Avis sur le projet de décret Pécresse sur le statut des enseignants chercheurs :
Un point, tout d'abord, sur les enjeux du mouvement.
L'attitude de la ministre a consisté à tenter de réduire le débat à deux questions: le rôle du CNU, le déroulement des carrières (pris au sens large, en tenant compte des questions relatives à l'éva-luation et à l'avancement).
Or il me semble que les enjeux sont infiniment plus vastes: il s'agit des libertés universitaires dans leur ensemble, c'est à dire de l'avenir même de la recherche, et, plus largement, d'un lieu institutionnel au sein duquel une pensée critique puisse être librement énoncée, au sein duquel il soit possible de transmettre aux étudiants ce même esprit critique qui contribuera à faire d'eux des citoyens pleinement libres.
Du côté du gouvernement, la réforme est dominée par une démarche de présidentialisme mana-gérial, qui place le plus souvent les décisions entre les mains d'un seul, que ce soit au niveau na-tional (politique nationale de la recherche pour le président, décisions budgétaires et affectation des postes pour la ministre), ou au niveau local (pouvoirs des présidents d'université). Il me sem-ble que ces options sont radicalement incompatibles avec une démarche authentiquement scientifique. Pour que la notion même de recherche ait un sens, la collégialité est indispensable, et s'oppose absolument au pouvoir d'un seul, quel qu'il soit. Le débat contradictoire est vital, sans quoi la pensée est remplacée par le mot d'ordre. L'arbitraire, et même la simple possibilité de l'ar-bitraire, sont inacceptables, car ils ruinent entièrement le principe de l'indépendance. L'existence de véritables contre-pouvoirs est donc indispensable, non seulement pour préserver notre indé-pendance en tant que chercheurs, mais, au-delà, pour préserver la possibilité même d'une pensée authentiquement libre. L'université a toujours été le lieu d'une pensée critique, y compris, au be-soin, contre le pouvoir en place. Le véritable enjeu actuel, à mon sens, est de savoir si elle pourra le rester.
C'est pourquoi, au-delà des problèmes directement en lien avec le décret, se posent des questions plus vastes, qui ne peuvent être évacuées.
Evaluation, d'accord, modulation, peut-être, mais cela ne peut et ne doit pas se faire sans de sé-rieuses garanties quant à l'indépendance : collégialité, jugement par les pairs, procédure contra-dictoire et droit de recours. Il ne s'agit pas de compensations en termes catégoriels: il s'agit de la préservation d'une indépendance dont la valeur est constitutionnelle. Il s'agit dès lors de la qualité même de l'éducation que nous serons susceptibles de dispenser à nos étudiants.
Il me semble que ces garanties supposent :
1) Une vraie clarification des rapports entre le pouvoir politique et les orientations de la recherche. Grandes priorités nationales, oui, pensée d'Etat, non, et surtout pas cette politique nationale que nous annonce le président, en la rapprochant de la politique pénale. Dans le cadre des orientations fixées par le pouvoir politique, qui doivent rester très générales, ce sont les scien-tifiques eux-mêmes qui doivent déterminer ce qui est scientifiquement le meilleur. Cela implique aussi une révision des modes de nomination à l'ANR, dont les experts sont aujourd'hui choisis sans aucune garantie par le pouvoir politique.
2) Cela implique également une refonte parallèle des modes de nominations à l'AERES, pour les mêmes raisons, et un changement total dans les modalités d'évaluation au sein des universi-tés. Dans les universités, les pouvoirs conférés au CA sont absurdes scientifiquement (un chi-miste décidant du sort d'un historien), et propices à toutes les dérives localistes. Au-delà, même à supposer que les décisions soient d'une probité irréprochable, le soupçon n'en sera pas moins tou-jours possible, en vertu de cette théorie des apparences que nous autres juristes connaissons bien. Il ne faut pas seulement que la décision soit prise de manière impartiale, il faut aussi qu'on ne puisse la suspecter de partialité. Sans quoi le risque est de multiplier les suspicions entre UFR, entre départements, voire entre individus.
