INTRODUCTION (à l'ouvrage France rebelle, Paris, Michalon, 2006) co-écrite avec Isabelle Sommier
« Se rebeller est juste, désobéir est un devoir, agir est nécessaire ! »
Cette devise, qui constitue l'un des mots d'ordre les plus fréquents des mouvements contestataires aujourd'hui, en France comme hors de l'hexagone, condense, peut-être du fait même de son caractère lapidaire, l'état d'esprit rebelle. Une conviction : celle, philosophique, d'être dans le bon droit, au-delà, voire en violation, du droit ordinaire, du droit positif, au nom d'une morale supérieure. Une posture : celle du militant qui, au nom de cette conviction, estime devoir agir et s'organise en conséquence. On pourrait presque dire "s'arme en conséquence" si le terme ne risquait pas d'être exclusivement entendu dans son sens guerrier.
Car dans son étymologie, rapportée dans n'importe quel dictionnaire, le rebelle est bien celui "qui recommence la guerre". Ce n'est du reste pas le seul terme se référant à l'action collective qui trouve sa racine dans le vocabulaire militaire. Ainsi du "militant" qui partage sa racine latine avec le "militaire" pour désigner le soldat en mouvement. Ainsi de la "mobilisation" dont le Littré nous dit qu'il s'agit de "l'action de faire passer un corps sédentaire au service actif de guerre". Ainsi de "se révolter" qui, étymologiquement, consiste à "faire volte-face".
Le rebelle, donc, "recommence la guerre", dans l'optique de celui qui, d'abord, se positionne contre, dit non. Il en découle toute une série d'associations dont le démêlage n'est pas aisé : refus d'obéissance, contestation de ce qui est, révolte contre un ordre, quel qu'il soit : politique, social, économique, culturel. Si l'on reprend les deux branches de la devise en exergue, on peut décliner le principe d'une double façon. Philosophique d'abord, la conviction d'avoir raison, y compris contre l'ensemble du groupe, contre un ordre établi accepté de tous, c'est-à-dire de tous les autres, mais que le rebelle juge, lui, facteur de désordre car générateur d'inégalités, de misère matérielle et/ou morale… Comportementale ensuite : le rebelle agit ou, s'il ne le fait pas, il est toujours en position de passer à l'action. Car la disposition rebelle se nourrit généralement de l'appartenance à un groupe, avec ses codes, ses références, ses valeurs et ses modes d'intervention dans la cité, et renvoie par conséquent à une socialisation secondaire spécifique. C'est par son inscription dans un collectif que l'individu construit son refus, qu'il passe de la "révolte intérieure" à la révolte sociale. C'est par cette inscription que son insatisfaction peut se transformer en comportement actif, qui est toujours une prise de risque, à des degrés certes différents selon la nature de sa rébellion et celle du pouvoir qu'il défie par son geste. Risque de l'isolement vis-à-vis de la communauté d'appartenance, risque de la stigmatisation pathologique - "c'est un fou", "c'est un original", dit-on facilement de lui -, risque de la répression institutionnelle. Parce qu'il s'oppose et/ou transgresse, le rebelle s'expose à une confrontation avec les représentants de l'ordre défié.
Le vocabulaire juridique ne s'y trompe pas qui réserve le terme de rébellion aux violences et voies de fait opposées à un agent de la force publique agissant dans l'exercice de ses fonctions. L'article 433-6 du Code pénal la définit ainsi : "le fait d'opposer une résistance violente à une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, agissant dans l'exercice de ses fonctions, pour l'exécution des lois, des ordres de l'autorité publique, des décisions ou mandats de justice". Il la punit de six mois d'emprisonnement et d'une amende de 50000 francs, ou un an d'emprisonnement et 100000 francs d'amende lorsqu'elle est commise "en réunion".
Cette définition pénale, restrictive, ne rend pas, loin s'en faut, toute la richesse de l'acception sociale, ordinaire, de la rébellion. Là, le rebelle peut aussi bien être, selon le contexte et le support - littéraire ou populaire -, l'insoumis, le factieux, le mutin, l'insurgé, le désobéissant, l'indocile, le réfractaire. Il est en révolte contre un ordre politique ou "simplement" rétif à une autorité. Rebelles sont les esclaves en révolte avec Spartacus, les cathares contre l'autorité royale venue du nord, les Cartouche et les Gavroche, les suffragettes, les Communards, les Résistants…, tous ceux qui, un jour, ont dit "non" et préférer "Mourir debout que vivre à genoux", selon une expression dont chacun d'entre eux aurait pu se prévaloir. Comme le souligne Albert Camus dans L'homme révolté : "Apparemment négative puisqu'elle ne crée rien, la révolte est profondément positive puisqu'elle révèle ce qui, en l'homme, est toujours à défendre (…) La révolte est l'une des dimensions essentielles de l'homme."
La discordance entre la sécheresse de la définition du délit et la richesse de celle de l'action n'est pas moderne puisqu'on la trouve déjà sous l'Ancien Régime. La "rébellion à justice", relevant de la catégorie des "cas royaux", signifiait "l'opposition individuelle ou collective à l'exécution d'un ordre" (saisie judiciaire, perquisition, arrestation, etc.). Au-delà ou en-deça, la "rébellion", sans plus de précision, avait, déjà, valeur générique et ramassait en un seul terme tous les désordres sociaux possibles : effervescence, agitation, mouvement, esmouvance (émotion populaire), trouble, bacchanale, mutinerie, etc.[1].
Aussi le thème de la rébellion, et surtout la figure du rebelle, sont-ils historiquement parmi les plus fertiles pour les artistes et écrivains[2]. Ils fournissent à la littérature des classiques : Antigone à Sophocle, Les Misérables à Victor Hugo, Etienne Lantier au Germinal d'Emile Zola, L'insurgé à Jules Vallès, ses poèmes de guerre à René Char, etc. Ils offrent leurs principaux héros aux cultures populaires, de Mandrin à Robin des Bois. Que nous apprennent ces récits ? Ils montrent d'abord la frontière ténue entre le rebelle-bandit et le rebelle-révolutionnaire, dans la réalité comme dans les imaginaires[3]. Dans le premier cas, le passage de l'un à l'autre, du "bandit" au "révolutionnaire", semble le fruit d'une évolution largement liée au contexte qui politise un geste initialement individuel. Dans le second, c'est la communauté paysanne d'origine du rebelle - souvent sous forme d'hommage posthume, celui-ci disparu - qui, par l'histoire orale, "collectivise" en quelque sorte ce qui relevait pourtant de la révolte ou de la mise au banc strictement individuelle ; elle fait du brigand solitaire son héros, hors-la-loi pour le pouvoir mais "au grand cœur" et juste à ses yeux, son "vengeur". Cette ambivalence de la figure du rebelle perdure de nos jours ; que l'on se souvienne, par exemple, d'un personnage tel que Jacques Mesrine, souvent présenté par les médias mais aussi par certains groupes politiques radicaux comme le rebelle par excellence de l'époque. La figure contemporaine d’un José Bové, dont l’ambivalence rebelle fut soulignée par un ancien premier ministre, atteste également de cette emprise sur les imaginaires du portrait du solitaire, vengeur des dominés, opposant contre la loi « profitant à quelques-uns », le bien être du plus grand nombre. Deuxième enseignement : généralement, l'histoire se termine mal pour le rebelle, sans cesse défait, mais sa fin tragique apparaît aussi comme la seule issue susceptible de maintenir intacte la pureté du geste, du moins à observer ces rares rebelles "vainqueurs" mais que leur victoire transforme, transfigure irrémédiablement en tyrans à leur tour. C'est que le rebelle a quelque chose du héros romantique, comme le souligne Michael Löwy, analysant un courant de pensée qui traverse les deux derniers siècles[4].
