« HIGH RISK ACTIVISM » : ESSAI SUR LE PROCESSUS DE RADICALISATION VIOLENTE
(Première partie)
Par Xavier Crettiez
Professeur de science politique à l’Université de Versailles Saint Quentin (UVSQ) – chercheur au CESDIP – UMR 8183
Mots clés : terrorisme, violence politique, engagement politique, processus de radicalisation, sociologie de la violence / Terrorism, political violence, political commitment, radicalization process, sociology of violence
Résumé : Proposé en deux parties, cet article vise à comprendre le processus de radicalisation violente dans des situations de conflit. On cherchera à mettre en avant les déterminismes de l’engagement individuel dans l’activisme à haut risque, complété par une étude des incitations sélectives à l’entrée dans une carrière violente. C’est ensuite la question des encouragements cognitifs à la radicalisation qui est posée à travers le rôle clef de l’idéologie et de sa traduction émotionnelle et des facteurs de socialisation à la violence qui familiarisent l’acteur et parfois même le contraignent à l’engagement radical. La suite de cet article – publié dans le prochain numéro – s’interrogera sur la notion de carrière violente, sur le poids des opportunités politiques d’action et sur les logiques d’organisation qui président au choix de l’engagement, avant de proposer une synthèse sous la forme d’un modèle schématisé.
Pourquoi et comment un individu décide de participer à une ou des actions collectives violentes de type politique, souvent dangereuses pour son intégrité physique ? Qu’est-ce qui pousse au « high risk activism » pour reprendre les termes de Doug Mac Adam[1] ?
On s’intéressera ici aux engagements qui ont lieu au sein de groupes armés clairement identifiés, faisant intervenir un acteur au sein d’une organisation plus ou moins structurée, visant un objectif immédiatement politique et usant à ces fins de moyens d’action violents. On évacue en conséquence les engagements dans des carrières criminelles déviantes, souvent pré-politiques ou non politiques et ne faisant pas toujours intervenir un cadre organisationnel construit. On évacue également de notre réflexion la question des débouchés de l’engagement armé, celle de la légitimité de la lutte ou des contextes politiques et idéologiques de ces guerres ou encore la question des sorties de conflit. Seule nous intéressent ici les phases initiales de toute action violente : l’engagement puis la radicalisation de l’acteur. Même si, on le verra, ces phases sont fortement dépendantes d’un contexte d’action plus large qui implique une visibilité partielle ou une représentation de l’action en train de se dérouler (contexte, forces en présence, niveau de risque…), c’est bien le processus de radicalisation depuis les débuts de l’engagement – pas toujours clairs à identifier – jusqu’à l’apprentissage de la radicalité et l’intégration active à une organisation qui fera l’objet de notre réflexion.
Notre travail de collecte d’informations repose sur nos propres travaux d’observation des terrains corse et basque mais surtout sur le dépouillement d’une grosse partie de la littérature scientifique en sociologie, science politique et psychologie sociale concernant les phénomènes de lutte armée et de terrorisme. C’est ainsi que deux principales revues ont été totalement dépouillées sur ces douze dernières années : Terrorism and Political Violence et Studies in Conflict and Terrorism. A ces deux périodiques trimestriels s’ajoutent la lecture de plusieurs articles et ouvrages consacrés à un certain nombre de cas de lutte armée très différents : ethno-nationalismes européens, Palestine, Colombie, Tchétchénie, Inde et Pakistan, Afghanistan, djihadisme international, conflits des grands lacs etc….
Si les terrains abordés conservent tous leurs spécificités qui, par de multiples aspects, permettent de comprendre le succès ou l’insuccès des phénomènes de contestation armée, il importe pour nous ici de repérer les rapprochements et similitudes, les phénomènes stables qui se répètent ou trouvent un écho favorable au sein des divers fronts de lutte. Si les contextes changent et peuvent modifier en retour les dispositions d’entrée dans l’action, les diverses monographies étudiées attestent la réalité de processus convergents d’entrée et de radicalisation dans l’activisme armé. On présentera successivement dans un effort didactique qui puisse prendre en compte l’évolution processuelle des engagements radicaux, trois temps de l’activisme qui relèvent de trois éléments différents mais cumulatifs : les facteurs (compris comme les éléments objectifs et mesurables qui déterminent partiellement les raisons de l’engagement), les mécanismes (principalement cognitifs qui offrent aux acteurs une vision du monde et de leur propre rôle activiste) et les processus (plus socio-politiques qui confrontent l’acteur à un environnement mouvant et participent de son évolution vers la radicalisation). C’est tout d’abord les facteurs incitatifs de l’engagement qui seront abordés, même si la pertinence de critères objectifs (genrés, éducationnels, économiques) pour penser les raisons de l’engagement radical ne convainc pas systématiquement. On leur associera les incitations prévisibles à l’engagement militant – incitations matérielles de gains escomptés ou symboliques de reconnaissance sociale possible - qui, dans une perspective rationnelle, constituent souvent des ressorts déterminant les engagements même les plus radicaux[2]. A ces facteurs immédiatement visibles, on associera une réflexion sur les mécanismes cognitifs de la radicalisation qui font intervenir aussi bien les représentations idéologiques et culturelles du conflit, fruit de l’expérience vécue des acteurs, que la co-production d’une socialisation propre, primaire lorsque le milieu familial intervient, secondaire lorsque, plus tard, l’organisation modèle fortement les représentations des militants en son sein. Enfin, aux facteurs sociologiques et mécanismes cognitifs de l’engagement dans la radicalité s’ajoute l’étude du processus de radicalisation. Celui-ci intervient à deux niveaux. D’abord au niveau politique nécessitant la prise en compte des structures d’opportunité facilitant l’entrée en militantisme : l’étude des soutiens institutionnels aux dissidents ou l’analyse des effets de la répression sur la radicalisation contestataire, est ici déterminante. C’est ensuite à une analyse interne, de type organisationnel, que l’on conviera le lecteur : il s’agit de penser la radicalisation à l’aune d’une carrière militante dans laquelle les logiques d’organisation jouent un rôle important. Comme le recommandaient deux sociologues américains à propos des analyses sur le terrorisme : « forget the profiles, understand the cells »[3]. L’injonction – utile - revient à mettre l’accent sur les effets de groupe et les processus biographiques qui, plus que l’analyse des profils individuels, permettent de saisir les carrières violentes.