Aussi il me semble que nous devrions exiger des instances collégiales, indépendantes et scien-tifiquement légitimes, pour tout ce qui touche à l'évaluation au niveau local. Par exemple, des espèces de commissions de spé d'évaluation, à 50% locales et 50% externes (ou même 49% internes, 51% externes). Les externes pourraient être désignés sur des listes d'aptitude nationales, qui additionneraient des listes locales. Les évaluateurs seraient tirés au sort au sein de ces listes, afin d'éviter à la fois les collusions entre collègues et la trop grande politisation syndicale qui caractérise une partie des sections du CNU (à quelques exceptions notables, dont celle du droit public). Je ne crois pas au tirage au sort athénien en matière de démocratie directe. J'y crois, en revanche, au sein d'un collège scientifiquement compétent.
3) La question du CNU se pose également. A l'évidence, la portée de ses missions dépasserait de très loin ce qu'elle est aujourd'hui, dès lors qu'il lui reviendrait d'évaluer TOUS les enseignants chercheurs tous les quatre ans, et de désigner les bons et les mauvais. La tâche est-elle matériel-lement possible? Compte tenu de la syndicalisation fréquente des sections, est-elle légitimement envisageable? Je n'ai pas de réponse très claire à cette question, connaissant mal le CNU, mais il me semble évident qu'elle soit être posée. Une idée pourrait consister, si des instances d'évalua-tion légitimes sont constituées localement, à faire du CNU une instance d'appel. Car je me de-mande si, face à l'ampleur énorme de ses nouvelles responsabilités, le CNU ne risquerait pas de reculer lui-même: le chapeau qu'on tend à lui faire porter n'est-il pas trop grand pour ne pas être paralysant? A l'heure actuelle, il tend à devenir le seul et unique contre-pouvoir face aux dangers d'arbitraire local. Il me semble qu'une telle situation n'est pas saine, et qu'une pluralité d'instances s'impose pour donner une pleine légitimité à des décisions aussi graves qu'une évaluation néga-tive.
4) Quoiqu'il en soit de la solution, un authentique droit de recours est indispensable. Dans la version actuelle, "l'instance" est censée se limiter par avance à n'infirmer que 5% des cas qui lui seront soumis. Imagine-t-on un seul instant une cour d'appel qui ne pourrait innocenter que 5% de ceux qui ont été condamnés en première instance?
5) Il me semble tout aussi indispensable de fixer, avant l'entrée en vigueur du nouveau système et pas avant, des critères minima d'évaluation, à l'échelle nationale. Certes, la tâche est longue et difficile, mais elle est indispensable. Lorsque la LOLF a été adoptée, tout le monde convenait qu'il fallait définir des critères de performance, aussi objectifs que possible. Dans le système pro-posé, tout se passe comme si on pouvait évaluer sans le moindre critère, ou à peu près. C'est ab-surde! Certes, la valeur scientifique d'un article, les qualités pédagogiques d'un enseignant, le dynamisme de sa gestion administrative, ne peuvent être réduits en équations mathématiques. Raison de plus pour fixer des catégories claires, qui laissent une marge discrétionnaire, mais ne se réduisent pas au pur et simple arbitraire. Je ne peux pas m'en remettre entièrement à un organe, aussi légitime soit-il, s'il est appelé à agir "sans loi et sans règle". Car c'est là la définition même de ce que Montesquieu appelait le despotisme.
