Les attentats du 11 septembre : continuité et rupture des logiques du terrorisme
Xavier Crettiez et Isabelle Sommier
(article paru dans Annuaire Français des Relations Internationales, Bruxelles, Bruylant, 2002)
Pour le président George Bush, les attentats du 11 septembre 2001 relèvent clairement et immédiatement de l’« agression » et de l’« acte de guerre ». La violence des coups portés contre les symboles de la puissance américaine, leur caractère répété et minutieusement coordonné, la désorganisation, propice à toutes les supputations voire à la panique, qu’ils semblent avoir provoqué dans l’administration fédérale – perte de contrôle aérien du territoire, « disparition » du chef de l’Etat, etc. – sont en effet autant d’images de guerre, en particulier dans un pays épargné depuis plus d’un siècle par l’expérience concrète du conflit armé.
Toutefois, passé le premier moment de stupeur, il est tout aussi clair que le vocabulaire guerrier ne sied pas, juridiquement parlant, à l’événement qui vient de se produire : aucune déclaration de guerre (mais quelle guerre aujourd’hui suit cette règle ?), aucune revendication après-coup, bref aucun ennemi visible ni même identifiable. L’embarras à nommer les attentats du 11 septembre, par le recours au droit international, est tangible dans les différentes instances qui vont, dès le lendemain, envisager une riposte possible, riposte dont la légitimité est en partie tributaire de la désignation juridique des événements. En vertu de l’article 5 du Traité de l’Atlantique-Nord, les Etats membres de l’OTAN réunis le lendemain affirment leur solidarité à l’égard des Etats-Unis frappés par une « attaque armée » et de leur réponse militaire. Quant au conseil de sécurité de l’ONU, il parle le même jour, dans sa résolution 1368, de « menace à la paix et à la sécurité internationales » qui fonde un « droit inhérent de légitime défense individuelle ou collective conformément à la Charte ». Pour beaucoup, l’ampleur du massacre a fait basculer l’acte dans la catégorie des « agressions armées ». La recherche en qualification juridique se poursuit des semaines plus tard ; des juristes tels que Cassese ou Badinter estimant que les attentats en question relèvent du crime contre l’humanité en ce qu’il s’agit de meurtres voire de persécution « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque », comme le définit l’article 7.1 du statut de la Cour Pénale Internationale (qui n’est toujours pas entré en vigueur, notamment en raison de l’hostilité des Etats-Unis).
On peut croire en revanche George Bush lorsqu’il promet, dès le 13 septembre, de conduire la « première guerre du XXIe siècle » qui, effectivement, voit l’affrontement inédit et explicite entre un Etat – et même, une coalition d’Etats en raison de la superpuissance qui l’a engagé – et une nébuleuse de soldats irréguliers. Car si l’événement proprement dit du 11 septembre a surpris, par sa violence, l’ensemble des observateurs, ses conséquences, en termes militaires et politiques, ont en revanche concrétisé un scénario polémologique envisagé depuis la fin du monde bipolaire par les experts en sécurité et prospectivistes américains : non plus une guerre interétatique, ni même une guerre entre un Etat et un mouvement de guérilla identifié aspirant à s’ériger en Etat, mais une guerre « post-westphalienne » entre, d’un côté, des puissances étatiques, de l’autre, un ennemi invisible et transnational qui vise moins la conquête du pouvoir politique que la déstabilisation d’un ordre régional voire mondial. Cette vision futuriste de la « guerre » à venir (et nous y sommes) a pris forme au vu d’une tendance lourde à la dissémination et à la privatisation de la violence, c’est-à-dire à son recours croissant par des groupes voire des individus singuliers. La concurrence au monopole étatique de la violence n’est certes pas chose nouvelle, que l’on pense, par exemple, à la résistance rencontrée en Espagne par les armées napoléoniennes qui donnera naissance à la problématique des « petites guerres ». Mais le défi qu’elle représente pour la puissance étatique et son impact déstabilisateur pour un ordre international exclusivement conçu comme ordre interétatique se sont très certainement accrus depuis une dizaine d’années.
De ce point de vue, les attentats du 11 septembre se rangent clairement dans la catégorie du « terrorisme » dont ils radicalisent et les caractéristiques et les effets. Mais cette logique jusqu’au-boutiste de grossissement des traits du terrorisme finit aussi, sur bien des points, par conférer à l’événement une portée singulière voire intrigante qui oblige à penser comment la continuité peut être aussi lourde de rupture. Cette mutation de la violence terroriste est perceptible à un triple niveau : celui du projet, celui de la cible, celui de la représentation.