Ce qui définit le romantisme et constitue alors la rébellion en son expression privilégiée, c’est la révolte contre la modernité capitaliste au nom de valeurs sociales, culturelles et politiques, ancrées dans un passé pré-moderne, devenu pour certains une des références de la contestation. Ce romantisme hostile à la modernité, dont le célèbre sociologue Max Weber nous disait qu’elle désenchantait le monde, vise à le ré-enchanter par la réactualisation d’un âge d’or plus ou moins mythique qui précédait l’ère capitaliste. On retrouve dans la typologie des courants romantiques tentée par Löwy, dont nombre de figures ornent le panthéon littéraire du dix-neuvième siècle, les grandes tendances de cette France rebelle contemporaine. La critique de la modernité réunit les inconciliables. Réactionnaires comme révolutionnaires communient de bonne grâce contre les édiles du capitalisme triomphant et de la bourgeoisie sociale. Le « romantisme restitutionniste »[5] vise la restauration ou recréation du passé mythifié, de cet objet de la nostalgie, à l’image des mouvements agrariens qui ne sont pas sans rappeler le discours ruraliste du parti des chasseurs ou de certains de leurs opposants écologistes. Le « romantisme conservateur » ne vise pas, lui, à rétablir un passé lointain mais juste à maintenir un état traditionnel de la société. Ce désir de statu quo est cependant toujours alimenté par une critique de la modernité au regard des valeurs passées. Les grands penseurs conservateurs comme Louis de Bonald ou Joseph de Maistre, rejoignent ici une certaine tendance de l’extrême droite, résignée à accepter l’épisode révolutionnaire mais réfractaire au progrès. Le « romantisme fasciste » bien sûr, mêlant à la fois la critique de la modernité au refus de la démocratie parlementaire et glorifiant l’irrationnel par dégoût de la rationalité moderne, complète ce tableau et rappelle l’expression contemporaine des extrémismes de droite. Le « romantisme résigné », nous explique Löwy, accepte à regret la modernité considérée comme inéluctable et développe dans sa résignation une vision tragique du monde fondée sur la nostalgie des communautés organiques anciennes. Ferdinand Tonnïes, opposant la Gemeinschaft (communauté) "vraie et durable" à la Gesellschaft (société), "simple passagère", alimente malgré lui le discours actuel des nationalismes et régionalismes de tout bord. Le « romantisme réformateur », à l’inverse du précédent, est convaincu d’un retour possible aux valeurs pré-capitalistes et prétend y parvenir sans révolution mais par des réformes. La radicalité de la critique n’a alors d’égal que la tiédeur des mesures envisagées, à l’instar des mouvements anti-consommatoires contemporains répondant au « fascisme larvé du marché » par des journées sans achats. Enfin et peut-être surtout, le « romantisme révolutionnaire » ou « utopique » achève la typologie dans un rapport plus complexe à la modernité et au passé. La nostalgie du passé pré-capitaliste s’exprime dans l’illusion d’un socialisme primitif qui doit être actualisé dans l’espoir de déboucher sur un avenir radicalement nouveau. L’extrême gauche, plurielle mais réunie dans sa dénonciation du libéralisme aussi bien que dans son soutien à la rébellion des marges, peut sembler à quelques-uns converger vers ce romantisme utopique, égalitariste et collectiviste, refusant le présent bourgeois comme le passé nationaliste.
Dans une certaine mesure, mais dans une certaine mesure seulement, la rébellion s’inscrit dans ces courants multiples du romantisme politique aussi bien que figuratif. L’imagerie même du rebelle, de Rimbaud à Guevara, n’est-elle pas associée à la représentation que l’on se fait communément de l’esprit romantique ? La rébellion à l’ordre et au pouvoir d’Etat est toujours perçue comme romantique car répondant à un combat noble mais perdu d’avance, celui du désir de hurler sa désespérance face à l’absurdité du monde. Camus illustre bien cette idée dans l’Homme révolté. La rébellion y est inévitable dans le monde moderne, générateur d’inégalités et d’injustices, fondements légitimes de la révolte. Le révolté de Camus n’est pas un frustré soucieux d’enrichissement, de possession, mû par le désir de la chose convoitée. Il n’est pas l’homme du ressentiment mais celui qui hurle à la reconnaissance : « (L’homme révolté) ne défend pas seulement un bien qu’il ne possède pas ou dont on l’aurait frustré. Il vise à faire reconnaître quelque chose qu’il a, et qui a déjà été reconnu par lui, dans presque tous les cas, comme plus important que ce qu’il pourrait envier »[6]. Mais la révolte de Camus, existentielle et individuelle, n’est pas totalement démesurée. Il fonde la rébellion sur deux principes apparemment opposés que sont la passion, vitalisme inévitable pour allumer la mèche de la contestation et la vigilance de la conscience rationnelle, c’est-à-dire une certaine mesure dans l’action. « Pour être homme, il faut refuser d’être Dieu »[7], ce qui vaudra à Camus d’acerbes critiques de la part d’André Breton ou de Jean-Paul Sartre l’accusant d’avoir vidé la révolte de son contenu passionnel et de verser dans le conservatisme bourgeois.