On traitera dans ce numéro de Pôle sud des deux premiers aspects, sociologiques et cognitifs, du processus de radicalisation. L’importance complémentaire de la structure d’opportunité et du cadre organisationnel pour comprendre les carrières violentes sera étudiée dans le prochain numéro de la revue.
I – Les facteurs incitatifs de l’engagement
1 – L’insuffisante question des déterminismes
Vouloir comprendre les raisons de l’engagement violent à travers une lecture déterministe lourde qui insisterait sur des variables sociologiques propres au candidat à l’engagement ne nous parait guère satisfaisant. Quelque soit le terrain analysé, il ne semble pas que ressorte clairement un profil type de l’activiste universellement applicable. Olivier Roy souligne ainsi pour son étude des djihadistes en Europe qu’aucune variable socio-économique lourde ne peut expliquer à elle seule la radicalisation ou même apparaître comme centrale dans le processus d’engagement[4]. Pour autant quelques variables courantes sont souvent évoquées. Parmi celles-ci, l’appartenance genrée apparait selon certains comme importante même si l’étude empirique de terrain ne confirme que partiellement les conclusions des auteurs. C’est ainsi que pour Karen Jones et Paul Taylor, les hommes et les femmes s’engageraient pour différentes raisons dans l’action violente la plus radicale : l’attentat suicide[5]. Selon les deux auteurs, la principale différence entre les deux sexes s’établirait autour des motifs de l’engagement, dressant une opposition entre les femmes, plus à même de s’engager pour des raisons personnelles ou pour assurer une vengeance, et les hommes plus motivés par des motifs environnementaux (pression des pairs, obligation clanique) ou idéologiques. Si cette conclusion, dont la validation statistique interroge[6], apparait surprenante tant elle semble vouloir conforter les habitus genrés traditionnels (à la femme la sensiblerie ; aux hommes la réflexivité), elle permet néanmoins d’introduire dans l’analyse les cultures sexistes locales qui jouent assurément un rôle dans la distribution sexuée des engagements violents. La culture religieuse peut conduire à un effacement des femmes dans la sphère publique que l’adoption d’une posture violente viendra affadir. Ainsi, en Tchétchénie, la majeure partie des attentats suicides sont le fait des femmes ce qui peut s’expliquer par la volonté de vengeance d’un époux ou d’un fils, par la volonté de renverser un rôle établi, faisant de la violence un outil d’émancipation[7] ou plus simplement par la facilité opérationnelle dont font montre les femmes moins suspects de dangerosité que les hommes. Si la violence radicale peut être lue comme une arme d’émancipation – en terre d’islam mais aussi en Europe comme le montrera la forte présence de femmes (30%) dans les rangs d’une ETA officiellement soucieuse de parité[8] - elle est aussi selon les mêmes auteurs un moyen d’endosser la tradition : en Tchétchénie, mais aussi en Palestine, les attentats suicides féminins pourraient s’expliquer par l’infertilité, conduisant à une mort certaine, des femmes soucieuses, par le don de soi, d’assumer ainsi un rôle actif pour la communauté[9]. La Corse, dans un registre moins religieux, offre aussi l’exemple d’une distribution très sexuée des rôles culturels où les femmes sont totalement absentes des organisations clandestines.
D’autres facteurs ont été évoqués comme le niveau d’éducation, le niveau de chômage ou l’insertion professionnelle qui alimentent selon certains auteurs une frustration propice à l’engagement armé. La marginalisation économique d’un groupe social, religieux ou ethnique favorisera évidemment l’action collective protestataire violente comme c’est le cas au Sri Lanka pour les Tamouls ou en Ulster pour les catholiques[10]. Mais cette logique de la frustration est excessivement généralisante pour comprendre les ressorts de l’engagement individuel : pourquoi certains seulement passent à l’action quand tant d’autres en situation similaire ne le font pas ? Si l’on peut penser qu’une certaine disponibilité biographique peut favoriser l’engagement, il parait exagérer d’établir un lien direct entre chômage et violence. Certains auteurs le font mais en introduisant une dimension psychologique importante qui resserre la focale. Ainsi concernant le Pakistan, Christine Fair estime que parmi les combattants islamistes tués (martyrs : shaheed), 53% ont eu un niveau d’éducation secondaire et 6% un niveau universitaire, ce qui est bien supérieur à la moyenne[11]. Ce constat – observé ailleurs[12] – inciterait à penser que c’est moins le niveau d’éducation (fort ou faible) qui motive l’engagement violent que la déception d’un avenir bouché. Renforçant cette logique de frustration relative, Fair, Asel et Shellman montrent que l’encouragement à l’engagement violent serait plus fort de la part de la famille lorsque le fils se retrouve au chômage tout en ayant un bon niveau scolaire : la violence du djihad serait ainsi une forme de reconversion d’un investissement familial coûteux (l’éducation) confronté à une réalité économique décevante (le chômage)[13]. La frustration relative ressentie au niveau individuel se marie ici avec l’attente familiale culturellement entretenue pour favoriser l’engagement violent. Les mêmes auteurs établissent également un lien entre le nombre d’enfants et l’encouragement familial à l’engagement : plus une famille a d’enfants, plus elle consent à en offrir à la cause djihadiste, singulièrement lorsque ceux-ci sont sans emplois. L’idée d’une « économie du consentement » favorisant l’engagement armé lorsque celui-ci n’est pas pénalisant pécuniairement (et peut même s’avérer rentable en économisant à la famille une bouche à nourrir), est dominante[14].