Le sens de la violence : la décontextualisation du terrorisme
¨La conviction de Raymond Aron, faisant reposer la singularité du terrorisme sur sa capacité à susciter un effroi sans commune mesure avec sa réelle force de nuisance, pourrait bien être remise en question depuis septembre[1]. Car elle repose en partie sur un axiome dépassé qui constatait que le terrorisme était relativement « économe » en vies humaines puisque l’on estime qu’il aurait fait environ 3000 victimes de 1968 à 1984, soit en moyenne moins de 200 victimes par an. Avec leurs 3711 morts, les attentats du 11 septembre constituent donc une (triste) première : celle de la destruction de masse réalisée par une organisation terroriste. D’autres groupes avaient, avant Al Qaïda, envisagé la mort d’un nombre considérable d’innocents, sans heureusement y parvenir, comme la secte japonaise Aum avec l’attaque du métro de Tokyo au gaz sarin le 20 mars 1995. Il est significatif de constater que les projets de destruction de masse aient été élaborés par des groupes religieux extrémistes qui, de l’ensemble des mouvements terroristes, sont les plus meurtriers depuis les années 1980. Ils sont en effet responsables, entre 1982 et 1989, de 8% des attentats, mais de 30% des victimes[2]. Cette virulence particulière s’explique par leur vision profondément manichéenne du monde où s’affronteraient sans limites ni compromis possible élus de dieu (eux seuls) et suppôts du mal (les autres, les mécréants, les infidèles) dans une lutte à caractère apocalyptique. Elle procède également d’une conception rédemptrice de la violence qui, si elle est peut-être inhérente à la méthode terroriste, est exacerbée chez les fondamentalistes religieux, comme en témoigne par exemple la répétition des références à la purification et à la souillure contenues dans la « feuille de route » des kamikazes du 11 septembre[3].
Un tel rapport à la violence trouve son point d’orgue dans le sacrifice volontaire des activistes qui ne peut être simplement expliqué par leur croyance dans un au-delà. L’attentat-suicide permet au martyr d’exprimer sa foi jusqu’à l’ultime et d’accéder, de son point de vue, au sacré. Il est aussi, plus prosaïquement, imparable et constitue un défi à la logique occidentale qu’il renvoie à sa misère spirituelle. Détruire des civils en masse est aujourd’hui possible par les moyens technologiques à disposition et l’on sait la crainte qu’inspire, aux Etats-Unis et ailleurs (et bien antérieurement à la menace à l’anthrax), la perspective d’un terrorisme biologique, bactériologique, chimique ou encore nucléaire que l’organisation Al Qaïda aurait cherché à maîtriser. Mais d’une certaine manière, le caractère rudimentaire de l’exécution des attentats du 11 septembre, avec les couteaux, les kamikazes et la transformation d’avions civils en forces de frappe, a pesamment participé à l’effroi qu’ils ont suscité.
Que Ben Laden et le réseau Al Qaïda relèvent du « terrorisme religieux » ne fait de prime abord aucun doute, qu’on en songe par la mise en scène prophétique du premier, sa dénonciation virulente des infidèles et son appel à la guerre sainte, son appartenance au courant rigoriste du wahhabisme, sa formation, à la faculté saoudienne, par Mohamed Qotb, frère de Sayyid Qotb, considéré comme l’un des théoriciens majeurs de l’islamisme révolutionnaire, etc. Le projet de jihad est sans ambiguïté lors de la création, en 1988, de l’organisation Al Qaïda (La Base) qui regrouperait alors entre 3000 et 5000 hommes. C’est ensuite « l’armée pour la libération des Lieux saints » qui a revendiqué les attentats commis le 7 août 1998 contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Saalam. Les attentats du 11 septembre semblent vouloir donner raison au « choc des civilisations » annoncé à la fin des années 1980 par Samuel Huntington[4] dans une vision apocalyptique à laquelle les premiers propos de Bush sur la croisade du bien contre le mal firent d’abord imprudemment écho. Mais à regarder de plus près, on ne peut qu’être dubitatif devant les objectifs visés par Oussama Ben Laden. Sur ce point, parler de radicalisation terroriste ne suffit pas. On avancera donc l’hypothèse d’une rupture de sens dans la logique du terrorisme.