Si la figure du rebelle inspire autant culture savante et populaire, c'est d'abord parce qu'elle pose, en négatif, l'énigme de l'obéissance ou de la "servitude volontaire"[8] au pouvoir qui est, pourrait-on dire, éternelle, mais taraude particulièrement nos sociétés depuis le XVIIIe siècle. Depuis le débat sur le tyrannicide, la tradition philosophique est longue de réflexions sur la légitimité de la "résistance à l'oppression", de Locke et Rousseau au marxisme notamment. A partir de quel moment et sous quelles circonstances "le peuple peut-il être libéré de son devoir général d'obéissance à l'autorité politique"[9] ? Ce n’est pas le moindre des paradoxes si la littérature contestataire contemporaine mobilise parfois, pour défier la « logique du tout libéral », le père intellectuel de cette mouvance idéologique, John Locke. L’auteur des Deux traités du gouvernement civil y inscrit le libéralisme politique dans une relation ontologique avec la confiance (le trust) nécessaire entre le peuple et ses représentants. Il y condamne dès lors l’Etat absolutiste, générateur de conflits, et défend un « droit de résistance » légitime pour les peuples dont les libertés fondamentales sont menacées par un pouvoir autoritaire, rompant ainsi la logique du trust. C’est la geste rebelle elle-même qui trouve dans le libéralisme politique sa raison d'être. De façon similaire, les rebelles contemporains s’érigent également en défenseur d’une humanité menacée par les intérêts égoïstes, offrant ainsi aux écrits de Locke un écho apprécié : « L’homme jouit d’une liberté incontrôlable de disposer de lui même ou de ses biens, mais non de détruire sa propre personne, ni aucune créature qui se trouve en sa possession (…) Chacun est tenu non seulement de se conserver lui-même et de ne pas abandonner volontairement le milieu où il subsiste, mais aussi dans la mesure du possible et toutes les fois que sa propre conservation n’est pas en jeu, de veiller à celle du reste de l’humanité ».
Cette fascination pour le rebelle intervient aussi parce que, ainsi que le souligne Jean Nicolas, "le mot-titre rébellion touche d'abord l'affectivité du lecteur et déclenche, avant toute réflexion, une suite d'images immédiates liées au bruit, à la fureur, au déchaînement de pulsions instinctives et sauvages. Il donne à voir et à sentir l'énergie vitale qui explose en élans de refus : les poings se tendent, les bouches se tordent, les bâtons fouettent l'air, les pierres volent bas, le sans coule, les feux rougeoient…"[10] Certes, la rébellion dans la France du XXIe siècle a peu à voir, dans ses expressions, avec celle rencontrée par l'historien traquant les révoltes d'en bas, "à ras de terre", qui précèdent la Révolution. Le vocabulaire guerrier, pour autant qu'il soit révélateur des origines et par conséquent aussi des potentialités toujours présentes dans toute action collective, lui convient mal tant la rébellion est aujourd'hui pacifiée. Très peu de « nos » rebelles contemporains opposent au pouvoir une idéologie en rupture avec les préceptes humanistes, usant de méthodes que ces mêmes préceptes condamnent. Le consensus en interne autour des valeurs démocratiques est presque total, reléguant aux marges du pays une pensée violente, rebelle à ces valeurs, dont le fondamentalisme constitue actuellement la face la plus visible. Cependant, demeure encore aujourd’hui la charge émotionnelle de toute étude sur "les bruits et la fureur" des révoltés.
La rébellion au miroir des sciences sociales
Cette dimension est peut-être l'une des raisons pour laquelle l'histoire a longtemps été la seule discipline à s'intéresser au phénomène, et plus largement à l'action collective, entendue comme l'action concertée d'individus ayant pour but la réalisation de fins partagées. Particulièrement dans notre pays où, Révolution oblige, "l'attitude rébellionnaire traverse les épisodes et les séquences (…) pour constituer un mode qui a fait du heurt et de la rupture le principe du changement dans l'espace français."[11] En dehors de l'histoire, ce domaine de recherches est resté longtemps marginal et d'autant plus que l'on se rapproche de l'étude du pouvoir et donc, en particulier, en science politique. Il semble empreint, comme son objet, du sceau de l'illégitimité. Dans le cadre des systèmes démocratiques, où le vote est magnifié, les organisations ou groupes d'intérêts reconnus et censés servir de médiateurs entre gouvernés et gouvernants, la mobilisation de minorités en dehors des canaux institutionnels est considérée comme potentiellement dangereuse, voire illégitime. Plus largement, jusqu'à Weber (et même jusqu'à sa redécouverte au détriment de Durkheim), la sociologie s'intéresse peu au conflit, censé disparaître avec les progrès de la rationalisation.
Cette négligence s'explique également par les difficultés méthodologiques rencontrées par des chercheurs peu enclins, jusqu'à une période assez récente, au travail de terrain c'est-à-dire, concrètement, à suivre les acteurs "rebelles" et leurs actions. Il est clair qu'il n'est pas si facile de rencontrer et de conduire des entretiens avec des groupes qui, du fait même de leurs objectifs ou de leurs activités, sont plutôt dans l'ombre. Quelquefois même, la recherche n'exclut pas des risques. A l'inverse, l'ensemble des auteurs ici réunis ont ceci de particulier d'être des spécialistes de leur sujet aussi (et peut-être surtout) pour avoir mené des recherches empiriques : entretiens, observation participante ou non, recueil d'archives, etc. Ils représentent également une nouvelle génération de chercheurs qui, par leurs travaux, ont apporté à la science politique ou la sociologie des monographies de référence sur les mouvements sociaux de la France de la fin du XXème siècle.
Bref, les phénomènes d'action collective ont donc d'abord retenu l'attention des historiens et des psychologues, puis des économistes et enfin des sociologues, bien avant que la science politique ne s'en préoccupe. Comme le soulignent Olivier Fillieule et Cécile Péchu[12], c'est sous la poussée de l'"histoire réelle" que le champ de la sociologie des mobilisations s'est progressivement constitué, en particulier aux lendemains de la Commune et au cours des turbulentes années 1960-1970. L'influence du contexte social se fait toujours sentir. La sociologie de l'action collective est en effet sans doute un des domaines de recherches les plus sensibles à l'environnement et à l'"histoire réelle". Elle s'enrichit depuis quelques années des recherches des spécialistes d'aires culturelles "exotiques" qui montrent, avec la "politique par le bas" et les "objets politiques non identifiés", que le défi à l'ordre peut prendre bien des visages. Il n'emprunte pas toujours, loin s'en faut, les canaux explicitement politiques, organisés, réputés contestataires figés trop longtemps par la science politique. La chanson, le théâtre, le choix de modes de vie "hors norme" ou la modification des corps peuvent exprimer une rébellion larvée ou "infra-politique" ; nous en donnerons un aperçu à travers la musique (rap, techno et rock alternatif).
