Entretien avec le Journal de La Corse (2003)
La Corse dans La France Rebelle
Xavier Crettiez est professeur de science politique à l'Université de Versailles Saint-Quentin et maître de conférence à l'IEP de Paris. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la question de la violence et de son traitement, dont notamment La Question Corse (Complexe 1999), et Le silence des armes? (La Documentation française 1999). Depuis octobre vient de paraître en librairie La France Rebelle (Michalon) sous la direction de celui-ci et d'Isabelle Sommier orchestrant plusieurs travaux d'universitaires. Ce pavé de plus de 500 pages recense tout ce que la France compte de mouvements contestataires qui s'agitent et contre l'Etat; un véritable panorama des rebelles made in France.
Pour dépeindre le nationalisme de l'après l'assassinat du Préfet Erignac vous écrivez que celui-ci "inaugure une longue période de doute sur les finalités du mouvement nationaliste, rongé par les divisions aux conséquences tragiques", pouvez-vous préciser cette réflexion ?
X.C.: L’assassinat du préfet Erignac me semble terriblement symptomatique des errements du nationalisme radical en Corse. Celui-ci se présente comme un acte de guerre – ou de terrorisme si l’on souhaite utiliser un terme qui n’a guère de sens – ce qu’il est assurément. Tuer un préfet n’est évidemment pas un acte neutre d’un point de vue politique. Et pourtant, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de guerre en Corse : les assassinats politiques sont extrêmement ciblés et le plus souvent dirigés contre la famille nationaliste elle-même, ils ne sont pas aussi nombreux qu’on ne le dit, les attentats visent essentiellement des cibles immobilières « faciles » (villas, administrations…) et les arrestations sont rares en dépit d’une visibilité des « poseurs de bombes » qu’envierait n’importe quel activiste basque espagnol. On n’est justement pas au Pays basque dans une région développant un haut niveau de violence et de répression. Loin d’avoir voulu signer un acte de guerre, les assassins présumés du préfet, exclus de la ligne officielle du mouvement nationaliste, ont surtout voulu par un acte fort, recentrer à leur profit le combat nationaliste. En cela, ils restent fidèles à l’utilisation courante de la violence politique en Corse, servant plus à délégitimer le concurrent nationaliste (ici présenté comme « vendu » car négociant avec l’Etat) et à interpeller l’attention de l’Etat nourricier. Le doute est là : dans cette utilisation d’une violence meurtrière et inexcusable à des fins de petite politique. Ce sont les rivalités au sein du conglomérat nationaliste, les ambitions de quelques marginaux activistes, la volonté d’attirer à soi une clientèle électorale radicalisée qui motivent le bras assassin. La lutte pour l’indépendance par la voie des armes est un leurre.
D'ailleurs l'avenir de la trêve décrétée par le FLNC réunifié paraît incertain avec l'arrivée d'un énième groupuscule. Pensez-vous que nous avons affaire à un cas isolé ou bien est-ce seulement une réalité propre à l'ensemble des mouvements de contestation européens ?
X.C.: Je serai bien incapable d’expliquer d’où provient ce énième FLNC. Je répondrai doublement à votre question : oui, il s’agit vraisemblablement d’une scission (toute relative) au sein du bloc fragile « FLNC union des combattants » ; scission classique en Corse où une partie des clandestins dispute à la majorité une ligne directrice (ici la trêve). Encore une fois, la violence est perçue comme un instrument, non pas de lutte contre l’Etat, mais d’infléchissement de la politique interne au mouvement nationaliste. Il peut s’agir comme souvent d’une saute d’humeur de la base des militants tenue éloignée des tractations des chefs ou désireuse de « reprendre du service », tant la violence peut être un utile outil de promotion sociale et d’estime de soi, chez certains. Mais je ne suis pas d’accord avec la deuxième partie de votre question : ce cycle de scissions et contestations internes constant au sein du FLNC n’est pas observable ailleurs. Rien de tel chez ETA ou au sein de la PIRA qui sont deux organisations constituées sur des bases très hiérarchisées et rigides où la rébellion interne est inexistante ou très rarement visible (son coût, pour les contestataires, serait très élevé). Les situations sont très différentes et les rares scissions ont été définitives et portaient sur des enjeux importants : recours à la violence ou abandon de la violence (ETA militaire / ETA politico-militaire). En Ulster ou en Euskadi, c’est une situation de guerre qui prédomine. Les exigences de sécurité comme d’efficacité politique et militaire rendent impossibles ces mouvements de fractionnisme fréquent dans le milieu clandestin corse.