¨Celui-ci est couramment désigné – de façon abusivement complaisante – comme « l’arme du pauvre ». Il serait un moyen de libération et d’affranchissement aux mains de ceux qui ne peuvent user des instruments conventionnels de guerre ou qui ne bénéficient pas des clémences diplomatiques réservées aux influents. En tant qu’arme du pauvre, le terrorisme vise à affirmer par une violence « imposée » une cause, sociale ou nationale, inaudible sans le bruit de l’explosif. Par nature, le terrorisme serait donc l’expression d’un combat politique contextualisé, puisant dans une lutte historique, dans un terreau social singulier, les raisons de son expression belliqueuse. C’est la violence des palestiniens, mêlant selon les époques la lutte armée de l’OLP aux fanatiques du Hamas, tous désireux de recouvrer leurs droits sur une terre qu’ils estiment leurs ; c’est celle des Brigades Rouges italiennes ou de la Fraction Armée Rouge instillant la loi des armes pour asseoir, dans le sillage du malaise social de 1968, les prétentions prolétariennes sur le pouvoir politique national ; c’est également la violence de l’ETA ou de l’IRA ancrée dans une haine tenace contre « l’occupant » castillan ou anglais et opérant principalement à l’encontre des symboles de cette occupation prétendue. La liste serait longue des combats opérés par ces « damnés de la terre », utilisant une violence contextualisée à la fois géographiquement (opérant sur un territoire déterminé) et intellectuellement (servant un combat tangible).
Ce qui frappe dans les attentats du 11 septembre est justement cette décontextualisation de la violence qui signe une mutation radicale dans les modalités ordinaires du terrorisme. Ce surgissement d’une violence spectaculaire hors de tout contexte national ou social est repérable à un double niveau.
On ne peut tout d’abord qu’être frappé par la distanciation entre l’acte violent et le combat qui le sous-tend. C’est ce que note Véronique Nahoum Grappe, soulignant que « le but est réellement déconnecté de toute normalité : bouter les juifs hors d’Israël ? les Américains d’Amérique ? faire un empire talibanesque et benladenisé sur le territoire des Ottomans d’avant 1878 ? le terrorisme met ici ensemble but et moyens et la mise en spectacle du crime permet l’économie de son sens »[5]. Cette rupture de sens est celle d’un acte d’une extrême violence qui ne semble reposer sur aucun combat historique, empiriquement observable. Alors que Michel Wieviorka définit le terrorisme comme un phénomène d’inversion « par lequel un acteur s’écarte de l’expérience vécue de ceux au nom de qui il agit », il est difficile – voire impossible – d’ancrer la violence d’Al Qaïda à l’encontre de cibles civiles américaines dans un combat historique déterminé, comme mue au nom d’un peuple ou d’une idée clairement établie[6]. Si la violence terroriste se définit en effet partiellement par la perte de sens que dessine la mort aveugle au regard d’une lutte socialement et/ou géographiquement déterminée, comment interpréter une violence sans attache, sans fondement historique, sans mémoire de lutte, finalement sans Cause circonscrite ? Cette non-inscription de l’acte dans une histoire de lutte particulière est également le fait des auteurs des attentats, dénués d’ancrage territorial et d’unité sociale. Ce terrorisme en réseau est à ce titre également singulier ; il unit des acteurs aux origines nationales multiples, aux provenances sociales différentes, sur une même adulation fanatique. C’est d’ailleurs justement cette décontextualisation de l’acte comme de ses auteurs qui a conduit à l’aboutissement hautement criminel du 11 septembre. L’absence d’acculturation des auteurs de l’attentat est flagrante. Ils évoluent à cheval entre, d'un côté, une culture de la tradition qu’ils vénèrent mais ont quitté, de l'autre une culture de la modernité dans laquelle ils évoluent sans jamais l’accepter. Ce double ancrage dans l’Occident moderne (les terroristes kamikazes étaient des individus instruits en Europe ou aux Etats-Unis et vivant depuis des années sur le sol américain) et dans l’Islamisme des origines est révélateur de cette décontextualisation d’une logique terroriste, favorisée ici par le sentiment de déracinement, l’absence de toute emprise communautaire, le refus des valeurs d’accueil pensées comme hostiles aux principes de l’Islam[7].