Les critères évoqués - le genre, le niveau d’instruction ou l’insertion économique - peuvent avoir de l’importance pour comprendre les logiques de l’engagement mais ils ne peuvent être lus de façon universaliste tant ils prennent sens au sein de cultures locales qui leur donnent sens. Ici le fait d’être femme peut encourager l’engagement violent quand cela le découragera ailleurs. Là, la pauvreté et la marginalité seront des éléments clefs pour comprendre l’activisme mais ils ne le seront pas partout (les terroristes du 11 septembre étaient loin d’être des damnés de la terre) et surtout ne fonctionneront pas de façon automatique. Les déterminismes sociologiques lourds comptent mais ne suffisent pas. On s’intéressera aussi à d’autres facteurs incitatifs à l’action violente, expliquant les raisons de l’engagement par les rétributions qu’il induit.
2 – Les rétributions variées de la violence
Tout en conservant l’idée que les incitations à la participation violente peuvent commander au désir de passage à l’acte que sous certaines conditions biographiques, on distinguera des incitations matérielles et psychologiques à l’engagement violent, qui bien souvent se complètent[15].
Les incitations matérielles sont produites par le groupe combattant de façon directe (incitations d’appât) ou plus simplement par le fait même de le rejoindre (incitations d’opportunité). Il peut s’agir évidemment de rétributions monétaires lorsque le racket est pratiqué par des groupes clandestins. En Corse, il n’est pas rare de constater que des personnalités criminelles ou des petits groupes délinquants rejoignent des mouvements clandestins ou en fondent pour pouvoir profiter de la manne financière que constituera pendant longtemps le racket pour la « cause »[16]. Si l’on ne peut réduire l’engagement à cette motivation strictement intéressée, il demeure exact qu’un modèle de « délinquant politique » s’est établi dans l’île qui peut attirer d’apprentis déviants en mal de débouchés économiques. L’entrée dans la violence a pu constituer également en Ulster une porte d’entrée honorable dans la survie matérielle pour nombre de marginaux sans perspectives de ressources[17]. Pour reprendre la typologie de Khosrokhavar qui distingue dans le monde islamiste des militants martyropathe, ludique et opportuniste, on retiendra ce dernier cas pour soutenir l’existence d’un engagement fortement mû par des perspectives d’enrichissement ou d’insertion professionnelle[18]. Amélie Bloom dans son analyse de la lutte au Cachemire parle d’un business guerrier profitant du vol et du pillage encouragés par les officiels pakistanais pour ouvrir un commerce ou s’enrichir[19]. En Palestine, Laetitia Bucaille évoque le modèle du policier du Fatah issu de la première intifada qui va bercer les espoirs d’insertion professionnelle de nombreux jeunes Palestiniens participant à la deuxième guerre des pierres[20]. Les exemples et témoignages abondent d’une forme de rentabilité matérielle individuelle de la violence politique qui peut parfois prendre des formes sordides lorsque les ressources collectives sont rares. Les témoignages recueillis par Jean Hatzfeld auprès de bourreaux rwandais montrent que la perspective de voler son voisin ou d’agrandir sa propriété pouvait parfois motiver l’engagement dans la violence génocidaire[21]. Il est probable que là où la violence de rapine ou la figure du milicien opportuniste s’est inscrite en modèle de réussite, les incitations matérielles joueront un rôle important pour saisir des ressorts de l’implication individuelle dans la violence, au-delà même des logiques d’appartenance ethnique ou clanique[22].
Les incitations symboliques, moins immédiatement perceptibles et souvent plus masquées par les acteurs, sont importantes pour comprendre les ressorts de l’engagement violent. L’acquisition d’un statut officiel ou d’une simple notoriété peuvent fortement motiver le passage à l’acte. Devenir membre des forces de police et bénéficier ainsi d’un statut enviable de fonctionnaire, a pu attirer des jeunes lanceurs de pierres palestiniens. De la même façon, certains nationalistes corses peu enclins à la rigueur doctrinale ont pu voir dans la clandestinité un mode de rehaussement de l’estime de soi dans une île où l’image publique compte énormément : devenir le représentant du Front dans son pieve c’est accéder à une notoriété enviée d’autant plus recherchée – pour des jeunes peu diplômés et sans réelles perspectives d’avenir - que le risque couru est mince[23]. Maurice Goldring souligne l’importance de la violence dans l’acquisition d’une notoriété, concernant les paramilitaires nord-irlandais : « Une plongée dans le monde des paramilitaires montre physiquement, culturellement, socialement, qu’ils font partie du monde du travail, du peuple, des catégories modestes, des laissés pour compte (…) Ils n’avaient pas voix au chapitre et le recours aux armes les a porté sur le devant de la scène. Ils sont devenus des acteurs dont certains ont désormais une renommée nationale, voire internationale »[24]. Même les violences les plus radicales peuvent répondre partiellement à la recherche d’un idéal fantasmé comme l’est l’acquisition du statut de martyr pour les djihadistes. De nombreux témoignages au Cachemire ou ailleurs explicitent la fascination pour ce titre spirituel qui accorde à l’acteur la certitude d’un monde meilleur dans l’au-delà, le respect de l’entourage et une éternelle notoriété mémorielle. L’action violente peut enfin être recherchée pour elle-même, répondant à un désir d’action, à un activisme salvateur de la mémoire du groupe, de son honneur. C’est ainsi que plusieurs témoignages issus des rangs de l’ETA insistent sur un engagement mû par la condamnation de l’inaction des anciens du PNV face au franquisme en Espagne. Militer dans l’ETA c’est reprendre le flambeau de la résistance éternelle du peuple basque aux envahisseurs castillans et compenser ainsi la couardise des pères jugés inactifs dans les années quarante et cinquante[25]. On retrouvera un phénomène similaire dans l’engagement d’une génération de jeunes auprès de mouvements radicaux d’extrême gauche en Italie et en Allemagne : la condamnation morale du passé totalitaire a conduit dans les années soixante nombre de jeunes adultes à refuser un système mis en place par des élites fortement soupçonnées de collusions nazies ou fascistes. Devenir violent c’était refuser la mémoire collective et rattraper les erreurs de l’histoire en plus de satisfaire parfois un goût éperdu de reconnaissance sociale[26]. Enfin, pourquoi ne pas évoquer l’hypothèse d’une incitation « escapiste » à la violence, pour reprendre la très belle expression de Vera Nikolski[27], faisant de l’activisme radical un moyen de combler un vide existentiel, de s’inscrire dans un rapport ludique et absolu face au désenchantement inhérent du quotidien[28].