Il est clair désormais que la participation politique ne se réduit pas au vote : grèves, manifestations, occupations de locaux, séquestration, voire violences constituent ce qu'il est convenu d'appeler des "formes non conventionnelles", "non orthodoxes" ou encore "protestataires" d’actions collectives. Par leurs caractéristiques communes, ces actions se présentent comme en "négatif", au sens photographique et non pas moral, du vote : elles mettent en scène des minorités d'individus, elles sont épisodiques et imprévisibles, elles se déroulent hors cadre régulateur ou le transgressent, elles contestent l'ordre établi et recèlent un fort potentiel de désordre. Mais c'est bien en analysant aussi ces phénomènes que la question centrale de la philosophie politique puis de la science politique, à savoir ce qui est au fondement de l'ordre social, ce que nous appelions l'énigme de l'obéissance, peut progresser.
La rébellion, premiers jalons
Même si l'ensemble des groupes rebelles présentés dans cet ouvrage ne relèvent pas tous à proprement parler du "mouvement social" (au sens sociologique du terme), il est évidemment difficile de détacher le thème de la rébellion, plutôt "réservé" aux historiens, de celui de l'action collective telle qu'elle est envisagée dans les sciences sociales. A la suite de François Chazel, on définira le mouvement social comme une "entreprise collective de protestation et de contestation visant à imposer des changements - d'une importance variable - dans la structure sociale et/ou politique par le recours fréquent - mais pas nécessairement exclusif - à des moyens non institutionnalisés.”[13] Expression d'un conflit et moteur potentiel de changement, il peut avoir une visée aussi bien proactive, c'est-à-dire conquérante de droits ou biens nouveaux, que restauratrice. C'est pourquoi des groupes conservateurs voire réactionnaires trouvent ici leur place aux côtés d'autres de sensibilité et de projets diamétralement opposés, non pas dans un objectif d'amalgame ou de dénonciation, mais suivant le constat, dépourvu pour nous de tout jugement moral, de traits communs par delà leur opposition de nature. Les uns comme les autres sont contestataires de règles du jeu communément admises et d'un ordre, au sens le plus large qui soit. Nous avons fait le choix en effet de l'ouverture, pour rendre compte de la pluralité et de la diversité des foyers d'opposition et de rébellion avérés ou potentiels. Comme tout choix, il est contestable. Il perd sans doute en rigueur ce qu'il fait gagner en termes de visibilité, de suggestion. Il n'implique aucune mise en équivalence. Il est évident, par exemple, que la rébellion interne à un parti de gouvernement ou celle du MEDEF, dont le projet de démantèlement d'un ordre social issu de la Libération (et plus largement peut-être de l'origine même du droit social) se nourrit de l'influence des libertariens, ne saurait être comparée – en valeurs comme en moyens - à celle des sans-papiers ou de tel groupe politique radical. De même n'avons-nous pas cherché à dresser une quelconque "carte sismographique" des groupes rebelles, en "crescendo" ou "decrescendo". Les mouvements utilisant la lutte armée, comme les nationalistes corses, figurent avec ceux qui privilégient les modes festifs, par exemple l'expression musicale. Grave ou légère, sombre ou souriante, majeure ou mineure, évidente ou limite, la rébellion est tout cela à la fois.
Leur projet contestataire amène la plupart des rebelles à recourir ou à être susceptibles de recourir à des modes d'action considérés comme non conventionnels voire déviants. Comme le soulignent Nonna Mayer et Pascal Perrineau, "[ceux-ci] sont des actions collectives, qui mobilisent des groupes de citoyens plus ou moins nombreux, au nom de la défense d'intérêts communs. Ce sont des actions directes qui mettent face à face les citoyens et les détenteurs du pouvoir, sans passer par la médiation des élites, les canaux habituels de la démocratie représentative. Ce sont des actions autonomes et expressives qui échappent à la contrainte d'un cadre juridique et institutionnel. L'initiative en revient aux citoyens qui en définissent librement le moment, les modalités et les objectifs. Ce sont des actions contestataires, qui remettent en cause l'ordre établi, les institutions existantes, le cours normal des choses, elles peuvent éventuellement mais non nécessairement déboucher sur des actions illégales (manifestation ou grève interdite, désobéissance civile) voire violentes (affrontement avec les forces de l'ordre, barricades, pillage, enlèvement, attentat)."[14]
Là encore, "constater que" ne signifie pas "réduire à". Il y a continuum entre participation politique conventionnelle et participation politique non conventionnelle. La grande majorité des mouvements emploie alternativement ou conjointement les deux registres. Ainsi, par exemple, du mouvement féministe qui utilise tout l'éventail des modes d'action, des élections et du rôle de porte-voix que peut fournir une place d'élue (par exemple Antoinette Fouque élue au Parlement européen en 1994), à la participation à des réseaux d'expertes, institutionnels (Françoise Gaspard dans le réseau européen "Femmes dans la prise de décision") ou "mouvementistes" (le réseau, européen lui aussi, ENWRAC, pour le droit à l'avortement et à la contraception), au lobbying, à l'entrée dans des organisations autres pour y constituer une "commission femmes" (Maya Surduts, de la CADAC, à ATTAC, d'autres dans des syndicats, des partis politiques, etc.) et aux manifestations, parfois dures ou risquées quand il s'agit de s'opposer à des commandos anti-avortement par exemple. Cette palette de modes d'intervention constitue le produit d'une évolution relativement bien repérable puisqu'on pourrait dégager symboliquement deux dates-clefs permettant de rendre intelligibles les grands traits de la rébellion d'aujourd'hui : 1968 et 1981.
Le tournant de 1968
Mai 68 marque un moment fort dans l’histoire de la rébellion. Là également, le romantisme inspire partiellement le mouvement à travers la volonté de « mettre l’imagination au pouvoir » et la critique tenace vis-à-vis de la société de consommation et d’une domination omniprésente. C’est sur ce dernier point que les révoltés de Mai 68 innovent en abordant le pouvoir d’une façon différente des précédents révolutionnaires. On ne parle plus seulement des appareils idéologiques et répressifs d’Etat, comme le faisait Althusser dans une veine marxiste qui lui est propre, mais on dénonce la multiplicité des situations de pouvoir qui oppresse la vie. Le pouvoir est partout et doit donc être combattu en tous lieux. Cette nouvelle situation, dévoilée par les étudiants, implique une adaptation nécessaire des élans de révolte. Celle-ci ne saurait uniquement s’en prendre à l’Etat honni car omniscient ; il s’agit également de déloger en soi comme en l’autre le travers petit-bourgeois qui invite au respect de l’ordre, à la quiétude, au maintien d’un état de soumission pour la plupart, de domination pour quelques-uns. Si le vers est en nous, la révolte est autant affaire politique que nécessité introspective.