6) De même, si l'évaluation devait conduire à la modulation, le nombre d'heures d'enseignement ne peut constituer une punition. Mon point de vue sur ce point est simple: pas de recherche, pas de prime de recherche. Augmentons sa proportion par rapport au traitement, et modulons-la, si on veut. Mais ne modulons en aucun cas la qualité des enseignements qui sont dispensés aux étudiants! Il est inacceptable d'envisager un seul instant que les étudiants aient deux fois plus de cours dispensés par les mauvais chercheurs, et deux fois moins par les bons chercheurs. Or le décret, dans son état actuel, rend une telle aberration parfaitement possible. La qualité de l’éducation n’est pas une variable d’ajustement : elle constitue une exigence non négociable. (pas d’accord)
7) S'agissant des nominations, l'arbitraire n'est pas plus acceptable que pour les évalua-tions. Dans le système actuel, un président d'université peut opposer son veto à la nomination d'un enseignant-chercheur pourtant élu par ses pairs, et changer aussitôt la composition du comité de sélection chargé de statuer, par exemple dans le but de faire élire un candidat moins bien clas-sé. L'arbitraire et l'opacité s'ajoutent alors à l'incompétence scientifique. Aussi il me semble in-dispensable de supprimer les actuels comités de sélection, et de revenir à des commissions scientifiquement compétentes, respectueuses du principe du jugement par les pairs, dont la dé-cision s'impose, quitte à en améliorer le fonctionnement et à en réduire les tendances localistes, par exemple par la voie du tirage au sort.
7) S'agissant des revalorisations de carrière, je suis bien sûr d'accord avec l'idée que les revalori-sations, s'il y en a, doivent être justement réparties entre PR et MCF, ce qui à l'évidence n'est pas le cas dans la version actuelle. Cela dit, et plus globalement, je serais prêt à renoncer mille fois à ces sucreries en échange d'une procédure d'évaluation transparente et indépendante, et/ou de nou-veaux recrutements. Cela fait belle lurette que nos traitements ont décroché des indices de réfé-rence naguère en usage (ceux du Conseil d'Etat), mais, malgré notre misère relative, nous ne sommes pas à vendre! J'avoue que cette façon d'essayer d'échanger des principes politiques contre des avantages matériels me déplaît souverainement.
8) Enfin, le gouvernement doit absolument clarifier sa position: veut-il effectivement faire de l'enseignement supérieure et de la recherche une priorité nationale? Dans ce cas, il doit cesser de diminuer les postes, et doit cesser les falsifications budgétaires: augmenter les dotations de 10% n'est pas acceptable lorsque, dans le même temps, les dépenses nouvelles à la charge des universités augmentent de 20%. Le gouvernement place les universités dans une situation analo-gue à celle des collectivités locales lors de l'acte II de la décentralisation: plus de charges et moins de recettes. La grande différence, c'est qu'une université n'a pas d'impôts locaux à augmen-ter, et donc aucune marge de manœuvre, si ce n'est implorer le ministère ou courtiser les entrepri-ses. Oui au partenariat avec les entreprises, mais non à la dépendance.
La liberté de penser, et donc l'indépendance, sont des conditions indispensables à une recherche qui mérite encore son nom, et à une université qui forme des citoyens libres. Or, sous couvert d'autonomie, le gouvernement entend organiser, de façon systématique, la dépendance des ensei-gnants-chercheurs vis à vis de leur conseil d'administration, la dépendance du conseil d'adminis-tration vis à vis des présidents, la dépendance des présidents vis à vis du ministère, et celle du ministère vis à vis des moindres mouvements d'humeur du président de la République. Voilà ce que sont, à mon sens, les véritables enjeux du mouvement actuel.
C'est pourquoi, outre la refonte indispensable du décret, je défends l'idée d'une loi qui énoncerait, de la manière la plus claire, les principes fondamentaux qui garantissent l'indépendance des enseignants-chercheurs, à l'instar de ce qui existe pour les magistrats. La collégialité, le jugement par les pairs, le débat contradictoire, les voies de recours, sont des conséquences directes du principe d'indépendance, et ne peuvent en aucun cas être laissés à l'arbitraire ministériel.
Carlos Pimentel
Professeur de droit public