II – Les mécanismes cognitifs de la radicalisation
Ce dernier exemple témoigne de l’importance de la question des représentations et cadres de lecture qui sont projetés par les militants sur leur expérience vécue. La radicalisation violente relève aussi d’un mécanisme d’interprétation de son environnement qui justifie et/ou encourage le recours à la violence. On distinguera plusieurs mécanismes à l’origine de la production d’un cadre cognitif belliqueux : la socialisation des acteurs ou l’existence de mécanismes d’encouragement culturel à l’action violente, et, la résonance cognitive d’une idéologie ou doctrine avec une expérience vécue de façon souvent traumatisante.
1 – Socialisation et encouragements culturels à l’engagement violent
La socialisation des acteurs violents modèle à la fois leurs matrices cognitives tout autant que leurs rapport concret à l’action en leur offrant des modèles de référence et les moyens du passage à l’acte.
L’entrée dans la lutte armée est souvent affaire de famille. Le poids de la socialisation primaire est important dans les conflits pérennes qui impliquent parfois plusieurs générations et instaurent une « mémoire de la lutte » à l’origine des récits familiaux. Dans les années quatre-vingt, l’appartenance à l’ETA était conditionnée à un certain parcours familial où il n’était pas rare de retrouver des fils et filles de militants emprisonnés ou tués dans les rangs de l’organisation clandestine. Ca peut être la volonté de vengeance d’un père tué par la police ou des paramilitaires anti-nationalistes mais plus encore l’éducation continue à la cause abertzale[29] qui conduit presque naturellement le jeune à intégrer l’organisation. Le choix parental de mettre son enfant dans certaines écoles exclusivement basquisantes où l’éducation reflète fidèlement la cause nationaliste tout comme l’activation d’une mémoire familiale centrée sur la souffrance endurée d’un peuple basque colonisé, favorise le rapprochement avec l’organisation clandestine[30]. Aurélie Bloom montre que dans le cas cachemiri, l’intégration au mouvement jihadiste Hizb-ul-Mujahidin s’effectue avec le soutien des familles et singulièrement de la mère dont l’accord est souvent nécessaire[31]. Laurent Gayer insiste également sur la socialisation à la cause sikh au sein des familles politisées[32]. Cet environnement favorable à l’engagement clandestin se retrouve au Pakistan : Christine Fair, dans une enquête originale sur la biographie des militants du Jihadi Tanzeems, montre que 78% de son échantillon (110 militants) a bénéficié de l’encouragement familial et surtout maternel[33]. Dans un tout autre univers géographique et doctrinal, un universitaire colombien cherchant à comprendre les motifs d’intégration à trois groupes armés d’extrême gauche auprès de 42 anciens militants note que pour presque un quart d’entre eux l’influence familiale a été déterminante du fait d’une forte politisation enfantine ou de la célébration de la mémoire d’un proche tué dans le conflit[34].
Au delà du cercle familial étroit, de nombreuses cultures guerrières reposent sur une solidarité de clan ou de caste qui facilite l’engagement. Plus encore que la famille, le clan socialise l’individu à la cause et lui offre les moyens concrets du passage à l’acte (réseau clandestin, tuteur, apprentissage de la violence…) en même temps qu’il oblige l’individu à une solidarité tribale pouvant l’entrainer dans la radicalisation. Ce point est souligné par Gilles Dorronsoro et Olivier Grosjean dans une belle étude sur l’engagement militant au Kurdistan turc[35]. Les auteurs montrent que l’engagement au PKK ou au Hizbullah kurde s’opère souvent par fratries entières originaires des mêmes villages et des mêmes associations. Les solidarités tribales ou claniques, ici comme en Afghanistan[36], jouent un rôle premier dans l’intégration à la lutte armée en alimentant les réseaux d’intégration et en obligeant le candidat militant au suivisme guerrier.
Moins structurant que le clan mais tout aussi important pour comprendre les logiques de l’engagement, on insistera dans presque tous les conflits sur le rôle socialisateur et intégrateur des phénomènes de bande qui, à l’image de la jeunesse palestinienne acteur de l’Intifada ou des émeutes nocturnes dans les rues de Bilbao ou de Belfast, alimentent la contestation armée. Le rituel du poteo entre amis au Pays basque (tournée des bars nationalistes) fonde une solidarité de fait entre jeunes du même quartier qui a longtemps favorisé l’intégration dans l’ETA[37]. Toujours en Euskadi, les historiens de l’ETA ont démontré le poids des associations et clubs de sport ou de montagne, voire l’importance des confréries religieuses, dans l’alimentation en jeunes militants de l’organisation clandestine basque[38]. Un phénomène presque similaire se retrouve en Ulster ou en Corse. Plus l’emprise de l’organisation armée est présente dans le quotidien des individus (Russel Hardin parle d’un pouvoir de « monitoring - de contrôle - de l’organisation sur le collectif), plus l’intégration se vivra de façon aisée et naturelle, comme c’est le cas pour le Hezbollah libanais dont l’influence sur les âmes (production de manuels scolaires, organisation d’activités de scoutisme, animation d’écoles) se double d’une présence visible et souvent rassurante[39]. L’engagement s’avère alors souvent un non choix mais relève plutôt d’un mécanisme parfois invisible à l’acteur, dans lequel l’intégration à un groupe d’amis ou à une association, l’apprentissage dans telle ou telle école ou la fréquentation de telle ou telle mosquée induit une progressive insertion dans un univers militant qui peut déboucher de façon presque mécanique sur un engagement violent.