La décontextualisation s’exprime conjointement par la déconnexion totale entre la fin poursuivie et les moyens qui sont mis en œuvre par les responsables de l’attentat. C’est là un élément de rupture avec la tradition précédemment éprouvée des actions de terreur contre les civils, telles qu'elles sont pratiquées par la majorité des organisations qualifiées de terroristes. L’attentat du 11 septembre est peu lisible en termes d’objectifs d’action (quelles sont les visées opérationnelles et même idéologiques des responsables criminels ?), rendant difficilement compréhensible l’intensité de la violence produite. L’inaccessibilité du registre de finalités est évidente, au regard des moyens violents utilisés (des régimes de terreur totalitaires avaient déjà montré leur incapacité à réaliser de pareils objectifs, en dépit de moyens autrement plus criminels). Alors que le Hamas peut éventuellement espérer faire plier Israël en l’obligeant à décoloniser certaines terres, les LTTE forcer le gouvernement de Colombo à accepter la partition du Sri Lanka ou la secte Aum faire plier les pouvoirs publics japonais au moment où la législation sur les sectes se durcit, comment raisonnablement croire que les moyens criminels utilisés par Al Qaïda pourraient forcer l’Occident à renoncer à son identité moderne (si telle est là la fin poursuivie ?). C’est cette impossible justification du terrorisme qui singularise l’attentat new-yorkais[8]. A l’inverse de toute logique intellectuelle qui prévalait dans la rhétorique conventionnelle terroriste, on ne trouve ici aucune justification conséquentialiste. Les terrorismes révolutionnaire, transnational ou nationaliste usent tous de ce type d’argumentaire, affirmant que l’acte de terreur peut être jugé – et donc justifié – non d’un point de vue moral ni au regard des vertus de la justice (« apparat légaliste » des dominants), mais en fonction des conséquences qu’il engendre. Dans une perspective universaliste qui est celle que présente la majorité des mouvements de lutte armée, la terreur est justifiable si elle génère des conséquences positives pour le plus grand nombre (le prix du sang est celui de la liberté… sociale ou nationale). Le conséquentialisme universel est absent du discours mortifère d’Al Qaïda, faute de viabilité des finalités poursuivies. Il est même ici difficile d'en appeler à un conséquentialisme qui ne soit pas universel, mais de type égoïste : l’acte terroriste produit d’abominables ravages mais il est profitable à une minorité à défaut de l’être à une large communauté. L’enrichissement du narco-terrorisme relève de cette logique criminelle. Il en va de même « de nombreux terrorisme révolutionnaires (qui) ne prennent en compte que le bien-être des membres de leur groupe, ou du moins accordent beaucoup plus d’importance aux intérêts de l’opprimé qu’à ceux de l’oppresseur »[9]. Mais là également, la finalité « égoïste » des responsables de l’attentat américain échappe à l’observateur, tant les coûts de l’action sont disproportionnés au regard des divers bénéfices attendus[10].
La rupture de sens que traduit cette décontextualisation de l’acte violent permet de parler, selon nous, d’une mutation dans les logiques du terrorisme. L’absence d’ancrage social et intellectuel de la violence est le propre d’une violence non politique, sans objectifs d’action réalisable ni enracinement idéologique. Non instrumentale, la violence terroriste n’est pas proprement politique en ce qu’elle ne désigne nullement un contrat social dont elle ne reconnaît même pas les fondements. Là où le terrorisme révolutionnaire ou nationaliste dénonce la rupture d’un contrat de justice entre classes ou ethnies, motivant la réaction violente, la terreur du 11 septembre ne cherche pas à dénoncer la teneur du lien social ; elle refuse l’existence même d’un tel contrat pour chercher à lui substituer un ordre transcendantal, non contractuel. On touche là la deuxième grande novation, la rupture de cible.
La cible de la violence : Etat ou société civile ?
¨Qu’entend-t-on par « terrorisme » ? Naïve en apparence, la question mérite toutefois d’être posée face à la quelque centaine de définitions en concurrence et au fourre-tout constitué notamment par la liste des « organisations terroristes » régulièrement établie par le département d’Etat américain. La spécificité de ce mode particulier d’exercice de la violence réside moins dans le type d’actions utilisées que dans la méthode. Celle-ci consiste à répandre la terreur par une stratégie délibérée de violence indiscriminée frappant la population civile suivant le principe de disjonction entre victimes (des « non combattants », des « innocents ») et cible (le pouvoir politique)[11]. Il s’agit donc d’une stratégie indirecte qui évite le face-à-face avec les agents de l’ordre et compense le déséquilibre militaire des forces en présence par l’effet de surprise et la frappe aveugle de la population civile. L’objectif de ces actions très violentes étant de susciter la peur dans l’opinion publique de sorte à faire pression sur l’Etat pour atteindre un objectif politique donné. C’est sur ce dernier plan que le sens des attentats du 11 septembre déroute.