Mai 68 est ainsi le moment de rupture dans les déterminants et les modalités d’expression de la rébellion. Elle est à la fois collective et politique, inscrivant des groupes constitués contre un pouvoir perçu comme oppresseur, et dans le même temps individualiste et hédoniste, s’attachant à la réalisation de chacun, des désirs personnels, sur le mode contestataire mais détaché, mêlant plus tard pratiques érotiques, contre-culture artistique, expérimentations de paradis artificiels et mots d’ordre idéologiques. Cette dualité de l’expérience contestataire, politique et en même temps si peu idéologique, collective mais aussi individuelle voire individualiste, ancre les formes les plus contemporaines de la France rebelle. Dans le même temps, la nouvelle perception du pouvoir, multiple et insidieux, force à rejeter les formes classiques de mobilisation (partis, organisations structurées) au risque de voir apparaître en leurs seins ces relations de pouvoir que l’on redoute. Elle induit également une méfiance vis-à-vis des actions routinières et convenues comme les manifestations rituelles.
La France rebelle des années présentes doit beaucoup à l’héritage de Mai. Un certain nombre de mouvements étudiés dans ce livre s’y retrouvent. C’est le cas des mouvements nationalistes qui éclosent à cette période contestant un centralisme autoritaire et en appelant à une illusoire lutte de libération nationale. Le refus de « l’impérialisme », du « colonialisme » et la volonté d’un revivalisme identitaire sont autant de thèmes empruntés aux soixante-huitards. C’est également le cas des mouvements de libération sexuelle, féministes ou homosexuels, soucieux de conquérir des droits que la morale bourgeoise leur refuse. L'anti-autoritarisme de Mai déversé contre toutes les institutions, y compris contre le patriarcat et la morale sexuelle "bourgeoise", favorise une acceptation plus grande des conduites sexuelles longtemps qualifiées de déviantes, de même que la politisation de la sphère privée conduit à un discours féministe radical, refusant la domination masculine. Les extrêmes en politique ne naissent évidemment pas en 68. Mais l’extrême gauche va se structurer et investir durablement le champ politique à cette date alors que l’extrême droite vivra la rupture de Mai en épisode fondateur d’une culture qu’elle exècre, celle de la permissivité et de la décadence morale. Leur idéologie, leurs références comme leurs pratiques de lutte doivent beaucoup à cette période. Que dire encore des écologistes, des révoltes culturelles, des nouveaux mouvements sociaux qui naissent dans les années soixante-dix et transforment durablement la façon de faire de la politique en France ? Ces mouvements rebelles sont encore là, plus ou moins transformés, plus ou moins fidèles à leurs origines, en adaptation avec un environnement national et international changeant où le « marché » a désormais pris le pas sur « l’Etat » comme figure repoussoir. Il est d’ailleurs surprenant de constater que les zélateurs contemporains de la « main gauche » de l’Etat, garant des droits sociaux et de la protection des plus faibles, se réclament désormais systématiquement d’une pensée qui longtemps s’est évertuée à dénoncer la domination par la reproduction des inégalités – voire l’oppression – du Leviathan sur les individus ou les groupes. Epousant l’héritage de 68, les acteurs rebelles présentés ici conservent les mêmes ambiguïtés que leurs aînés, à la fois radicaux dans leurs discours et plus pragmatiques dans leurs pratiques, politiques dans leurs propos et sans réelle rigueur idéologique, collectifs dans leurs mises en scène et pourtant très individualistes dans leurs fondements.
Un deuxième tournant : les années 1980
Les années 1970 sont riches en épisodes et mouvements sociaux, "nouveaux" selon plusieurs auteurs en raison de leur objet (les modes et le cadre de vie), de leurs revendications ("post-matérialistes", c'est-à-dire qualitatives) et de leurs formes de mobilisation, plus souples et inventives[15]. Les années 1980 sont celles du reflux massif, des "anciens", tel le syndicalisme, comme des "nouveaux".
L'accession de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981 et plus encore, le "tournant de la rigueur" opéré en 1983, ont considérablement affecté la capacité de mobilisation dans notre pays. Ils signent en effet la fin d'une anomalie française (notamment), l'absence d'alternance depuis l'avènement de la Vème République, et ouvrent à l'inverse une période déjà longue d'une vingtaine d'années de cohabitations et de changements de majorités. Le tout a sans nul doute contribué à "banaliser", dédramatiser l'idée même de mutation politique, tandis que la présence gouvernementale de la gauche avait un effet inhibiteur sur les grèves. Après la vague creuse des années 1980, le réveil des mouvements sociaux au cours de la décennie ultérieure est marqué par un fossé grandissant entre gauche institutionnelle et "gauche mouvementiste" dont on trouve les signes chez de nombreux groupes, notamment à Act up et dans les mouvements de "sans". Il marque aussi un désenchantement prononcé pour la voie électorale et la recherche de la conquête du pouvoir d'Etat, comme en témoignent une abstention grandissante, notamment dans une partie des « mouvances rebelles », et la perte d'attraction des quatre forces partisanes principales.
Au cours de ces années, la rébellion n'a pas seulement à souffrir du contexte politique, mais aussi de l'accélération d'une société de l'image où tout, ou à peu près, est transformé en objet de consommation. Il arrive au thème de la rébellion ce qui est arrivé à celui, observé par Arno Mayer[16], de la Révolution : les deux sont à la fois facilement dénoncés comme sources dangereuses (et archaïques) de désordre mais aussi banalisés à l'extrême de sorte à les déréaliser. Les représentations de la rébellion oscillent ainsi, dans nos sociétés, entre trois figures principales.
Une figure de style tout d’abord. La culture DIY (Do it yourself) exprime assez bien la réalité contemporaine d’une rébellion stylisée, individualiste, érigée en norme comportementale. « Fais ce qu’il te plaît pour te réaliser toi même car là est l’objectif de toute révolte ». Quelles que soient les conséquences des actes produits, la réalisation de soi semble être devenue l’idéal même de toute posture rebelle, conduisant parfois à la réclamation d’une « droit à vivre rebelle », par exemple chez certains organisateurs de raves party. De la musique « contestataire » (rap ou techno) à la publicité vantant la distinction individuelle, les exemples abondent de cet appel à une révolte individualiste. Cette incitation continue à l’adoption d’une posture anti-conformiste rend dès lors peu pertinente la quête de la définition d’une réalité rebelle. Parce que tout serait rebelle, plus rien ne le demeure vraiment. « Il n’y a maintenant rien de plus conventionnel que la provocation, rien de plus orthodoxe que l’hérésie, rien de moins scandaleux que le scandale », déclare en ce sens Alain Finkielkraut, représentant le plus médiatique d’une pensée sceptique envers la modernité, soupçonnée d’encourager en son sein des formes d’inhumanité, légitimées par des effets de mode[17]. Cette rébellion individualiste n’est pas pour autant nouvelle. Elle s’est juste massifiée au travers une habile récupération des insignes de la révolte par une industrie de la mode opportuniste. Le phénomène des dandys - ou des zazous pendant la seconde guerre mondiale – exprimait déjà une forte rébellion du futile, personnelle et sans avenir, volontiers apolitique même si, au travers du cynisme et d’une distinction recherchée, elle prétendait dévoiler l’absurdité du monde, la dimension factice des relations interpersonnelles, etc.… Plus tard, le « fuck off » du mouvement punk reprendra le flambeau…à l’envers : les dandys étaient au côté du monde, les punk seront hors du monde.
