Les relations entre la Corse et le continent sont traditionnellement interprétées par deux lectures antagonistes. La première est une lecture nationaliste, accusant la « violence coloniale » qui, de tout temps, aurait opéré dans l’île sa sinistre besogne répressive et homogénéisante. Cette lecture mythique sert évidemment à légitimer une contre-violence, vécue comme protectrice et émancipatrice. Comme souvent dans les entreprises nationalistes, l’histoire – passée au filtre des ambitions idéologiques – est mobilisée avec habileté : l’éphémère république paolienne de la fin du dix-huitième siècle, présentée comme moderne et égalitaire (à l’encontre d’une France monarchique), offre un précédent souverainiste ; le souvenir napoléonien est gommé pour ne conserver que les lettres du jeune Bonaparte, hostile au centralisme étatique ; l’épisode des bandits d’honneur est retraduit en termes politiques, faisant des maquisards souvent sanguinaires des résistants à la conscription. Les cagoulés du FLNC n’hésitent alors pas à s’immiscer dans cette glorieuse lignée, véritables successeurs des rebelles du passé, luttant par les armes contre une France éternellement belliqueuse. En échos à cette mystique indépendantiste, répond une parole républicaine dont on retrouve des bribes dès les débuts de la troisième République. A l’âge de la « République absolue », l’idée est surtout de « civiliser les périphéries », d’anéantir les particularismes qui freinent l’émergence d’une citoyenneté sans relief, sans sexe et sans origines. C’est là le travail des « hussards noirs », instituteurs chargés d’aller dans les campagnes abolir les patois et unifier un paysage sous l’autorité de l’Etat. En Corse, ce travail singulier s’opère avec le concours des élites locales, indispensables traits d’union entre la société insulaire et Paris, choyés comme tel quitte à masquer d’un voile pudique les errements démocratiques dans lesquels s’enfonce l’île : vote des morts, clientélisme massif, refus de la procédure électorale. Le mythe républicain coûte cher dans l’île ; il a le prix de l’incivilité et instille progressivement les bases de la violence.
Au cœur des relations entre la Corse et le continent la question de la violence occupe depuis longtemps une place particulière. Violence nationaliste, traduisant plus un besoin d’exister qu’un refus manifeste de la présence étatique ; allergie républicaine à la différence encourageant, plus qu’elle n’atténuera, les velléités de rébellion.
Un détour par l’histoire récente, qui verra émerger les tentations régionalistes puis nationalistes, suffit à convaincre l’observateur de la réalité politique de la protestation violente dans l’île. Si celle-ci se présente aisément sous le masque du terrorisme séparatiste, aidée en cela par des média longtemps séduits par l’imagerie maquisarde mise en scène, l’observation de la réalité violente vient contredire ce discours de connivence. La poussée régionaliste des frères Siméoni prend originellement comme cible les défaillances du système politique local (le clan) dont les déviances, sans cesse dénoncées, ne sont guère combattues par un Etat plus soucieux de paix civile dans une île appauvrie que d’exigences démocratiques. La violence régionaliste puis nationaliste vont prétendre combattre la parole du clan par la mise en place d’une clan(destinité). Terrible illusion que de vouloir faire naître un espace démocratique en usant de l’anonymat des cagoules. Loin d’atténuer les carences démocratiques locales, la violence nationaliste (rarement séparatiste) va instiller progressivement une culture de la violence dépassant le cadre étroit du politique pour toucher la société civile dans son entier : clandestins pour exister politiquement, clanistes pour en appeler aux subsides de l’Etat, simple riverain pour régler un différent, fonctionnaires pour justifier de confortables primes d’insularité etc... Cette réalité tragique d’une violence devenue arme politique (alors que paradoxalement la violence sociale reste faible) n’a pas su être endiguée par l’Etat. Le mythe du républicanisme, refusant pendant longtemps toute regard différentiel, n’a pas favorisé l’apaisement. Les égarements de l’Etat non plus. L’affaire Bonnet vient à ce titre répondre de façon tragi-comique aux errements du communautarisme radical toujours perceptible dans l’ombre du nationalisme : à l’aveuglement républicain préférant sombrer dans l’illégalité (l’incendie des paillotes) pour sauvegarder une certaine conception de l’Etat de droit, répondent les « I Francesi e arabi fora » qui fleurissent sur les murs de l’île et révèlent la tentation ethniciste qui guette à l’abri du nationalisme. Sortir de l’impasse nécessite de mettre au banc la violence. L’action répressive ferme et continue de l’Etat doit dès lors accompagner une politique de la reconnaissance encourageant l’apparition d’un véritable espace publique de dialogue, l’affirmation d’une citoyenneté sans trucage et, pourquoi pas, le franchissement d’un interdit constitutionnel – mais avant tout symbolique – celui de la reconnaissance d’un « peuple corse », qui interdit d’existence, a pour l’instant beau jeu de prétendre advenir par la voie des attentats et des cagoules.
Xavier Crettiez
Professeur de science politique à l’Université de Versailles Saint-Quentin
Auteur de La France rebelle, Paris, éditions Michalon, 2002.
article paru dans le journal La Croix en 2002.