Olivier Mongin a ainsi raison de parler de l’apparition « d’un troisième type de terrorisme, un terrorisme radical mais marginal qui se distingue des radicalismes des Etats ou des groupes anti-étatistes »[12]. D’autres auteurs ont souligné ce rapport dialectique entre la puissance publique, garante de l’ordre interne et externe, et les organisations de lutte armée refusant à l’Etat ce monopole de la violence. L’acte terroriste est toujours un acte anti-Etat parce qu’il ne se fond pas dans un ordre normatif défini et garanti par l’Etat et qu’il lui dispute l’usage des armes. Mais plus encore, le terrorisme s’oppose toujours à l’Etat parce qu’il génère une rupture du pacte hobbésien en délivrant le citoyen de son obligation d’obéissance face à un Etat incapable de lui assurer protection ; parce qu’il met fin, dans l’attentat aveugle, à la distinction entre les sphères publique et privée qui a permis historiquement l’émergence de l’Etat ; parce qu’il substitue à l’allégeance citoyenne un autre lien qui unit l’individu au groupe combattant (allégeance prolétarienne, ethnique ou religieuse, plutôt que civique). La violence de terrorisation qui caractérise la geste terroriste est donc toujours, in fine, une violence de contestation de la logique étatique à laquelle elle dispute systématiquement sa légitimité[13]. Même de nature transnationale, le terrorisme conserve cette portée instrumentale d’influence sur les acteurs étatiques ou de prétention à certaines fonctions régaliennes autres que violentes (comme la diplomatie).
Dans son refus de l’Etat, le terrorisme ordinaire présente une autre caractéristique. On l’a vu, le terrorisme se singularise par l’absence de discrimination de la violence, touchant aussi bien des cibles militaires que des non-combattants. Cette non-discrimination de la violence sert un objectif de disjonction entre victimes et cibles : les victimes des attentats ne sont qu’indirectement les cibles des meurtriers. En touchant les populations civiles, c’est l’Etat qui est combattu et sa logique protectrice qui est mise à mal. La victime civile n’est certes jamais totalement innocente dans la rhétorique terroriste, soit qu’elle soutienne activement le régime (cas des fonctionnaires), soit qu’à travers son inaction, elle favorise l’acceptation de l’Etat (la majorité des citoyens). On peut ne pas être innocent sans jamais être coupable, proclame l’anonyme poseur de bombes, soucieux de distinguer la culpabilité « causale » (l’Etat subsiste à cause de l’accord implicite des citoyens) de la culpabilité juridico-morale. Mais, derrière la victime, c’est évidemment toujours la figure de l’Etat honni qui motive le bras assassin.