A cette socialisation initiale ou continue s’ajoutent des encouragements culturels à l’engagement violent qui sont parfois très forts et alimentent l’auto-perception des acteurs. On retiendra trois types d’encouragements culturels redondants. Le premier à trait à la culture martiale ou belliqueuse, réelle ou supposée, du groupe d’origine. Ainsi, Laurent Gayer souligne dans le cas des sikhs du Khalistan l’auto-représentation des militants Jats comme issus d’une race martiale, bénéficiant d’une expertise ancienne dans le métier des armes et favorable à l’expression des instincts belliqueux et combatifs. Cette vision hagiographique du groupe peut s’imposer au militant, d’autant plus qu’elle semble confirmée par la présence importante d’armes dans une région proche du Pakistan et de l’Afghanistan[40]. Certaines régions méditerranéennes comme la Corse produisent le même type de représentations valorisantes : région où les armes apparaissent comme des attributs culturels légitimés par une histoire de résistance, la Corse offre l’image d’une île où la valeur d’un homme se mesure à sa capacité à « faire face ». L’engagement clandestin est ici d’autant plus aisé qu’il semble se fondre dans une obligation culturelle artificiellement entretenue (la tradition du banditisme d’honneur vantée par le folklore insulaire) mais efficace[41]. C’est ensuite l’obligation de vengeance qui fournit un efficace alibi culturel à l’engagement violent. La vengeance alimente à trois niveaux la dynamique de l’engagement : le premier ressort de l’affront humiliant qui, ne devant rester sans réponse, induit un acte de sang. Nombre d’engagements violents s’opèrent sous contrainte de cette « obligation culturelle »[42]. La seconde est protectrice, alimentant les phénomènes de vendetta, et conduit à « faire le vide » autour de la menace supposée afin de palier à toute volonté de revanche. La dernière se fond dans les situations de guerre, comme en Tchétchénie où la culture clanique pose la protection des proches en obligation et la vengeance en devoir. Mais avec les traumatismes d’une guerre atroce, la vendetta n’est plus individuelle, elle devient collective. Ce n’est plus le soldat anonyme qui est touché mais l’ennemi russe dans son ensemble, alimentant un terrorisme massif[43]. Enfin, d’autres phénomènes comme la sorcellerie maquillée de religiosité peuvent favoriser l’engagement violent. Au Congo, les croyances en l’invulnérabilité de certains miliciens « protégés » ont pu fortement stimuler les élans violents des combattants et favoriser l’intégration auprès de ces groupes. Le pouvoir prétendu de « faire fondre les balles adverses » semble avoir favorisé l’entrée de jeunes crédules auprès de mouvements radicaux en diminuant fortement les coûts bien réels de l’engagement[44]. De la même façon, certaines pratiques violentes dans ce pays, à l’image des viols de masse touchant les fillettes ou les personnes âgées, trouvent leur explication dans les supposées vertus protectrices ou salvatrices propres à ces victimes[45].
2 – Choc moral et résonance cognitive
En s’appuyant sur les travaux dits de la « frame analysis », prenant en compte les cadres d’interprétation de l’environnement des acteurs, on soulignera l’importance des représentations cognitives et émotionnelles dans le passage à l’acte.
Il importe d’emblée de souligner, comme le fait Jean Gabriel Contamin[46], quelques biais inhérents à l’analyse des cadres qui conduisent à surestimer à la fois la cohérence idéologique qui anime un mouvement de lutte et surtout le passage par trop mécaniste entre idéologie et action. Le travail des « traducteurs de sens » ou « bricoleurs idéologiques » que sont les organisations de lutte est ici central pour comprendre comment un contexte idéologique bien adapté à une réalité locale et un environnement culturel est seul à même de favoriser un engagement. Nous ne pensons donc pas que l’idéologie en elle-même conduise naturellement l’acteur, séduit par une doctrine ou convaincu par une proposition idéologique, à user de la violence[47]. On posera plutôt l’hypothèse que celle-ci servira de tremplin à l’engagement à la double condition d’une efficacité du cadrage et de l’apparition d’une énergique caisse de résonance multiple. Par efficacité du cadrage, nous entendons, dans la perspective de David Snow[48], que les acteurs mobilisés parviennent à s’accorder sur un juste diagnostic de la situation (diagnosis frame) identifiant le problème à traiter et en attribuant la responsabilité à des acteurs identifiés (l’Etat, la police, tel groupe ethnique etc…), sur des moyens de remédier au problème soulevé (prognostic frame) et enfin, sur la nécessité impérieuse d’agir pour accompagner un changement salutaire (motivational frame). Un cadrage réussi devra également pour « prendre » efficacement sur la base militante visée produire une efficace caisse de résonance, et ce à un triple niveau. On parlera de résonance avec le terreau culturel, rendant acceptable, au sein d’une communauté particulière et dans un environnement socio-culturel, l’utilisation de la violence et légitimant la volonté d’engagement. On ajoutera une résonance avec l’expérience effectivement vécue par l’acteur militant, venant confirmer à ses yeux la justesse de la proposition idéologique qui lui est faite. Enfin la résonance peut aussi être émotionnelle, ajoutant à l’expérience et à l’autorisation sociale, un surcroît de radicalité. La peur intense, la haine face au constat d’une injustice perçue comme terrible, l’indignation morale extrême face à un spectacle jugé hautement condamnable sont autant de vecteurs émotionnels conduisant l’acteur à adopter une posture de radicalité. Bien sûr il arrive que les trois caisses de résonance ne soient pas convergentes aboutissant parfois à des contradictions entre une colère éprouvée et un interdit moral à l’activisme violent partagé collectivement. La radicalisation apparaitra dès lors moins aisée car soumise à des tiraillements entre le militant et l’homme inséré, entre l’être d’affects et celui qui en raison s’interdit de céder à des pulsions socialement condamnées. Mais là où la résonance est multiple et cumulative, la probabilité de radicalisation sera forte. De nombreux exemples pourraient illustrer ces situations. Dans le cas de la contestation nationaliste en Corse, ces mécanismes cognitifs vont jouer pleinement pour conduire une partie de la jeunesse insulaire des années 70 sur la voie de la radicalisation. Au processus de cadrage opéré par les acteurs régionalistes consistant à dénoncer l’incivisme clanique dans l’île et la complicité de l’État, les nationalistes vont sur-imprimer un discours véhément de dénonciation d’une pratique coloniale de sous-développement de l’île (constaté objectivement dès la fin des années 60) à laquelle s’ajoute l’emprunt de références doctrinales en vogue, particulièrement séduisantes dans un contexte local sur-politisé mais sous-idéologisé[49]. Les événements d’Aléria, qui verront s’affronter un petit groupe de nationalistes occupant la cave d’un viticulteur malhonnête avec des forces de l’ordre aux moyens disproportionnés (on comptera plus de 2000 gendarmes, des hélicoptères militaires et des blindés), viendront donner sens au discours sur l’État impérial et colonial français et réactiveront un imaginaire de résistance très présent dans l’île.