Lors de son dernier voyage en Corse Nicolas Sarkosy a proposé plusieurs changements institutionnels, et administratifs allant dans le sens du Projet de Lionel Jospin. Croyez--vous que ces dispositions puissent laisser entrevoir l'espoir du silence des armes ?
X.C.: Les propositions du ministre de l’Intérieur semblent se situer dans un continuum par rapport au « processus de Matignon ». Je me suis toujours situé très favorablement par rapport à ce processus. Bien qu’on ne puisse, à mon sens, parler de processus de paix (mais les mots ont un poids émotionnel qui plait aux protagonistes), le dialogue institutionnel initié par Jospin et repris par Sarkozy me semble être la seule manière de venir à bout de la violence. Tout d’abord en permettant une reconnaissance institutionnelle des nationalistes, devenus les interlocuteurs très officiels du gouvernement. Dans ce conflit où les symboles comptent tant, la réception de Messieurs Talamoni et Quastana à Matignon n’est pas neutre. Ensuite en mettant les élus insulaires devant leurs responsabilités : permettre une plus grande décentralisation qui puisse aller jusqu’à l’expérimentation d’une législation encadrée (par le parlement, les juridictions administratives et le conseil constitutionnel… on est loin de l’abandon total de souveraineté !) me paraît une très bonne chose. Il sera difficile de légitimer, en tant que « défenseur du peuple corse », une violence contre des normes votées par les représentants du peuple corse ! Enfin, de façon plus abstraite, il me semble que ce processus normatif pourrait permettre de substituer à la violence comme fondement de la communauté un nouveau référentiel basé sur le droit, la loi et la langue (mesure forte des accords). Bien sûr, je suis très optimiste. Cela fonctionnera si les organisations nationalistes elles-mêmes abandonnent la référence à la violence comme moteur de l’identité nationaliste et même corse ; si elles parviennent également à contrôler leurs militants et réduire les tentations centrifuges ; si elles réussissent à minorer leurs revendications les plus difficilement acceptables pour le pouvoir et la société civile (amnistie totale des crimes de sang). Ce n’est pas gagné. Mais je ne vois pas d’autres alternatives.
Que pensez-vous de la théâtralisation des conférences de presses des FLNCs la prolifération des sigles et la multiplicité des conférences ne brouillent-t-elles pas le discours politique ?
X.C.: Les conférences de presse clandestines du FLNC sont une spécificité corse qui fait beaucoup parler nos voisins espagnols ou anglais. Nombres de militants basques que je connais sont étonnés par cette pratique, alors que la direction de feu - Herri Batasuna avait été incarcérée pour avoir diffusée une cassette vidéo montrant trois militant d’ETA, cagoulés mais sans armes, autour d’une table. Le contraste est saisissant avec la Corse où des centaines d’hommes (et femmes) cagoulés se pavanent en arme devant les caméras, où des tee shirts, briquets et serviettes au sigle du FLNC sont vendus dans les boutiques de souvenir. Cela atteste assez l’opposition des situations. Ce fut la grande intelligence politique du FLNC que d’avoir très bien intégré dans les années 70 les impératifs des média (images chocs, discours minimal, hiératique de grandeur…). Le mouvement nationaliste va user jusqu’à l’excès de cette plate-forme publique qui lui assure visibilité et reconnaissance tout en lui évitant les risques d’un engagement militaire trop intense. Gageons que cette pratique aura une incidence très positive sur l’auto-limitation de la violence politique dans l’île, en ouvrant un accès à l’espace publique, en brisant pour un temps la dynamique de l’ombre. Mais tous les couples ont des moments de tension. Les spectacles du Front vont devenir convenus et parfois moroses aux yeux de la presse, en dépit d’une amélioration théâtrale certaine (cagoule GIGN, armes de guerre…). Le discours - inaudible – ne convainc plus, alors que les journalistes se lassent de ces réunions nocturnes. Il faut changer pour attirer de nouveau. Ce sera le cas de l’attentat diurne d’Ajaccio, filmé en direct par des caméras de France 3 prévenues de l’imminence de l’explosion. Pour faire parler de soi et attirer l’attention des médias, on innove. Cette course à l’innovation (dont l’assassinat du préfet est un sinistre exemple) peut être dangereuse. Elle ne brouille cependant pas plus le message que les conférences de presse clandestines dont on n’a jamais vraiment entendu le discours politique. En cela le nationalisme corse rejoint les mouvements sociaux contestataires : les exigences de théâtralisation de la rébellion se substituent bien souvent aux fondements de la révolte.