¨Or cette disjonction entre victimes et cibles n’apparaît pas clairement dans l’attentat du 11 septembre. Bien au contraire, il nous semble que les victimes des foudres de guerre kamikazes étaient bien les cibles visées. L’attentat n’est pas celui contre les Etats-Unis d’Amérique en tant qu’Etat, mais contre une certaine conception de l’humanisme libéral qu’incarnent au plus juste, selon les islamistes, le nouveau continent et ses habitants. C’est l’humanisme libéral - défini comme la capacité de l’homme à créer, par sa propre énergie et sans injonction transcendantale, un ordre politique instrument de son accomplissement, faisant prévaloir, dans la quête du bonheur, ses droits sur ses devoirs – qui est visé par les fondamentalistes. C’est ce point particulier qui tranche fortement avec la logique ordinaire du terrorisme et qui, plus encore que la spectacularisation de la violence, a marqué l’opinion occidentale[14]. Le « Nous sommes tous des Américains », entendu en France, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, fait douloureusement écho à ce refus brutal de l’humanisme. Il n’y a pas ici d’instrumentalisation des victimes directes du drame au profit d’un combat qui oppose les terroristes à l’Etat ; instrumentalisation qui passe bien souvent par une déshumanisation des victimes, caractéristique première des violences totales[15]. C’est au contraire en raison même du caractère naturellement « humain » des victimes que celles-ci seront mises à mort. L’humanisation ciblée défait toutes les frontières de justice selon lesquelles « il y a une juste et une injuste manière d’agir, et il y a des limites »[16]. Elle introduit l’impensable dans la logique terroriste : la volonté de mettre fin à une part d’humanité. C’est d’ailleurs l’humanisme d’une ville, incarnation vivante de la cité moderne, qui est visé. C’est le double symbole de ce « vivre ensemble » qu’incarnaient au mieux les tours jumelles de Manhattan, à la fois pratiquement (fusion des individualités au sein d’une ville à la réputation cosmopolite) et inconsciemment (représentation universelle de la pointe sud de Manhattan, comme voie d’accès à l’American Dream), qui est pris pour cible. Cet urbicide singulier rejoint les logiques tyranniques d’un autre âge mais rappelle, comme l’affirme Olivier Mongin, que « la volonté de destruction de la ville souligne du même coup sa force symbolique quand elle incarne encore la cité »[17]. La vie partagée des activistes d’Al Qaïda avec la population américaine, pendant les longues années précédant le drame, n’a pu que traduire en acte une surhumanisation des victimes, côtoyées au quotidien par leurs bourreaux. On est loin ici de la nécessaire prise de distance qui permet la calme mise à mort d’une cible pensée sur le seul modèle d’une altérité radicale. Bien au contraire, à l’Etat, incarnation froide du pouvoir, on a préféré une cible civile en raison même de sa civilité. C’est bien la modernité que sous-tend le volontarisme du projet humaniste qui est ici visée par les martyrs fondamentalistes.
En délaissant la figure de l’Etat pour lui préférer celle de la société civile, l’attentat du 11 septembre a inversé brutalement la logique du terrorisme ordinaire. On ne violente plus des civils victimes pour faire plier le Leviathan ; on cible la terrorisation des masses incarnant, mieux que l’Etat, un projet que l’on vomit : l’humanisme libéral. La rupture est totale : au terrorisme anti-Etat de nature politique s’est substitué un terrorisme anti-social de nature théologique.
La représentation de la violence : la sur-visibilité du terrorisme
¨La particularité de la méthode terroriste est d’engager une guerre psychologique entre le groupe et le pouvoir politique qu’il attaque, au cœur de laquelle le spectacle de la violence est essentiel. Cette stratégie est d’autant plus efficace politiquement qu’elle touche des sociétés où l’opinion publique joue un rôle central dans les relations entre gouvernés et gouvernants (d’où la vulnérabilité particulière des démocraties) et, par conséquent, les médias aussi. Des médias qui vont fournir une caisse de résonance aux actions et amplifier l’effroi qu’elles produisent. La violence terroriste est par essence une violence hautement théâtralisée, spectaculaire, une violence dont l’acte est inséparable de sa représentation. A cet égard, les concepteurs des attentats du 11 septembre n’ont rien laissé au hasard pour offrir au monde entier un drame que les scénaristes de films-catastrophe d’Hollywood n’avaient pas encore osé porter à l’écran : unité de temps, avec cette extrême concentration d’opérations hautement spectaculaires qui débutent à l’ouverture des bureaux, soit de la vie économique et financière du pays et qui allaient de ce fait immanquablement amener des millions d’individus à rester suspendus aux nouvelles jusqu’au soir (au moins) ; unité de scène par la frappe des symboles de la puissance américaine – société civile, armée, présidence -, mettant aux prises les icônes de la modernité (avions, informatique) et ce qui apparaît, dans cette modernité, archaïque (couteaux, mort volontaire, sacrifice) ; unité d’action par la répétition de drames qui mettaient aux prises deux « ennemis » irréductibles dans un combat sans merci. Par ces actions sans précédent dans leur ampleur, les Américains découvraient sur leur écran de télévision qu’ils étaient la cible première du terrorisme islamiste[18].