L’idéologie ne peut donc alimenter l’action que si elle vient confirmer aux yeux des militants une situation d’injustice ou d’oppression effectivement ressentie et permet d’alimenter des émotions négatives (la haine, l’hostilité, l’indignation) à l’encontre d’un groupe jugé responsable. Il importe donc de resituer la puissance d’entrainement de l’idéologie dans la carrière et l’environnement singulier du militant sur qui elle pèsera si elle vient, à un moment donné, offrir à ce dernier une efficace grille de lecture de sa situation personnelle telle qu’il la ressent. C’est ce « cadre cognitif de crise »[50] - par opposition à un cadre cognitif normal de perception de l’autre - fondé sur des « croyances fortes » qui nous semble motiver l’action. Cela ne signifie pas que ces croyances expliquent seules l’engagement, qui peut aussi répondre à une rationalité pratique ou à un désir fusionnel et activiste. Mais la croyance forte demeure en tant que telle (comme caisse de résonance) ou comme justification d’une autre rationalité, un élément explicatif de l’engagement[51]. L’idéologie offre un cadre structurant et une justification intellectuelle à des émotions au fondement de la volonté de violence : la peur ou la haine en particulier….
Le chainon manquant entre cadre cognitif et émotion réactive, permettant de faire le lien entre l’encadrement idéologique et le ressenti affectif, passe bien souvent par la confrontation à un « choc moral » qui fera naitre dans l’esprit militant un désir de vengeance ou un cadre d’injustice qui peut puissamment peser sur son souhait d’activisme[52]. Dans le cas corse sus-cité, l’affaire des boues rouges inondant le port de Bastia suite au déversement illégal de polluants au large, avec le silence complice des autorités qui refusent d’intervenir, sera lue par beaucoup comme la preuve manifeste du désintérêt pour l’île et pour ses habitants[53]. Le sentiment d’injustice, le constat d’un refus d’application de la loi par ceux qui la professent comme celui d’une pollution toujours plus visible et insupportable vont susciter un sentiment de colère légitime pour beaucoup. En Irlande du nord, le massacre du Bloody Sunday et la mort tragique de Bobby Sand[54] ou les exécutions de Burgos en Espagne joueront un rôle similaire pour comprendre le dynamisme de l’activisme de l’IRA ou de l’ETA. De la même façon, lorsqu’en novembre 1974 meurt d’une grève de la faim en prison Holger Meins, une manifestation de jeunes Allemands (plus de 10 000) verra se côtoyer des portraits du militant gauchiste avec ceux de prisonniers d’Auschwitz.[55] La lecture idéologique de la situation est non seulement puissante (« l’État allemand est toujours nazi ») mais elle oblige en retour l’activisme militarisé (« comment ne pas agir pour résister au mal absolu ?»). Le choc moral ouvre la porte à une grille de lecture idéologique de la situation encourageant fortement l’entrée en radicalité. On retrouve cette semblable obligation morale de la violence chez les militants anti-avortement américains à l’encontre des médecins praticiens. Un accusé de meurtre explique à son procès ne pas avoir pu résister à la tentation de tuer lorsqu’il a réalisé que sa victime était « responsable de l’assassinat de 50 enfants par semaine ». Jonathan O’Toole, un « soldat de l’armée de Dieu », explique son engagement par le fait que pour lui, l’avortement légale transformait les Etats-Unis en régime génocidaire « semblable à celui des nazis ». Le parallèle établi produit un effet performatif en forçant l’engagement, vécue comme une obligation morale et un devoir devant l’histoire[56].
L’idéologie – bricolée par les entrepreneurs politiques qui s’en servent - donne ici une lecture de la situation efficace en semblant confirmer ce que vivent les acteurs (la répression, la stigmatisation, l’injustice, la violence d’État) et en offrant une solution en réponse (la violence est légitime). Lorsqu’à un certain moment de son itinéraire biographique lui offrant les moyens concrets du passage à l’acte (réseau, tuteur, connaissance de l’organisation) le militant se trouve confronté à ce choc moral et dispose d’une grille de lecture légitimant la violence, son engagement apparaîtra comme naturel.
C’est ce processus évolutif de radicalisation qu’il nous faudra aborder dans la suite de cet article (numéro suivant de Pôle Sud)
[1] - Mac Adam D., « Recruitment to High Risk Activism. The Case of Freedom Summer”, American Journal of Sociology, vol. 92, n°1, 1986.
[2] - On se référera aux récits proposés par Jean Hatzfeld sur le Rwanda qui témoignent que la participation à l’horreur génocidaire peut – aussi – s’expliquer par l’intéressement in Une saison de machettes, Paris, Seuil 2003.
[3] - Hairgrove F. et Maclead D., « Circles Drowing Toward High Risk Activism” in Studies in Conflict and Terrorism, n°31, 2008, p. 400.
[4] - « There is no clear cut sociological profile of the radicals or anything that could link them to a given socio-economic situation (…) Explanations based on poverty, exclusion, racism, acculturation are simply not specific enough », « Islamic Terrorist Radicalization in Europe in Amghar S., Boubakeur A. et Emerson M., European Islam, Bruxelles, CEPS, 2008, p. 55.
[5] - « Male and Female Suicide Bombers: Different Sexes, Different Reasons », Studies in Conflict and Terrorism, n°31, 2008.