Un acte d’intégration ensuite. La majorité des mouvements contestataires contemporains semblent se distinguer de leurs prédécesseurs par l’absence de tout projet profondément eschatologique, visant une transformation radicale des institutions et des visions du monde. Loin de vouloir renverser l’ordre des choses, il semblerait que beaucoup émergent pour pouvoir contribuer pleinement à cet ordre. La rébellion est alors moins un acte de défiance vis-à-vis du système qu’on souhaiterait confronter à l’utopie révolutionnaire qu’une volonté de pénétrer un pouvoir jugé fermé et sourd aux réclamations. On ne se rebelle plus totalement contre, mais surtout pour : pour le droit d’étudier (lycéens), d’émettre (radios libres), de participer (sans papier), de manger sainement (confédération paysanne) etc… Jusqu’aux révoltes d’apparence si profondes à l’image des mouvements indépendantistes dont la finalité semble parfois tout autant viser la reconnaissance du pouvoir d’Etat qu’une véritable volonté de rompre avec le cadre national.
Une rupture radicale enfin. En complément de ce qui précède, la tendance est cependant encore vivace chez certains mouvements sociaux d’une véritable rupture au moyen de la rébellion. Rupture avec un ordre démocratique et un libéralisme politique qui peut parfois se faire sentir du côté des organisations d’extrême droite ou d’extrême gauche les plus radicales ; rupture également avec l’Etat nation, lancinante du côté des militants jusqu’au-boutistes de la cause nationaliste au sein des « petites nations » (kanake par le passé, corse ou basque actuellement) ; rupture avec la modernité dans le cas des rares mouvements écologistes radicaux, tenants de la deep ecology, qui placent l’animal sur un plan d’égalité quasi complète avec l’homme. C’est sur ce dernier point, trahissant une ambivalence envers la modernité et une crainte affirmée dans le progrès qu’une partie – et une partie seulement - des mouvements rebelles rejoignent une tradition intellectuelle de défiance vis-à-vis de l’esprit du libéralisme. On peut retrouver cette filiation dans les écrits de Michel Foucault ou Gilles Deleuze, eux-mêmes influencés par une pensée nietzschéenne, faisant du vitalisme de la résistance au pouvoir le principal élément de légitimité de l’action politique. Au pouvoir toujours répressif, qui pétrifie la vie par essence, s’opposent des forces actives, sorte de vitalisme positif, représentant le mouvement même de la vie résistante. Dans cette vision, le droit et la loi, éléments de l’assise des puissants, sont alors perçus comme la traduction d’un simple rapport de force que le rebelle est invité à dévoiler. L’influence d’une pensée généalogique sert cet objectif. Il ne s’agit plus seulement de comprendre le contenu de discours ou de normes de pouvoir mais de mettre à jour les conditions de leur production. Cela favorise une posture de la déconstruction radicale, invitant au doute systématique lorsque l’intérêt des puissants (coïncidant actuellement avec le point de vue américain) semble émerger. C’est ici que se niche la radicalité de la posture rebelle : des nationalistes corses soumis à « l’impérialisme français » aux mouvements anti-consommatoires ou écologistes victimes de la « rapine industrielle », l’adoption de la position de l’exploité offre à la contestation totale du pouvoir une éternelle légitimité et donc….une constante vigueur.
Les grands traits de la rébellion aujourd'hui
Bien que les liens entre les années 1970 et les nôtres soient avérés, les modes d'expression de la rébellion présentent aussi des traits inédits depuis son réveil dans la dernière décennie du XXe siècle. En ce domaine, il y a aujourd'hui de nouvelles certitudes, ou de nouvelles croyances, qui parcourent peu ou prou l'ensemble des mouvements contestataires et leur font croire, ou espérer, en leur supériorité sur leurs prédécesseurs, en termes de démocratie et d'efficacité pratique[18].
Premièrement, un fonctionnement interne plus horizontal, c'est-à-dire laissant une plus grande autonomie et capacité d'initiative aux groupes locaux reliés à l'ensemble supérieur (national, européen voire transnational) dans une structure souple et non plus verticale. Cette aspiration a d'abord suscité, à partir de 1971, la naissance des "coordinations". Il s'agit de structures unitaires, sans distinction syndicale, mises en place au cours d'une grève, et fonctionnant suivant les principes de la démocratie directe (assemblées générales souveraines, délégués élus avec un mandat impératif et révocables). Les plus célèbres ont été celles des étudiants, des infirmières, des cheminots, etc. Un souci de souplesse et de plus grande participation de chacun préside également à l'engouement actuel pour l'organisation "en réseau", qu'on définira comme un rassemblement d'individus et de groupes dans un mouvement distendu, faiblement hiérarchisé et institutionnalisé, orienté vers une fin précise et limitée. Cette "invention" ajoute une quatrième modalité d'organisation à la catégorie des groupes d'intérêt, aux côtés des syndicats, associations et organisations non gouvernementales (ONG). A noter que ces modalités nouvelles d'organisation de la rébellion s'adaptent, de façon spéculaire, aux transformations, allant dans le même sens, du troisième âge du capitalisme, le "capitalisme en réseau", qu'analysent Luc Boltanski et Eve Chiapello[19].
Deuxième mot-clef, corrélatif du premier, la glorification de la démocratie directe qui, là encore, vaut critique du choix de la représentation par les "vieilles" organisations : "porte-parole" et non plus "dirigeant", fonctionnement "au consensus" et non plus recours au vote, privilège pour les structures informelles, mandat impératif pour des délégués révocables à tout moment, du moins en théorie. Car là encore, il faut faire la part des choses entre les principes proclamés et leur application concrète…
Troisième trait tendanciel : la mise en veilleuse du discours idéologique au profit de l'appel au pragmatisme, à l'action concrète voire modeste mais aux résultats tangibles. Il y a là, clairement, rupture par rapport à 1968, particulièrement remarquable lorsqu'on constate que cette évolution a gagné jusqu'aux groupes politiques radicaux ; certes ont-ils gardé bien des formules et, parfois, le style à la fois grandiloquent et abrupt propre à cette langue militante, mais ils laissent désormais aussi, vraie nouveauté, transparaître leurs doutes quant à l’alternative possible et les moyens d’y parvenir.