Le lendemain de l’attentat du 11 septembre, le quotidien Libération présentait en pleine page une photographie des deux tours jumelles de Manhattan en proie aux flammes. Nul titre explicatif n’accompagnait une illustration jugée déjà trop explicite. Aucun attentat n’avait précédemment constitué un tel spectacle, faute d’images disponibles ou sortant suffisamment de l’ordinaire. C’est cette sur-visibilité de la violence qui signe la singularité de cette « terreur - monde », telle que la qualifie Edgar Morin[19]. La rupture est cathodique en présentant un spectacle qui absorbe à lui seul le sens profond de l’acte produit. L’image n’est pas ici le support d’un message auquel elle donne sens ; elle absorbe totalement les finalités introuvables de l’attentat. La répétition de l’acte – les deux avions s’incrustant successivement dans les tours d’acier – force le regard non seulement à voir la scène de terreur (présentée en temps réel sur toutes les télévisions), mais à croire en l’horreur (l’image répétée rendant impossible toute stratégie de dénégation du réel)[20]. La nouveauté nous semble résider ici dans la mise en récit du spectacle terroriste. Depuis la perte du contrôle des avions jusqu’à l’effondrement des tours, c’est un véritable drame – superposant un imaginaire de fiction à l’empreinte du réel – que proposent les scénaristes terroristes. La terreur est mise en scène, filmée de bout en bout, imposée à l’observateur spectateur sous la forme d’un drame évolutif, au suspense et à l’issue dramatique. C’est à la fois l’excès de visibilité de l’événement et la force attractive du récit qu’il met en scène qui signe le caractère exceptionnel de l’attentat.
¨La relation des acteurs terroristes aux média en est inversée. Ce ne sont pas les acteurs terroristes qui cherchent l’appui du regard médiatique pour populariser une cause ou rendre visible une rancœur. Le spectacle terroriste est ici tout entier un spectacle médiatique ou plus exactement un spectacle des média. La rupture est cette fois le fait des médiateurs plus que des acteurs. La caméra n’est pas là pour servir de censeur aux acteurs de l’ombre, cherchant à freiner l’engrenage violent ou pour rendre fidèlement compte d’un événement aux conséquences internationales certaines[21]. Le regard des caméras a en fait puissamment contribué à démultiplier la force de l’événement en le sortant de l’anonymat. La force de l’attentat tient certainement moins aux conséquences destructives qu’il occasionne qu’à la répétition scénarisée de la violence rendue visible. Ce succès terroriste est aussi – et surtout – une formidable réussite télévisuelle. La richesse des images, la pluralité des prises de vue comme le type inédit d’attentat ont contribué au succès cathodique.
Mais l’exceptionnel est ailleurs. Les média n’imposent pas un regard mortifère, ils répondent, en matière de terrorisme, à une demande inavouable[22]. Si succès il y a, ce n’est sûrement pas parce que l’attentat révèlerait en chacun une « jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale »[23]. Pour autant, le succès médiatique n’est pas dénué de fondements d'ordre psycho-sociologique. Le spectacle terroriste répond à la perfection aux quatre attentes relevées par le psychologue Pierre Mannoni, insistant ainsi sur les satisfactions du public face au spectacle de la mort violente[24] : la libido crescendi ou le besoin de croire dans les convictions terroristes. Le don total de soi qu’opère le pilote kamikaze force la conviction et bouscule la rationalité guerrière ordinaire en offrant à la « cause » la primeur sur la vie. La libido mutandi ou le besoin d’émotions fortes brisant la torpeur du quotidien est toute entière satisfaite par la novation technique et scénographique de l’attentat. La libido moriendi ou le goût de la mort se révèle dans l’inévitable processus identificatoire à une époque où chacun est aussi un passager aérien potentiel. Le fantasme du terrorisme « high tech » y côtoie celui de la tuerie artisanale (les fameux cutters) redoublant le sentiment d’horreur (les images des corps se jetant des tours en feu s’ajoutent ainsi aux récits – et auditions – des hôtesses égorgées). Enfin, parce que le terrorisme est souvent perçu comme l’instrument du désespoir, la libido patiendi, relative au sentiment de culpabilité de l’occident, se satisfait d’un acte que certains se sont empressés d’interpréter comme la juste vengeance des damnés face à l’orgueilleuse puissance étoilée. Jamais, dans la longue histoire du terrorisme, un seul attentat n’avait servi dans le même temps, et avec une telle richesse, les attentes psychiques des récepteurs de la violence mise en scène.
Décembre 2001
Xavier Crettiez et Isabelle Sommier
Xavier Crettiez est professeur de science politique à l’université de Versailles Saint-Quentin. Ses recherches portent sur les phénomènes de violence politique et la question des nationalismes en Europe. Il a récemment publié sur ces thèmes, La question corse (éd Complexe, 1999) et Les modèles conceptuels d’appréhension du terrorisme in Les cahiers de la sécurité intérieure, n°38, 2000.
