre cette conférence de Victor Griffuelhes, le 29 juillet 1904, soit 9 jours après la fusillade de Cluses : « L’action directe veut dire action des ouvriers eux-mêmes c’est à dire action directement exercée par les intéressés (…) Par l’action directe, l’ouvrier crée lui même sa lutte, c’est lui qui la conduit, décidé à ne pas s’en reporter à d’autres qu’à lui même du soin de se libérer (…) Il y a par conséquent à nos yeux une pratique journalière qui va chaque jour grandissant jusqu’au moment où, parvenue à un degré de puissance supérieure, elle se transforme en une conflagration que nous dénommons grève générale et qui sera la révolution sociale », cité par Edouard Doléans, Histoire du mouvement ouvrier,T.2, Paris, 1967, p. 128
[60] - AMC – DH33
[61] - le Petit journal, 17 novembre 1904.
[62] - Jeunesse de la grève, Paris, Seuil, 1984, p. 224 et s.
[63] - l’Union Républicaine de la Haute Savoie, 6 août 1904. Le procès fera apparaître que les ouvriers n’étaient en fait pas armés lors de cette manifestation.
[64] - L’Humanité, 22 novembre 1904.
[65] - Le Bon, La psychologie des foules, Paris, 1895. Sur l’interprétation des foules prolétaires comme nature différenciée, voir Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Hachette, 1978, p. 595. Arlette Farge et Jacques Revel, Logiques de la foule, Paris, Hachette, 1988, p. 63. Pour un regard plus daté et comparatif, EP Thomson, « The Moral Economy of the English Crowd in the 18th Century », Past and Present, n°50, 1971, p. 76-136.
[66] - Plaidoirie d’Aristide Briand, 24 novembre 1904, AMC I61
[67] - Daniel Tartakowsky, Le pouvoir est dans la rue. Crises politiques et manifestations en France, Paris, Aubier, 1998, p. 38 et s., et, Vincent Robert, les chemins de la manifestation, Lyon, PUL, 1996, p. 304. Tartakowsky écrit : « Le cortège chantant réactive la mémoire de la grande révolution, tandis que le mythe ainsi revivifié donne sens à la pratique et la légitime, en constituant les rapports que la révolution entretient avec la rue en matrices susceptibles de déterminer le sens de tout cortège », p. 41.
[68] - Michel Offerlé rappelle qu’en 1885, un journaliste qualifie le drapeau rouge de « haillon de guerre civile », « Descendre dans la rue… », op. cit., p. 106. Il semble qu’en guise de drapeau rouge, les manifestants clusiens aient utilisé un drapeau tricolore partiellement enroulé, ne dévoilant que la couleur tant redoutée.
[69] - L’Allobroge, 26 juillet 1904.
[70] - Aristide Briand, op. cit.
[71] - Selon les mots du commissaire spécial adjoint détaché à Cluses, s’exprimant dans un communiqué adressé au préfet d’Annecy en date du 16 juillet 1904, ADA, carton 10M37.
[72] - L’ouvrier métallurgiste, n°152, 1er août 1904.
[73] - Michelle Perrot, op. cit, p. 269.
[74] - « Ce sont les deux monuments de la ville » s’exclame Aristide Briand, op. cit.
[75] - « Il ne pratiquait pas, j’en conviens, à l’exemple d’autres patrons de la région, le ’truck system’, c’est-à-dire le paiement en nature qui constitue un véritable vol », Aristide Briand, op. cit. L’ouvrier métallurgiste souligne que « les patrons paient encore les ouvriers en nature ; ainsi à Scionzier, sur 12 patrons, 4 seulement paient intégralement en argent … », n°152, 1er août 1904.
[76] - Cette thèse du complot maçonnique suisse visant à couler la fabrique du plus gros patron du Faucigny devenu trop exigeant auprès de ses fournisseurs et clients, permet de renverser le sens des responsabilités en situant le patron dans le camps des victimes. Elle a un caractère dès lors beaucoup trop orientée.
[77] - Leen Van Molle, « La peur du rouge dans le monde paysan, 1880-1914 » in Pascal Delwit et José Gotovitch, La peur du rouge, Bruxelles, éd de l’université de Bruxelles, 1996, p. 28.
[78] - S’interrogeant sur la survenance de violences lors des grèves ouvrières, Revel et Burguière avance que « la grève violente témoigne de la profonde extériorité par rapport à la société industrielle et à ses normes d’une fraction au moins de la classe ouvrière », Histoire de la France, T.3, op. cit.
[79] - On en veut comme preuve l’achat de fusils de chasse par Claude Crettiez, prétextant que « puisque l’on ne veut pas nous défendre, on se défendra tout seul ». Sur cette idée d’une culture ouvrière et rurale au fondement de l’action collective, se reporter à Michel Verret, La culture ouvrière, Saint Sebastien, ACL, 1988 ; Isabelle Sommier, « Virilité et culture ouvrière : pour une lecture des actions spectaculaires de la CGT » in Philippe Braud (dir), La violence politique, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 341 et s. ; Nathalie Duclos, Les violences paysannes sous la Vème République, Paris, Economica, 1998, p. 217.
[80] - Selon Yves Lequin, la moyenne de durée de la grève entre 1900 et 1910 est de 18,6 jours in Histoire des Français, op. cit, p. 442.
[81] - Yves Lequin, Aux origines de l’organisation ouvrière en haute Savoie, poly, 1965, np, AMC, doc 24. Un éditorial stupéfiant du quotidien Le Gaulois témoigne de la crainte de la bourgeoisie devant l’exigence de reconnaissance du monde ouvrier qui signe un renversement de certaines valeurs morales : « J’ai lu, pour ma part, dans quelques journaux, que ces trois ou quatre coups de fusil de chasse étaient un ‘crime abominable’. C’était peut-être excessif en même temps qu’un peu hâtif. Ce qui a fait jeter d’épouvantables cris à propos de ce malheureux drame, c’est qu’il y ait eu mort d’ouvriers, ce qui est, on le sait, infiniment plus grave que mort de gendarmes ou de patrons (…) Les morts, même quand elles sont morts de grévistes, ne sont pourtant pas nécessairement la preuve qu’il y ait crime comme on l’a un peu trop vite écrit de tous les côtés. Il peut y avoir mort sans qu’il y ait crime et crime sans qu’il y ait mort », Le Gaulois, 4 août 1904.
[82] - Le Messager, 23 juillet 1982.