Cette caractéristique n'est pas sans influence sur les transformations du répertoire d'action collective. Cette notion a été élaborée par Charles Tilly[20] pour rendre compte des standards de modes de protestation disponibles dans un espace-temps donné ainsi que de leur évolution, elle-même tributaire de celle du politique et des structures sociales. Au répertoire d'Ancien Régime, localisé et patronné par des notables (charivari, sérénade, émeutes frumentaires, saisies de grains, destruction de barrières, bris de machines, révoltes contre les taxes et la conscription...), a succédé à partir du XIXe un répertoire moderne, offensif, national et autonome, conduit par des associations volontaires comme les syndicats : grèves, manifestations, pétitions… Les mouvements sociaux actuels y recourent toujours, en l'adaptant toutefois, généralement dans une dimension festive, colorée, de type happening, depuis 1968. De ce point de vue, ils renouent d'une certaine manière avec la dimension affective du répertoire pré-moderne. Ils continuent alors à jouer sur le registre du nombre : il s'agit de mobiliser le plus d'individus possibles, de faire masse. Michel Offerlé ajoute deux autres registres, nouveaux ceux-là, que le lecteur découvrira de façon croissante au fil des pages : 1) le registre de la science ou le recours à l’expertise : préparation de rapports, études, enquêtes à opposer aux pouvoirs publics, colloques ; 2) le registre de la vertu ou de la scandalisation avec l'organisation d'actions choc comme la grève de la faim, la conférence de presse de dénonciation, les actions commandos à l’instar de Greenpeace[21]. A ces nouveautés s'ajoute évidemment la dimension transnationale croissante de l'action contestataire. Mais dépassant par nature l'objet de ce livre, elle ne fera l'objet que de la conclusion.
Dernier grand thème : celui de la désobéissance civile, c'est-à-dire la transgression à la loi avec civilité, sans violence, laquelle ne bénéficie plus, pour le moment, de la légitimité d'hier, pas même chez les radicaux. Les désobéissants d'aujourd'hui se réfèrent parfois explicitement, mais le plus souvent implicitement, à Henry David Thoreau auteur, en 1849, d'un célèbre discours où il justifie son refus de payer l'impôt au gouvernement américain en protestation de la pratique de l'esclavage et de la guerre contre le Mexique[22]. Pour lui, la nature intrinsèquement injuste de l'Etat trouve son efficacité dans la passivité des citoyens. Il n'est cependant pas révolutionnaire dans le sens où, d'une part, il n'a pas d'alternative à la domination étatique et, d'autre part, ne justifie la transgression que sur certaines lois. Cette double restriction se retrouve chez une grande partie des contestataires actuels. Ceux-ci font reposer leur stratégie sur une autre grande figure de la rébellion : Martin Luther King et ce qu'il appelle "l'action non-violente" qui implique à la fois action directe et négociations avec le pouvoir défié[23].
Objet et structure du livre
A l'image de Mondes rebelles (publié aux éditions Michalon), France rebelle s’attache à présenter les différents mouvements organisés de contestation de l'ordre établi et/ou des pouvoirs publics opérant sur le sol français. Il ne limite pas la rébellion à l’utilisation de la violence à l’encontre de l’Etat et de ses agents, mais englobe d’autres formes de contestation comme la désobéissance civile, la mise à sac, l’occupation illégale de lieux publics ou privés, la manifestation, le happening, la contribution intellectuelle critique, l'appel au droit transformé en "guérilla juridique" et la musique engagée comme formes larvées d'affrontement avec le pouvoir, voire la simple pression par le biais des média, etc. Quel que soit son objet premier ou revendiqué, la rébellion est politique dans la mesure où elle s’adresse aux détenteurs du pouvoir politique pour forcer la législation, orienter les politiques publiques ou, plus généralement, contester l’ordre social dominant. Pour chaque mouvement présenté (sans prétention d'exhaustivité), le lecteur trouvera réponse à des questions précises :
• Une histoire chronologique de la rébellion, de l’entrée en rébellion à la période actuelle
• Une présentation des acteurs, de l’organisation et/ou des réseaux militants
• Le répertoire d’action collective et ses évolutions
• Le programme de la contestation : projet, but, idéologie, doctrine, référents…
• Une note bibliographique sommaire ainsi qu'un renvoi à un ou plusieurs sites Internet.
La contestation ici privilégiée est celle de mouvements collectifs et organisés, même de façon lâche, et manifestant des doléances politiques, à l'exception des jeunes de quartiers populaires qu'il nous est apparu pourtant nécessaire d'envisager en dépit de l'absence apparente d'organisation et de revendication immédiatement politique, mais dont les élans contestataires ne sauraient être rangés sans examen du côté de la seule expression criminelle ou pathologique sauf à faire preuve de cécité intellectuelle ou… idéologique. Mais il est peut-être une autre figure du rebelle, totalement absente de ces pages, plus complexe à saisir, moins immédiatement visible, car non collective et tellement diluée dans le social qu’elle en devient presque naturalisée, oubliée. Ce « rebelle » ne se rencontre guère que chez les « naufragés » des grandes communes urbaines, dont on se gardera bien pourtant de suggérer un quelconque volontarisme dans l’exclusion mais dont la misère physique et mentale apparente bouscule avec virulence la raison moderne[24]. Cette rébellion stirnérienne[25], celle d’un "moi unique", refusant toute socialisation, tout ancrage dans un droit social, toute reconnaissance de l’autre, défendant le seul règne de la force et ne supportant aucune emprise sur son moi est en effet terriblement perceptible dans la figure du clochard, vagabond, étranger en totale déshérence. Elle se retrouve également chez le fou, le schizophrène, relevé au cours des années 1970 par Deleuze et Guattari, rebelles à la fois à l’Etat (au capitalisme qu’il menace, dirait Deleuze) mais plus encore à la raison, à eux mêmes. Ces figures limites, engageant un savoir qui dépasse celui qui est le nôtre, ne seront pas abordées dans cet ouvrage.
Or ces cas, six « familles rebelles » ont été sérialisées, les trois premières que l'on peut qualifier de classiques par leur objet et modes d'intervention, les trois autres plus nouvelles :
- la rébellion autonomiste, de longue date, bouscule un jacobinisme d’Etat, faisant prévaloir par la force des armes ou plus généralement par l’utilisation du droit et la réécriture historique, une appartenance régionale sur une allégeance citoyenne nationale. Virulente en Corse ou au Pays Basque, la contestation est plus insidieuse dans les régions périphériques comme l’Alsace, l’Occitanie ou la Catalogne. Elle joue enfin de la distance géographique et de la mémoire coloniale pour heurter, dans les DOM-TOM, le centralisme parisien.