Isabelle Sommier est maître de conférences en science politique à l’université Paris I. Ses recherches sont axées sur les mouvements sociaux et la question de la violence politique en démocratie. Elle a récemment publié Les mouvements sociaux contestataires (éd Flammarion, 2001) et Le terrorisme (éd Flammarion, 2000).
[1] - Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Clamann-Levy, 1962, p. 176.
[2] - Bruce Hoffman, « La terreur sacrée », in Politique internationale, n° 77, automne 1997, pp. 345-355.
[3] - Pour une analyse de cette « feuille de route » par des spécialistes de l’Islam et des mouvements sectaires, voir Le Monde du 9 octobre 2001.
[4] - Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Trad. Paris, Odile Jacob, 1997.
[5] - In Libération, 8 novembre 2001.
[6] - Michel Wieviorka, Sociétés et Terrorisme, Paris, Fayard, 1988, p. 96.
[7] - Sur ce point voir, Farhad Khosrokhavar, L’Islamisme et la mort, Paris, L’Harmattan, 1995.
[8] - Ce qu’exprime bien Monique Canto-Sperber : « L’éradication de la culture occidentale, le châtiment des impies ou le règne absolu de la justice sont des thèmes rhétoriques moulés dans une surenchère absolutiste, ce ne sont pas des objectifs d’action », « Injustifiable terreur », Le Monde, 4 octobre 2001.
[9] - Christopher Morris, « Terrorisme » in Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p.1502.
[10] - Comme l’atteste la réaction prévisible de l’armée américaine en Afghanistan.
[11] - Pour une analyse critique du terme « terrorisme » et sur le concept de violence totale, voir Isabelle Sommier, Le terrorisme, Paris, Flammarion, 2000.
[12] - Olivier Mongin, « Sous le choc. Fin de cycle ? Changement d’ère ? », Esprit, n°10, octobre 2001, p. 31.
[13] - Sur ce point, voir les analyses de Bertrand Badie, « Terrorisme et Etat », Etudes polémologiques, n°1, 1989. David Apter, Pour l’Etat, contre l’Etat, Paris, Economica, 1988. Yves Michaud, Violence et politique, Paris, Gallimard, 1978. Pour une synthèse de ces différentes lectures, Xavier Crettiez, « Les modèles conceptuels d’appréhension du terrorisme », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n°38, 1999.
[14] - Philippe Moreau Defarges, « Haine et politique », Défense nationale, novembre 2001, p. 177.
[15] - Isabelle Sommier, « Du terrorisme comme violence totale ? », communication au colloque AFSP, Violences extrêmes , 29-30 novembre 2001.
[16] - Albert Camus, Les justes, Paris, Gallimard, 1950, p. 84. Pour une réflexion sur la justice et le terrorisme, se reporter à Michael Walzer, Guerres justes et injustes, Paris, Belin, 1999, p. 275 et s.
[17] - « Les barbares de l’intérieur et l’urbicide », Esprit, op. cit, p. 58. Extrait de Vers la troisième ville ?, Paris, Hachette, 1995.
[18] - qui s'était déjà manifesté le 26 février 1993 par l'attaque (déjà) du World Trade Center, faisant six victimes et un millier de blessés
[19] - Le Monde, 22 novembre 2001.
[20] - Voir sur ce point Véronique Nahoum Grappe, « La nuit en plein jour. La haine dans le paysage » in Esprit, n°10, octobre 2001, p. 17.
[21] - Dominique Wolton et Michel Wieviorka, Terrorismes à la Une, Paris, Gallimard, 1987.
[22] - Roger Dufour, « Les ressorts psychologiques de l’efficacité publicitaire du terrorisme », Etudes polémologiques, 1er trim 1986.
[23] - Jean Baudrillard, « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 28 novembre 2001. Nous laissons à cet auteur la lourde responsabilité d’interpréter, à travers un seul article de presse, l’inconscient collectif de l’occident ; interprétation qui semble plus relever de la projection de sentiments propres à l’égard des Etats-Unis et du libéralisme qu’ils représentent.
[24] - Pierre Mannoni, Un laboratoire de la peur, terrorisme et média, Paris, Hommes et perspectives, 1992, p. 114 et s.