L’agonie des illusions militaristes, article paru dans le Monde, 24 août 2005
IL Y A trente ans, le 21 août 1975, un groupe de régionalistes corses investissait une cave dans la plaine d'Aléria pour dénoncer un scandale viticole et, pêle-mêle, l'attentisme de l'Etat, la mainmise politique des clans au pouvoir dans l'île, « l'occupation coloniale » française, l'invasion des pieds-noirs, etc.
Mené par le docteur Simeoni, leader de l'Action régionaliste corse, le commando comptait aussi une poignée d'hommes qui, un an plus tard, allaient fonder le FLNC, responsable de plus de 8 000 attentats en trente ans. La France se trouvait soudainement et violemment confrontée aux limites de son modèle républicain. La rébellion armée est vécue à l'époque comme une tentative de copier les révoltes ethno-nationalistes qui secouent, depuis la fin des années 1960, les nations britanniques et espagnoles.
En Ulster, la répression sanglante menée, en 1972, par les parachutistes britanniques à l'encontre d'une marche pacifiste républicaine - le Bloody Sunday - débouche sur la réactualisation de l'IRA, qui entre dans une lutte armée avec la couronne britannique et avec les autorités loyalistes nord-irlandaises. Quatre ans auparavant, en 1968, l'ETA avait commis en Espagne, après près de dix ans de faible activité, son premier assassinat : celui d'un policier franquiste, Meliton Manzanas, soupçonné de mauvais traitements à l'encontre des prisonniers basques.
France, Espagne, Royaume-Uni : trois pays voisins, trois régions rebelles, trois luttes armées qui démontrent depuis trente ans la relative fragilité des découpages nationaux en Europe. Dans les trois cas, l'autorité de l'Etat central est remise en question au nom d'une demande d'autonomie politique, d'une volonté de renaissance culturelle, d'une quête de croissance économique et de progrès social. Le ton contestataire est celui des luttes tiers-mondistes en Algérie, au Vietnam et en Amérique centrale. Marx, Guevara et une histoire revisitée en bandoulière, les contestataires irlandais, basques ou corses se fondent alors dans la radicalité de leur époque et modernisent la vieille tentation nationaliste.
Mais, au-delà des apparentes similarités, l'indépendantisme affiché se fonde sur de réelles singularités : refus d'un fonctionnement politique clientéliste que le clanisme insulaire insuffle en Corse ; lutte contre la dictature sans fin du général Franco en Espagne, totalement fermée aux demandes régionales de reconnaissance ; discrimination économique et institutionnelle de la communauté catholique irlandaise, soumise par une minorité protestante loyaliste forte du soutien anglais. Le vent de la rébellion qui traverse alors l'Europe prend une coloration particulière dans chacune des régions, rappelant que l'histoire nationale modèle aussi les formes et l'intensité de sa propre contestation.
Trente ans plus tard, on constate un réel essoufflement du « régionalisme militarisé ». L'annonce, maintes fois repoussée depuis les accords de Stormont (10 avril 1998), de la démilitarisation de l'IRA en est le signe le plus clair. En Espagne, de nombreuses indiscrétions font état des tentatives de négociation entre l'ETA - quasi inactive depuis plus d'un an - et le jeune gouvernement socialiste.
En Corse, le délitement des organisations nationalistes, qui culmina il y a quelques mois avec l'incarcération, pour malversations financières, du leader présumé du principal mouvement armé de l'île, a rendu peu audible le discours unitaire et vertueux de ses dirigeants.
Les lutteurs vieillissent et la violence tourne à vide. Plusieurs raisons éclairent cette lente mais inévitable agonie. Les attentats du 11 septembre 2001, ceux de Madrid deux ans plus tard et les récentes explosions à Londres ont fortement délégitimé l'usage de la violence dite terroriste à une époque où celle-ci semble être devenue - en Occident, tout au moins - l'apanage des groupes djihadistes.
Le silence persistant de l'ETA, dont certains de ses plus illustres dirigeants - comme Pakito - vont jusqu'à demander la fin de la lutte armée, et l'annonce synchronisée de l'IRA, en attestent. Mais si les mutations récentes de la violence terroriste constituent un puissant accélérateur au désenchantement de la colère nationaliste, elles n'en sont pas la seule cause. La lassitude et les désillusions l'emportent sur l'opportunité. Lassitude de générations combatives qui ont, finalement, peu obtenu par la voie des armes, alors que des régions plus pacifiées - et plus politiques - parvenaient à une aussi grande autonomie sans rugir.