[6] - Les auteurs concluent que sur leurs terrains étudiés (Sri Lanka, Tchétchénie, Palestine), 21% des femmes sont motivées par des raisons personnelles contre 4% des hommes (qu’est-ce qu’une raison personnelle et les hommes l’avouent-ils avec la même facilité que les femmes ?) ; 19% des femmes s’engageraient pour des motifs religieux ou nationalistes (idéologiques) contre 40% des hommes (même question…)
[7] - Speckhard A. et Ahkmedova K., « The Making of a Martyr : Chechen Suicide Terrorism », Studies in Conflict and Terrorism, vol. 29, 2006, p. 469.
[8] - Alcedo Moneo M., Militar en ETA, Donostia, Haranburu, 1997.
[9] - Speckhard A.…, op. cit., p. 475.
[10] - Crettiez X., Violence et nationalisme, Paris, Odile Jacob, 2006, p.133 et du même auteur, Les formes de la violence, Paris, La découverte, 2008, p. 25.
[11] - « Who are Pakistan’s Militants and their Families? », Terrorism and Political Violence, n°1, 2008, p. 60. Marc Sageman montre également que sur 400 terroristes d’Al Quaïda, 60% ont fréquenté l’université, relativisant le lien entre pauvreté culturelle et engagement violent in Sageman M., «The Normality of Global Jihadi Terrorism », The Journal of International Security Affairs, 2005.
[12] - Speckhard A.…, op. cit., p. 454.
[13] - Asel V., Fair C. et Shellman S., « Consenting to a child’s Decision to Join a Jihad: Insights From a Survey of Militant Families in Pakistan », Studies in Conflict and Terrorism, vol. 31, 2008, p. 978.
[14] - Idem, p. 977.
[15] - on trouvera une version longue de cette présentation dans notre ouvrage, Violence et nationalisme, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 172-190.
[16] - Lefevre M., « La dérive corse : une dérive économique, sociale, civique », Hérodote, n°80, 1996.
[17] - Féron E., Mémoires vives, les recompositions du conflit nord-irlandais, Lille, HDR, septembre 2003, p. 32 et s. Voir également du même auteur, Abandonner la violence ? Comment l’Irlande du nord sort du conflit, Paris, Payot, 2011.
[18] - Khosrokhavar F., L’utopie sacrifiée. Sociologie de la révolution iranienne, Paris, Presses de science po, 1993. Cette trilogie a été récemment fortement critiquée. Il n’en demeure pas moins vrai que dans certains terrains de lutte, la dimension intéressée de l’engagement est une réalité palpable. On posera l’hypothèse que moins l’emprise doctrinale sur la lutte est forte, moins les ressources licites sont disponibles et plus s’instaure dans l’univers mental un modèle type de « délinquant politique », plus la figure du militant opportuniste demeure valide.
[19] - Bloom A., « Les Kamikazes du Cachemire, martyrs d’une cause perdue », Critiques internationales, n°20, juillet 2003, p. 143.
[20] - Bucaille L., Génération Intifada, Paris, Hachette, 2002, p. 142-149.
[21] - Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003.
[22] - Marielle Debos montre bien dans son travail de thèse à quel point les ralliements et recrutements au Tchad par les groupes armés s’achètent. Un chef de guerre parle ainsi d’une « foire permanente de la rébellion », Debos M., Des combattants entre deux guerres. Sociologie politique du métier des armes au Tchad, Thèse IEP Paris (dir. G. Devin), novembre 2009, p. 195.
[23] - Des militants nous ont expliqué que certains jeunes radicaux avaient changé de camps pendant la période scissionnelle de 1990-1995, séduits par l’armement flambant neuf du « canal historique » exhibé lors des très recherchées conférences de presse clandestines.
[24] - Goldring M., Renoncer à la terreur, Paris, éd. Du Rocher, 2005, p. 223.
[25] - « Je suis rentré dans ETA en 1959. Pourquoi ? pour une raison simple : le nationalisme, l’explosion nouvelle du nationalisme. Tu sais que le PNV ne fera rien jusqu’à la mort de Franco, dès lors c’est ETA qui incarne la lutte du peuple basque. Et j’y suis allé » in Alcedo Moneo M., Militar en ETA, op. cit., p. 101.
[26] - Antoine Liniers montre justement cela. Voir également Sommier I ., La violence révolutionnaire, Paris, Presses de science po, 2008.
[27] - Nikolski V., « le moment escapiste. Militantisme et production théorique dans une conjoncture de crise. Deux mouvements de jeunesse radicaux (NBP et ESM) dans la Russie contemporaine », Thèse de doctorat, Paris I, 2010.
[28] - Le psychiatre Michel Dubec qui a longuement conversé avec Jean-Marc Rouillan, fondateur d’Action directe, livre cette conclusion : « Rouillan est tout simplement un phobique de la vie. La vie dans sa banalité, faite de travail, des milles corvées quotidiennes et qui ne présente d’autre intérêt que l’affectivité qu’on y investit, Rouillan la repousse (…) grâce à AD, ce garçon plutôt ordinaire a réussi à devenir l’interlocuteur tout puissant de l’État. En s’oubliant dans l’idéologie, il s’est offert la plus grandiose des satisfactions narcissiques et la vie romanesque dont il rêvait » in Dubbec M. et Rudder P., Le plaisir de tuer, Paris, Seuil, 2007, p. 107.
[29] - abertzale signifie nationaliste et révolutionnaire et sert à qualifier le milieu de soutien à l’activisme de l’ETA en Espagne et en France. On constate cependant un usage concurrentiel du terme parfois revendiqué par des formations politiques « patriotiques » mais non violentes jusque dans les rangs de la démocratie chrétienne basque (le PNV).
[30] - Elorza A. et al., ETA, une histoire, Paris, Denoel, 2002, p. 272 et s.
[31] - “ le Hizb-ul-Mujahidin du Cachemire” in Gayer L. et Jaffrelot C., Milices armées d’Asie du sud, Paris, Presses de science po, 2008, p. 165.
[32] - “Le parcours du combattant : une approche biographique des militants sikhs du Khalistan”, questions de recherche n° 28, CERI (ressource électronique), mai 2009.