- la rébellion syndicale est la plus ancienne et a longtemps été la plus virulente en France, pays éprouvé par le clivage de classe alors qu’il fut presque épargné par le clivage centre/périphérie ou urbain/rural (à l’inverse de nos voisins espagnol ou anglais). Même si la contestation syndicale s’est longtemps plus pensée en termes de révolution que de rébellion, l’action des grandes centrales, ouvrières ou paysannes, s’assagit, laissant la place à de nouveaux venus – comme SUD ou la confédération paysanne – soucieux de contester la cogestion avec l’Etat et d’exprimer un important potentiel contestataire.
- la rébellion et la radicalisation idéologiques concernent dans cet ouvrage les mouvements politiques les plus actifs dans la dénonciation du système institutionnel, quand ce n'est pas dans le refus plus ou moins masqué des règles du jeu démocratique. L’extrême droite et l’extrême gauche se rejoignent ainsi parfois dans la dénonciation du statu quo libéral ainsi que dans l’utilisation – ou la glorification - de moyens d’action politique souvent peu conventionnels. Cette rébellion idéologique peut aussi, de façon plus marginale, traverser les partis dominants à l’image de la fronde récente au sein du PS, en appelant à la constitution d’une sixième République, ou à l’instar d’une pensée ultra-libérale, qualifiée de libertarienne, dont la faible influence atteste cependant d’une certaine vigueur intellectuelle qui séduit quelques formations politiques ou patronales.
- la rébellion (contre)experte figure parmi les nouvelles formes. Elle émerge en même temps que s’inscrit en profondeur un mouvement de juridicisation des sociétés démocratiques occidentales. La contractualisation du social et le repli tendanciel de l’Etat ont en effet offert au droit, civil mais aussi pénal et administratif, une place croissante dans le répertoire de la contestation. De nombreux mouvements, disposant de ressources humaines souvent fortement qualifiés à l’image des écologistes, sauront user avec succès de ce nouveau mode d’action publique. L’expertise, juridique mais aussi économique ou sociale, devient ainsi un moyen efficace de contestation pour des groupes qualifiés mais ne disposant pas d’un important potentiel militant. Les mouvements de défense des droits de l’homme, ATTAC ou les clubs de réflexion souvent critiques vis-à-vis de la pensée libérale usent ainsi efficacement de ce registre activiste.
- la rébellion des marges aurait pu également s’intituler la rébellion des « sans » : sans travail, sans droits, sans logis, sans papiers, sans soins… Nombreux sont les groupes en situation de précarisation sociale et se considérant comme oubliés ou marginalisés, à réclamer auprès des pouvoirs publics une meilleure assistance, une plus grande reconnaissance, un effort de redistribution en leur faveur. Si la plupart de ces groupes puisent leurs racines contestataires dans les années soixante-dix, c’est surtout durant les deux décennies suivantes qu’ils affirmeront leurs revendications avec un sens reconnu de la médiatisation (cas de Act up ou du DAL).
- la rébellion identitaire complète cet inventaire protestataire en renouant de façon plus visible encore avec l’esprit rebelle des années soixante-dix. On retiendra dans cette partie l’ensemble des mouvements qui outrepassent la traditionnelle référence à une communauté de travail ou de condition professionnelle, base traditionnelle de l’activisme, pour privilégier une communauté de vie, une façon d’être ensemble. Mouvements post-matérialistes par excellence, ces organisations - féministes, homosexuelles, morales, festives…- refusent le seul terrain public pour déborder sur l’espace du privé, aboutissant à une véritable politisation des modes de vie. Cette rébellion identitaire n’en reste pas moins la traduction d’une véritable demande de reconnaissance vis-à-vis de laquelle le républicanisme français n’est pas toujours bien disposé.
[1] Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Seuil, 2002, p.21.
[2] Pour un aperçu de cette richesse littéraire, voir le recueil d'extraits de textes plus ou moins célèbres, des romans aux chansons, des poèmes aux textes théoriques, édité par André Caussat et Michelle Lalliard, Rebelles et révoltés, Hachette, 1973.
[3] Cette question est souvent abordée par l'historien anglo-saxon Eric J. Hobsbawm dans Les primitifs de la révolte dans l'Europe moderne (1959, Trad. Fayard 1966) et Les bandits (1969, Trad. Maspero 1972).
[4] - Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992. Du même auteur, « Le romantisme comme révolte » in Révolte et société (Coll), t.1, Paris, Publication de la Sorbonne, p. 218.
[5] - Idem (1992), p. 83 et s.
[6] - Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 30
[7] - Idem, p. 377.
[8] Suivant l'expression de ce classique qu'est le Discours de la servitude volontaire écrit en 1549 par Etienne de La Boétie. L'énigme de l'obéissance au pouvoir a rebondi de façon plus dramatique aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale avec les tentatives d'explication, d'ordre philosophique, sociologique, psychiatrique, etc., de l'obéissance au régime nazi.
[9] Mario Pedretti, La figure du désobéissant en politique. Etudes de pratiques de désobéissance civile en démocratie, L'Harmattan, 2001, p. 45.
[10] Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Seuil, 2002, p. 19.
[11] Jean Nicolas, op. cit., p. 541.
[12] Olivier Fillieule et Cécile Péchu, Lutter ensemble. Les théories de l'action collective, L'Harmattan, 1993, pp. 14-15. Sur le même sujet, voir également Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, 1996.
[13] François Chazel, in Raymond Boudon, Traité de sociologie, PUF, 1992, p. 270.
[14] Nonna Mayer et Pascal Perrineau, Les comportements politiques, Armand Colin, 1992, p. 112.
[15] Ces "Nouveaux mouvements sociaux" (NMS) aux valeurs dites "postmatérialistes" font l'objet du dernier chapitre qui nous permettra de nuancer ce caractère de nouveauté.
[16] Arno J. Mayer, Les Furies 1789-1917. Violence, vengeance, terreur, Trad. Fayard, 2000.
[17] Entretien avec Le Magazine Littéraire, « Eloge de la révolte », n° 365,1998, p. 25.
[18] Pour ces développements, nous reprenons des analyses déjà présentées dans Isabelle Sommier, Les nouveaux mouvements contestataires, Flammarion, 2001.
[19] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
[20] Charles Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, Trad. Fayard, 1986.
[21] Michel Offerlé, Les groupes d'intérêt, Montchrestien, 1994, p. 112.
[22] Ce discours, intitulé "Résistance au gouvernement civil", a été réédité après sa mort sous le titre La désobéissance civile, . Sur ces questions, voir Mario Pedretti, op. cit.
[23] Martin Luther King, Révolution non-violente, Payot, 1965.
[24] Patrick Declerck, Les naufragés. Voyage avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2002.
[25] Max Stirner, L’unique et sa propriété, Paris, Stock, 1900.