Que pensez-vous de la prolifération des sites nationalitaires corses sur le web ?
X.C.: C’est là une très intéressante question sur laquelle je n’ai que des brides d’analyse. Disons tout d’abord que le net est par nature un instrument privilégié pour toute lutte nationaliste : transnational et indifférent à une impossible censure étatique, il se pose en efficace complément des mouvements nationalitaires ( j’entend par ce terme à la fois régionaliste, autonomiste et indépendantiste). Mais il est de plus particulièrement bien adapté à la Corse qui souffre d’une absence récurrente d’espace public, d’espace citoyen, prisonnière d’un côté d’un système clanique qui repose sur des pratiques clientélistes et de l’autre côté d’un culte de la clandestinité peu propice au dialogue ouvert. Dans cet univers d’ombres, nous pouvons poser l’hypothèse que le net favorise l’émergence d’un véritable espace de dialogue public. Attention cependant à ne pas tomber des les apories de la « cyber-citoyenneté » : l’Internet reste un outil cher, et donc peu diffusé ; il est également l’objet de toutes les manipulations et permet de propager rumeurs et idées fausses ; il encourage nettement plus les tribalismes que l’accès à un universel.
Lors des différents sommets internationaux, plusieurs formations nationalitaires européennes à l'image de certaines insulaires ont rejoint les mouvements anti-mondialistes, comment expliquez-vous ce regroupement idéologique ?
X.C.: Ce regroupement peut se faire pour des raisons idéologiques comme c’est vraisemblablement le cas d’A Manca, mouvement d’extrême gauche naturellement en lutte contre « l’impérialisme libéral ». Ce regroupement peut aussi se faire pour des raisons d’opportunités politiques : témoigner auprès de sa base de la constance de sa geste rebelle au moment où l’on négocie dans les palais vernis de la République ; faire taire les rumeurs d’une droitisation du mouvement nationaliste… La lutte contre le libéralisme économique (voire politique pour certain) ne mange pas de pain et permet de réunir tous les contraires, de l’extrême gauche aux mouvements réactionnaires anti-américains, etc… C’est un adversaire pratique pour un mouvement qui a parfois du mal à faire son unité. Ceci peut expliquer cela.
Pensez-vous que les mesures d'ostracismes engagées par le Gouvernement Espagnol à l'encontre du Batasuna soient le moyen d'enrailler la violence politique ?
XC: Il est certain que d’un côté, l’interdiction de Batasuna – une première depuis l’ère post-franquiste - peut apparaître comme une mesure régressive par rapport aux acquis démocratiques de l’Espagne. Mais c’est aussi un moyen d’étouffer la « culture de la haine » mise en place par le KAS (nationaliste radical) et diffusée par Batasuna et ses multiples organisations. L’avenir nous dira si cette interdiction, qui vise aussi les finances de l’ETA, s’avèrera être une bonne chose. Mais cette affaire n’est nullement comparable à la situation corse où toute interdiction de partis serait une tragique erreur politique. C’est au contraire à l’encouragement de la constitution de partis politiques qu’il faut travailler en Corse.