L'Ecosse en Grande-Bretagne et la Catalogne en Espagne en témoignent. En France, depuis l'échec des accords de Matignon menés par le gouvernement Jospin, la Corse est à peine plus privilégiée que le sont les autres régions de l'Hexagone. Lassitude également des soutiens internationaux, comme celui des Etats-Unis et de sa puissante communauté irlandaise, à l'égard d'une violence de moins en moins lisible à l'heure où l'allié anglais doit être choyé. Fin également, depuis le début des années 1990, de l'immobilisme français face à la question basque, qui débouchera sur un affaiblissement progressif d'une organisation incapable de se battre sur deux fronts.
Lassitude enfin des médias, des continentaux et surtout des Corses eux-mêmes à l'encontre d'une violence qui, à l'occasion des règlements de comptes assassins entre nationalistes en 1995, semblait faire mentir l'adage unitaire (« tous corses contre l'Etat ») et complaisant (une violence peu meurtrière) de ses entrepreneurs.
Au nationalisme de protestation se substitue progressivement en Europe un nationalisme de gestion, responsable et reconnu, encouragé par la construction de l'Union européenne, qui propose des outils institutionnels adaptés (comité des régions depuis 1994 et fonds structurels). Plus encore, parce qu'une lutte armée est d'abord le fait d'individus, c'est la désillusion qui va gangrener l'activisme.
Désillusion devant l'orientation d'un combat qui oscille entre un terrorisme aveugle (ETA à partir de 1986) et une « gangstérisation » partielle, dénoncée par d'anciens activistes repentis. La lutte de l'IRA contre les « dérives sociales » supposées de la société civile comme l'affairisme d'une minorité de nationalistes corses vont profondément affecter la légitimité de leur combat et favoriser la posture critique des éléments les plus exigeants.
Assiste-t-on à la fin de la violence ethno-nationaliste en Europe ? A long terme c'est probable, mais son délitement sera lent. En Ulster, le geste positif de l'IRA ne protège pas du risque de dissidence ou de tentatives de blocage du processus par les nombreuses organisations paramilitaires protestantes. En Espagne, l'opposition du Parti populaire - qui s'appuie sur une opinion publique échaudée - à toute tentative de négociation avec l'ETA contraint le gouvernement socialiste à oeuvrer dans l'ombre et avec prudence, d'autant plus que l'organisation basque est habituée aux soudains revirements une fois ses forces reconstituées.
En Corse, si la discussion sur l'opportunité de l'abandon de la violence anime discrètement le camp nationaliste, celle-ci demeure pour beaucoup l'unique vecteur de différenciation avec les forces politiques locales, désormais toutes porteuses d'un « corsisme » de bon aloi.
Les freins à l'activisme clandestin sont nombreux. La question du pardon, singulièrement en Ulster et au Pays basque, va prendre du temps pour réconcilier des communautés déchirées et méfiantes.
L'abandon de la violence implique aussi de renoncer aux rétributions - financières (le racket) ou symbolique (l'estime de soi) - que le port des armes permet. La mise en place d'un processus de paix doit prendre en compte la réalité sociale des simples combattants et ne pas se limiter à la gestion d'une haute politique qui oublierait le quotidien difficile des paramilitaires au chômage. Les accords de Stormont en Irlande du Nord ont montré que, à trop privilégier les discussions au sommet, on encourage la base à se radicaliser pour exister.
Enfin, la démilitarisation du champ politique et le délitement des organisations paramilitaires peuvent également conduire à une recomposition de la violence qui, à défaut d'idéologie, devient sociale et criminelle. Le risque est grand, singulièrement en Corse, que l'éradication des « politiques » ne laisse le champ libre aux appétits mafieux, en mèche avec d'opportunistes retraités du nationalisme. On ne sort pas sans douleur de plusieurs décennies de troubles. C'est aussi à une culture de la violence, qui modèle de plus en plus les rapports sociaux, qu'il faut renoncer. Ce ne sera pas facile et ce sera long. Faire la paix est toujours plus compliqué que briller par la guerre
Xavier Crettiez
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