[33] - Fair C., op. cit., p. 53.
[34] - Florez Morris M., « Joining Guerilla Groups in Colombia : Individual Motivations and Processes for Entering a Violent Organization », Studies in Conflict and Terrorism, vol. 30, 2007, p. 620.
[35] - « Engagement militant et phénomènes de radicalisation chez les kurdes de Turquie », ejts.org, 2004.
[36] - Dorronsoro souligne l’importance des clans – familiaux, tribaux ou professionnels – appelés les qawm, qui structurent les populations masculines locales et conditionnent fortement les allégeances et les obligations de ses membres. La socialisation dans un qawm induit une obligation de solidarité qui peut très vite favoriser l’engagement violent in La révolution afghane, Paris, Khartala, 200, p. 126-127.
[37] - Perez Agote A., « Prophétie auto-accomplie et deuil non résolu » in Crettiez X. et Mucchielli L., La violence politique en Europe, Paris, La découverte, 2010. L’auteur montre bien de quelle façon cette tournée des bars est à la fois un rituel d’intégration physique à un monde clos et de familiarisation psychique à la détestation de la castillanité.
[38] - Letamendia F., Historia del nacionalismo vasco y de ETA – T1, Donostia, RyB ediciones, 1992.
[39] - le Thomas C., « Formation et socialisation : un projet de contre-société » in Mervin S., Le Hezbollah, Paris, Actes sud, 2008, p. 153.
[40] - Gayer L., « le parcours du combattant … », op. cit..
[41] - Le même type de rapport aux armes existe ailleurs comme au Kosovo, en Albanie ou en Tchétchénie.
[42] - En Corse, l’engagement de nombreux militants dans le nationalisme armé se fera en 1995 suite à l’assassinat par des groupes rivaux d’un proche. Dans d’autres univers, cette obligation de vengeance s’ancre à la fois dans une culture locale mais aussi dans un droit coutumier parfois très exigeant (cas du Kanun en Albanie).
[43] - Speckhard A. et Akkmedova K., « The making of a martyr…”, op. cit., p. 466. On retrouve dans d’autres conflits cette dynamique de la vengeance qui constitue un puissant ressort à l’action destructrice des clandestins ou des soldats officiels rompant ainsi avec la nécessaire retenue de l’art de la guerre : Samy Cohen parle d’une logique de « vengeance et défoulement » in « Pourquoi les démocraties en guerre contre le terrorisme violent-elles les droits de l’homme ? », Critique internationale, n°41, oct-dec 2008, p. 13.
[44] - Ngodi E., Milicianisation et engagement politique au Congo, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 119.
[45] - Le viol de jeunes vierges guérirait du sida alors que l’atteinte aux vieilles femmes diminuerait leurs pouvoirs magiques redoutés. Voir le reportage saisissant du journal Le Monde, le 16 avril 2010.
[46] - Contamin J.G., « Cadrage et luttes de sens » in Fillieule O., Agrikoliansky E. et Sommier I., Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 55 et s.
[47] - Bien que l’on pourrait penser que certaines idéologies sont plus propices que d’autres à exalter des valeurs martiales (le nationalisme) ou à favoriser une vision binaire du monde social (le marxisme ou l’islamisme) qui offre à la violence un rôle clé de segmentation des identités et d’aboutissement du projet politique.
[48] - Snow D. et Bendford R., “Ideology, frame resonance and participant mobilization” in Klandermans, Kriesi et Tarrow (dir), From Structure to Action : Comparing Social Movement Research across Culture, Greenwich, JAI Press, 1988.
[49] - Briquet J.L., La tradition en mouvement, Paris, Belin, 1997.
[50] - Oberschall A., « The manipulation of ethnicity : from ethnic cooperation to violence and war in Yugoslavia”, Ethnic and Racial Studies, vol. 23, n°6, novembre 2000.
[51] - Sur l’importance de la « rationalité cognitive » de l’action, en complément de la « rationalité axiologique » et de la « rationalité instrumentale », voir les travaux de Raymond Boudon. Pour une bonne synthèse, Cuin C.H., « Le paradigme cognitif : quelques observations et une suggestion », Revue Française de Sociologie, vol. 46, n°3, 2005, p. 559.
[52] - Le choc moral peut être défini comme « un type d’expérience sociale se caractérisant pas quatre traits complémentaires : cette expérience sociale résulte d’un événement inattendu ou d’une modification imprévue, plus ou moins brusque, de l’environnement des individus ; elle implique une réaction très vive, viscérale, ressentie physiquement parfois même jusqu’à la nausée (…) ; elle conduit celui qui y est confronté à jauger et juger la manière dont l’ordre présent du monde semble s’écarter des valeurs auxquelles il adhère ; enfin, cette expérience sociale suscite un sentiment d’épouvante, de colère, de nécessité d’une réaction immédiate, qui commande un engagement dans l’action et ce en l’absence même des facteurs favorables généralement soulignés par les théories de l’action collective », Christophe Traïni in Fillieule O., Mathieu L. et Péchu C. (dir), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de science po, 2009.
[53] - le 1er mai 1972, une compagnie italienne la Montedison débute le versement de déchets toxiques au large de Bastia aboutissant à la constitution de boues rouges nauséabondes dans l’enceinte du port. Un commando clandestin plastiquera le cargo coupable et une décision de justice italienne mettra définitivement fin à ce scandale écologique.
[54] - Le 30 janvier 1972 des parachutistes britanniques tirent sur la foule de Londonderry et tuent 14 catholiques. Le 5 mai 1981, le militant de l’IRA, Bobby Sands meurt d’une grève de la faim dans sa prison. Pour une excellente présentation visuelle des effets du bloody Sunday en tant que choc moral suscitant un engagement réactif immédiat, on se reportera au film de Paul Greengrass, Bloody Sunday (2002).
[55] - Sommier I., La violence révolutionnaire, op. cit., p. 85.
[56] - Seegmiller B., « Radicalized margins : Eric Rudolph and Religious Violence », Terrorism and Political Violence, n°19, 2007, p. 520 et 523.
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